miércoles, 30 de enero de 2019

Le monomane respectueux



"J'ai trouvé Glenadel assis sur son lit, ayant une corde autour du cou, fixée par l'autre bout au chevet de son lit; il avait les bras liés ensemble au poignet avec une autre corde Pour motiver mon rapport, je ne crois pouvoir mieux faire que de rapporter la conversation qui a eu lieu entre Glenadel et moi, en présence de son frère et de sa belle-soeur. D. Êtes-vous malade? R. Je me porte bien, ma santé n'est que trop bonne. D. Comment vous appelezvous ? R. Jean Glenadel. D. Quel âge avez-vous? R. Quarante-trois ans; je suis né en 96, voyez si cela ne fait pas le compte. D. Est-ce de force ou de votre consentement que vous êtes ainsi attaché ? 'r R.C'est de mon consentement, et je t'ai même demandé. D. Et pourquoi cela? R. Pour m'empêcher de commettre un crime dont j'ai horreur et que je me sens malgré moi porté a commettre. D. Et quel est donc ce crime? R. J'ai une idée qui m'obsède et dont je ne suis plus maître; il faut que je tue ma belle-soeur, et je le ferai si je n'en suis empêché. D. Depuis quand avez-vous cette idée? R. Il y a environ six ou sept ans. D. Mais avez-vous a vous plaindre de votre belle-sœur? R. Du tout, monsieur; c'est une idée malheureuse que j'ai la, et je sens qu'il faut queje la mette a exécution. D. Avez-vous jamais eu l'idée de tuer aucune autre personne que votre belle-sœur? R. J'eus d'abord la pensée de tuer ma mère, et ceci me prit a l´âge de seize à dix-sept ans, lorsque je commençai a être homme, en 1812 je me le rappelle bien; depuis je n'ai pas eu une heure de bonheur, et j'ai été le plus malheureux des hommes. D. Vous surmontâtes cette malheureuse pensée? R. En 1822, je ne pouvais plus résister, j'avais alors vingt-cinq à vingt-six ans; pour m'ôter cette malheureuse idée de la tête, je partis pour l'armée en qualité de remplaçant; je fus deux ans en Espagne avec mon régiment, puis je rentrai en France mais mon idée fixe me suivait partout plus d'une fois je fus tenté de déserter pour aller tuer ma mère. En 1826, on me donna un congé illimité que je n'avais point sollicité, et, rentré dans la maison paternelle, ma funeste idée y rentra avec moi. Je passai quatre ans avec ma mère, ayant toujours un penchant irrésistible à vouloir la tuer. D. Que fîtes-vous alors? H. Alors, monsieur, voyant que j'allais commettre infailliblement un crime qui m'épouvantait et me faisait horreur, pour ne pas succomber a cette tentation, je remplaçai de nouveau à l'armée, c'était après 1830 je quittai pour la deuxième fois la maison paternelle, mais mon Idée me suivit encore et enfin j'étais comme décidé a déserter pour aller tuer ma mère. D. Vous aviez donc a vous plaindre de votre mère? R. Non, monsieur, je l'aimais bien aussi avant de partir je me
dits « Aller tuer ta mère, qui a eu tant de soin de a ton enfance, qui t'aime tant, malgré la funeste idée que tu nourris contre elle! Non,je ne le ferai pas. Mais il faut pourtant bien que tu tues quelqu'un. Et c'est alors que me vint l'idée de tuer ma bette-sœur; je me le rappelle bien, j'étais a Dax, c'était en 1832. L'on m'annonça, par erreur, que ma belle-soeur était morte_ c'était une autre parente qui était déc
edée, et alors j'acceptai le congé que l'on me donna, ce que je n'aurais pas fait si j'eusse cru que ma belle sœur fût encore en vie: aussi, lorsque j'arrivai chez moi et que j'appris qu'elle n´était pas morte, j'éprouvai un saisissement, un serrement de coeur qui me fit beaucoup de mal, et mon idée reprit son cours. D. Quel est l'instrument que vous préféreriez pour donner ta mort a votre belle-sœur? Ici Glenadel s'attendrit, ses yeux se baignent de larmes, il regarde sa belle-soeur et répond L'instrument le plus doux! Mais, quel qu'il fût, une fois commencé je sens qu'it faudrait la voir morte, et c'est sûr comme Dieu est Dieu. D. Ne craindriez vous pas de plonger votre frère et vos petits neveux dans la misère et dans le désespoir? R. Cette idée me vient un peu, mais l'on me tuerait et je ne les verrais pas, on se débarrasserait d'un monstre tel que moi, je cesserais de vivre; je ne puis espérer d'autre bonheur.
