Enfin, là-bas, tout là-bas, une ligne indécise apparut qui, peu à peu,
devint distincte, grandit, s'allongea et finit par barrer l'horizon
uniformément bleu, d'une teinte d'ocre légèrement orangée.
C'était le rivage oriental du canal où bientôt le bâtiment ne tarda pas
à aborder.
(...) Tout à coup, ils aperçurent un véritable fourmillement d'êtres vivants
arrachant du sol des masses formidables de terre qu'ils chargeaient dans
des ballons semblables à celui qui avait été chercher les Terriens sur
Phobos.
D'énormes machines fonctionnaient silencieusement, mises en action par
des sortes de piles thermo-électriques, transformant en énergie
électrique les rayons solaires.
Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on apercevait le même
fourmillement occupé à creuser, dans le continent martien, une tranchée
de plusieurs kilomètres de large.
—Singulière idée que de découper ainsi leur planète, grommela
Farenheit.
Cependant Fricoulet écoutait avec une stupéfaction grandissant à chaque
seconde, les explications que lui donnait Aotahâ, dans son laconique
langage.
—Il paraît que c'est en vue d'une guerre prochaine qu'ils accomplissent
ces gigantesques travaux, dit l'ingénieur en répondant à l'exclamation
de l'Américain.
—Une guerre? s'écria Ossipoff... Une guerre! avez-vous dit!—Quoi! ce
fléau que je considérais comme la conséquence fatale de l'état de
barbarie dans lequel nous sommes encore plongés, ce fléau terrible,
hideux, abominable, existe dans ces contrées que je croyais arrivées au
summum du progrès et de la civilisation!
Et, en proie à un découragement étrange, le vieillard laissa tomber sa
tête entre ses mains.
En sa qualité d'ingénieur, Fricoulet était prodigieusement intéressé par
les travaux qui s'accomplissaient devant lui, pour ainsi dire à vue
d'œil, et soudain, une question qu'il formula aussitôt, se posa devant
son esprit.
—Tous ces déblais, demanda-t-il au Martien, qu'en faites-vous?
—Vous voyez ces ballons, répondit Aotahâ; sitôt chargés, ils partent
pour Phobos... Phobos faisait autrefois partie d'un de ces astéroïdes
qui existaient entre Mars et Jupiter; c'était un rocher ne mesurant pas
plus d'une demi-lieue de diamètre. Lorsqu'il eût été saisi par notre
attraction, on songea à l'utiliser en y établissant le dépôt des déblais
causés par le creusement des canaux.
—Quelque chose comme une «décharge» des boues et immondices d'une
grande ville, murmura Gontran, auquel son ami venait de traduire la
réponse du Martien.
Puis, aussitôt:
—Mais, si l'on continue longtemps comme cela, la planète finira par
être transportée tout entière sur son satellite.
Fricoulet se prit à rire.
—Heureusement, dit-il, que l'apogée de ces grands travaux est passée.
Sitôt chargés, ces
ballons partent port Phobos.
—Qu'en sais-tu? demanda M. de Flammermont d'un ton narquois.
—Schiaparelli le sait pour moi, répliqua l'ingénieur,... ses études,
pendant la dernière apparition de Mars, lui ont révélé que le nombre des
canaux demeurait stationnaire et que...
Sa phrase fut coupée en deux par une exclamation d'Ossipoff.
—Je regrette vivement, dit le vieillard en se frottant les mains, que
Fédor Sharp ne soit pas ici!—Quand je pense qu'un jour, à l'Institut
des Sciences, il nous a embêtés pendant plusieurs heures, pour nous
prouver que ces canaux martiens n'étaient autre chose qu'une sorte de
cadastre de cultures collectives sur un globe «arrivé à la période
d'harmonie!»
Il se tut, se frotta les mains avec énergie et ajouta:
—Quel nez il ferait s'il connaissait la destination belliqueuse de ces
travaux de nature si pacifique—selon lui!
Puis, après un moment, ressaisi par ses pensées humanitaires:
—Ainsi, murmura-t-il avec amertume, on se bat encore sur Mars!
Fricoulet, auquel Aotahâ venait de fournir une longue explication, se
tourna vers le vieillard.
—Ce n'est point, lui dit-il, un reste de barbarie, comme vous pourriez
le croire, mais un produit fatal, inévitable, de la civilisation
exagérée à laquelle est parvenu le monde sur lequel nous vivons.
—C'est du paradoxe, ou je ne m'y connais pas! s'écria Gontran.
