jueves, 29 de diciembre de 2016

La ballade des camélias


"Roides sur vos tiges de laiton comme les poupées de cire des coiffeurs, vous épanouissez vos lèvres bêtes, vos lèvres carminées ou vos lèvres blanches, à la devanture des marchands de bouquets; idtiotement rangées dans la paille ainsi que des épingles sur une pelote, vous ressemblez à des courtisanes muettes qui ne sauraient ni pleurer ni sourire. Le cold-cream est le terrain où vous vous plaisez et vous n´avez d´autre pollen que la poudre de riz. Vous coûtez cher parce que vous êtes laides et stupides, parce que vous provoquez l´extase des gens de mauvais goût et des petites apprenties de la luxure. Lorsque la nuit tombe, vous devenez bouquets: (...) vous valez deux louis les cinquante et malgré le gaz qui brûle et flétrit votre teint, malgré la bise qui vous mord et vous secoue, vosus vous acheminez lentement vers les promenoirs nocturnes. On ne sait au juste si vous êtes de ce sexe ou de l´autre; après avoir racolé les passants derrière les vitres des magasins, vous allez faire le trottoir aux Folies-Bergère, et vous lancez vos froides oeillades aux hommes qui cherchent des femmes, aux femmes qui cherchent des hommes, aux femmes qui se cherchent entre elles, fleurs maudites, fleurs androgynes, sinistres camélias!

Vous n´avez ni âmes, ni parfums! Les gens riches et les chevaliers d´industrie vous achètent avec dédain; les fgommeux vous clouent à leurs boutonnières, les marchandes-de-plaisirs-messieurs vous épinglent sur leurs corsages vides de passions; les buveuses de stout et de pale-ale vous plantent parmi les végétations chlorotques de leurs chignons jaunes, vous vous faites entremetteurs des tribades et messagers des sodomites; vous aimez la lumière électrique des concerts, et la voix canaille des porteurs de programmes; vous vous étalez sur le ventre pléthorique des vieillards et jusque sur les plates mamelles des ouvreuses blêmes. Partout, dans les bars, au sein des jambonailles roses, dans les vestiaires parmi les défroques pendantes et dans les boutiques de tabac, au milieu des cigares à ceintures dorées, vous ouvrez vos coeurs insensibles et vous offrez vos pétales maladifs.
Lorsque la danseuse prostituée s´avance sur la scène, vous vous abattez autour d´elle et vous laissez traîner vos chemises à jour dans la poussière; vos bouquets innombrables où sont glissés les billets des enchérisseurs viennent choir aux pieds de cette marionnettte qui s´appelle Carmélia comme vous et vous vous laissez meurtrir par ses souliers de satin. Comme des condamnés on vous emporte brutalement dans sa loge et l´on vous jette au milieu des pots de fard et des poudres à farder; et l´on ne sait si ces couleurs ont servi pour elle ou pour vous, tant il semble que vous êtes maquillés vous aussi. Puis, quand sonne l´heure du départ on vous enlève; d´aucuns partent pour être vendus sur le boulevard par des manants, et les autres s´en vont souper avec la dame, au fond des cabinets de velours incarnat.
On vous arrose de champagne; vous êtes pollués par les marennes rocailleuses, et les e´crevisses vienennt caresser vos seins du bout de leurs tenailles immondes; vous roulez avec les piments, les bobêches et les cigarettes éteintes, et lorsque la danseuse va se coucher, cyniquement, vous montez avec elle, fleurs sans âmes, fleurs sans parfums, sinistres camélias.
Comme elle vous êtes rouges, comme elle vous êtes blancs, comme elle vous êtes couperosés, lorsqu´elle est vieille. Elle vous jette sur son lit, sur sa table, sur son fauteuil ou vous laisse mordre par son roquet; vous traînez auprès des divans en compagnie de ses pantoufles, et le monsieur qui vous a payés fait crier insolemment ses bottines pointues sur vos corps frêles.Il promène ses bottines vernies sur vos dentelles, tandis qu´en souriant la danseuse se dévêt devant une glace; le corset s´en va, les jupes s´envolent; elle montre ses seins, elle montre ses jambes, elle montre ses bras; la danseuse est lasse, la danseuse est maussade. Voilà huit jours bientôt que ce monsieur l´accompagne, huit jours qu´elle le ruine, huit jours qu´il l´assomme, huit jours qu´elle se moque de lui. Alors comme elle ne veut pas encore lui donner son corps, il tire de sa poche un petit objet d´ivoire. L´objet fait crac! et l´homme chancelle sur le tapis comme un pantin dont on a coupé la ficelle. Il tombe et fait pouf! La danseuse se met à rire en regardant le sang couler sur le plastron blanc de son adorateur, et ce sang coule sur vos roses de pourpre et son visage devient blafard comme vos tunique sblanches.
Demain on balayera son cadavre avec vos cadavres; salis, fânés, déchiquetés, éteints, vous irez finir dans les ordures de la rue; les chiffoniniers prendront votre papier à dentelle, mais il vous laisseront dans le ruisseau, et vous agoniserz dans la fange, fleurs écloses à l´abri des serres méridionales, fleurs jadis couchées sur la ouate, fleurs sans âmes, sans parfums, fleurs de nuit, fleurs de catins, fleurs de filles, siniestre camélias."

"La ballade des camélias"
George Auriol
Le Chat Noir, 1885