Alors je me suis rappelé que M. Gransault de Satviat, mon confrère et ami, qui est actuellement a Paris, m'avait parlé, il y a environ un an, d'un jeune homme qui, quelques années auparavant, était
venu chez lui, accompagné de sa mère, pour le consulter pour un cas analogue a celui dans lequel se trouve Glenadel; et comme ces cas sont extrêmement rares, j'ai pensé que ce pouvait bien être Glenadel lui-méme. Je lui ai donc demandé si c'était lui qui avait été consulter mon confrère, et il m'a répondu affirmativement. D. Et que vous conseilla M.Grandsault? R. Il me donna d'excellents conseils, et plus tard il me saigna. D. Fûtes-vous soulagé à la suite de cette saignée? R. Je n'éprouvai pas le moindre soulagement; ma mauvaise idée me poursuivit avec la même force. D. Je vais donc faire mon rapport sur votre état mental, et il s'ensuivra que vous serez mis dans une maison de santé, ou l'on vous guérira peut-être de votre folie. R. Me guérir n'est pas possible; mais faites votre rapport au plus vite, cela presse, je ne puis plus me maîtriser. D Il taut que vos parents vous aient donné de bons principes de morale, qu'ils vous aient donné de bons exemples, il faut que vous-même vous ayez l'âme honnête pour avoir résisté si longtemps a cette terrible tentation. Ici Glenadel s'attendrit de nouveau, il verse des larmes et répond Monsieur, vous devinez cela; mais cette résistance m'est plus pénible que la mort aussi je sens que je ne puis plus résister, et je vais tuer ma belie-soeur si je n'en suis empêché, et c'est sûr comme Dieu est Dieu. » Glenadel, lui ai-je dit, avant de vous quitter je vous demande une grâce résistez encore quelques jours; vous ne verrez pas longtemps votre belle-soeur, nous allons travailler a vous tirer d'ici, puisque vous le désirez tant.–Monsieur je vous remercie, et je ferai en sorte de ce que vous me recommandez.
» J'étais sorti de la maison et comme j'allais monter a cheval pour m'en aller, Glenadel m'a fait rappeler, et, m'étant rendu auprès de lui, il me dit Dites a ces messieurs que je les prie de me mettre dans un lieu d'où je ne puisse m'évader, car je ferai des tentatives pour le faire; et, si je puis m'échapper, pour le coup ma belle-sœur est morte, je ne m'évaderai que pour la tuer dites a ces messieurs que c'est moi-même qui vous l'ai dit. –Je l'ai assuré que je le ferais. Mais comme je le voyais dans une grande exaltation, je lui ai demandé si la corde qui lui liait les bras était assez forte, et s'il ne se sentait pas la force de se délier.– il a fait un essai et m'a dit je crains que si. Mais si je vous procurais quelque chose qui put vous tenir les bras plus fortement liés, l'accepteriez-vous?–Avec reconnaissance, monsieur. –Dans ce cas, je prierai le brigadier de la gendarmerie de me prêter ce dont il se sert pour lier les mains aux prisonniers, et je vous l'enverrai. Vous me ferez plaisir.
» Je me proposais de faire plusieurs visites à Glenadel pour m'assurer de son état mental; mais, d'après la longue et pénible conversation que j'ai eue avec lui; d'après ce que m'avait dit mon confrère, M. Grandsault; d'après ce que m'ont rapporté le frère et la belle-soeur de Glenadel, qui sont bien affligés du triste état dans lequel se trouve leur malheureux frère; sans nouvelles observations, je demeure bien convaincu que Jean Glenadel est atteint de monomanie délirante, caractérisée chez lui par un penchant irrésistible au meurtre~ monomanie dont fut atteint Papavoine et autres, heureusement en petit nombre.
En foi de ce, à Brunet, commune de Marminiat le vingt et un mai mil huit cent trente-neuf. CALMEILLES, officier de santé. »