—Je suis assez de l'avis de M. de Flammermont, dit à son tour
Farenheit.
—Avant de se prononcer, fit Ossipoff d'une voix sentencieuse, il faut
connaître les faits.
Alors, répétant ce qu'avait dit leur guide, l'ingénieur raconta que la
guerre, sur le monde de Mars, était une guerre nécessaire,
indispensable, se faisant d'un commun accord, entre les peuples de la
planète.
Plusieurs siècles auparavant, dans un congrès tenu par des délégués de
toutes les nations martiennes, la suppression de la guerre avait été
décidée; un tribunal international avait été nommé, chargé de juger en
dernier ressort, tous les différends qui pourraient s'élever, à
l'avenir, entre les peuples frères.
Pendant une longue suite de siècles, les décisions de ce tribunal eurent
force de lois, le monde de Mars vécut dans un état de paix inaltérable
et porta tous ses efforts vers le perfectionnement des arts et des
sciences, des sciences surtout, les seules capables de permettre à
l'humanité de surprendre les secrets de la nature.
Malheureusement, grâce au progrès accompli en toutes choses, la médecine
devint tellement puissante, que toutes les maladies, tous les fléaux qui
exerçaient autrefois, à la surface de la planète, des ravages terribles,
mais nécessaires, devinrent impuissants; on n'avait même plus besoin de
les combattre, on les prévenait: de là, un excès terrible de population.
Les continents qui avaient commencé par devenir trop petits, pour
nourrir tous les habitants, finirent par avoir une surface insuffisante
à les contenir même.
On créa des villes maritimes, des agglomérations aériennes; on inventa
des aliments factices en extrayant de l'air, de l'eau, des minéraux
eux-mêmes, les principes nutritifs et indispensables au renouvellement
des forces martiennes.
Bientôt, tous ces expédients devinrent insuffisants, et les désastres
que produisait autrefois la guerre ne furent rien auprès de ceux que la
famine engendra.
Alors, comme cela avait eu lieu plusieurs siècles auparavant, toutes les
nations du globe martien envoyèrent à la Ville-Lumière des délégués qui,
réunis en congrès, décidèrent, à l'unanimité, le rétablissement de la
guerre.
Mais comme, depuis longtemps, les peuples étaient habitués à se
considérer comme frères et que, d'un autre côté, la civilisation avait
chassé de l'âme des souverains tous les sentiments qui les faisaient
jadis s'armer les uns contre les autres, le congrès décida de
réglementer la guerre.
Il fut en conséquence établi que, quatre fois par siècle, deux nations,
désignées à l'avance par un aréopage international, se mesureraient
l'une contre l'autre, de manière à ramener la population martienne à un
chiffre en rapport avec la superficie des continents.
—Voilà pourquoi, dit Fricoulet en terminant son récit, tous les
cinquante ans, après avoir, par un dénombrement, fixé le chiffre des
victimes, on met, dans un champ clos destiné à cet usage, les deux
nations que le sort a désignées et qui s'égorgent pour le bien de
l'Humanité.
—C'est horrible! fit Séléna.
—Je ne suis pas de votre avis, répliqua l'ingénieur; dans ces luttes
humanitaires, il n'y a ni vainqueurs, ni vaincus... l'appât de la gloire
n'y entre pour rien, mais seulement le désir de vivre, et le chiffre des
victimes une fois atteint, on vit en paix, cultivant les arts et les
sciences jusqu'à ce que la décision du congrès vous remette de nouveau
en présence.
—Au moins, de cette façon, dit à son tour Gontran, ceux qui luttent
meurent sans arrière-pensée, sans redouter de laisser leur famille et
leur foyer à la merci d'un vainqueur impitoyable.
—Fort juste, grommela Farenheit... seulement, dans toute cette
histoire, je n'ai point vu qu'il fût question de canal.
—Ce canal est tout simplement destiné à transporter sur le lieu de la
lutte les combattants désignés par le tribunal suprême.
Un éclair brilla dans la prunelle de M. de Flammermont.
—Va-t-il donc y avoir prochainement une guerre? demanda-t-il.
—Le mois qui vient; à ce que m'a dit notre guide.
—Nous en serons, hein! sir Jonathan! s'écria le jeune comte.
—
By God! grommela l'Américain en serrant les poings, cela me
rappellera la guerre de Sécession!..."
G. Le Faure
et H. de Graffigny
Aventures extraordinaires d'un savant russe