In Jules-Gabriel-François Baillarger, Recherches sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux, Paris, 1847

martes, 15 de enero de 2019

Beaumarchais détective




"Avant-hier au Panthéon, après le concert et pendant qu'on dansait, j'ai trouvé sous mes pieds un manteau de femme, de taffetas noir, doublé de même et bordé de dentelle. J'ignore à qui ce manteau appartient : je n'ai jamais vu, pas même au Panthéon, la personne qui le portait, et toutes mes recherches depuis n'ont pu rien m'apprendre qui fût relatif à elle.
Je vous prie donc, monsieur l'Éditeur, d'annoncer dans votre feuille ce manteau trouve, pour qu'il soit rendu fidèlement à celle qui le réclamera,
Mais afin qu'il n'y ait point d'erreur à cet égard, j'ai l'honneur de vous prévenir que la personne qui l'a perdu était ce jour-là coiffée en plumes couleur de rose; je crois même qu'elle avait des pendeloques de brillants aux oreilles, mais je n'en suis pas aussi certain que du reste. Elle est grande, bien faite; sa chevelure est d'un blond argenté, son teint éclatant de blancheur ; elle a le cou fin et dégagé, la taille élancée, et le plus joli pied du monde, J'ai même remarqué qu'elle est fort jeune, assez vive et distraite; qu'elle marche légèrement, et qu'elle a surtout un goût décidé pour la danse. Si vous me demandez, monsieur l'Éditeur, pourquoi, l'ayant si bien remarquée, je ne lui ai pas remis sur-le-champ son manteau, j'aurai l'honneur de vous répéter ce que j'ai dit plus haut : que je n'ai jamais vu cette personne; que je ne connais ni ses yeux , ni ses traits, ni ses habits , ni son maintien, et ne sais ni qui elle est, ni quelle figure elle porte. Mais si vous vous obstinez à vouloir apprendre comment, ne l'ayant point vue, je puis vous la désigner aussi bien, à mon tour je m'étonnerai qu'un observateur aussi exact ne sache pas que l'examen seul d'un manteau de femme suffit pour donner d'elle toutes les notions qui la font reconnaître. Mais, sans me targuer ici d'un mérite qui n'en est plus un depuis que feu Zadig, de gentille mémoire, en a donné le procédé, supposez donc, monsieur l'Éditeur, qu'en examinant ce manteau , j'aie trouvé dans le coqueluchon quelques cheveux d'un trèsbeau blond, attachés à l'étoffe, ainsi que de légers brins de plumes roses échappés de la coiffure : vous sentez qu'il n'a pas fallu un grand effort de génie pour en conclure que le panache et la chevelure de cette blonde doivent être en tout semblables aux échantillons qui s'en étaient détachés. Vous sentez cela parfaitement. Et, comme une pareille chevelure ne germa jamais sur un front rembruni , sur une peau équivoque en blancheur, l'analogie vous eût appris, comme à moi, que cette belle aux cheveux argentés doit avoir le teint éblouissant ; ce qu'aucun observateur ne peut nous disputer sans déshonorer son jugement. C'est ainsi qu'une légère éraflure au taffetas, dans les deux parties latérales du coqueluchon intérieur (ce qui ne peut venir que du frottement répété de deux petits corps durs en mouvement), m'a démontré, non qu'elle avait ce jour-là des pendeloques aux oreilles, aussi ne l'ai-je pas assuré, mais qu'elle en porte ordinairement, quoiqu'il soit peu probable, entre vous et moi, qu'elle eût négligé cette parure un jour de conquête ou de grande assemblée, c'est tout un ; si je raisonne mal, monsieur l'Editeur, ne m'épargnez pas, je vous prie : rigueur n'est pas injustice. Le reste va sans dire. On voit bien qu'il m'a suffi
d'examiner le ruban qui attache au cou ce manteau, et de nouer ce ruban juste à l'endroit déja frippé par l'usage ordinaire, pour reconnaître que, l'espace embrassé par ce nœud étant peu considérable, le cou enfermé journellement dans cet espace est trèsfin et dégagé. Point de difficulté là-dessus. Mesurant ensuite avec attention l'éloignement qui se trouve entre le haut de ce manteau, par-derrière, et les plis ou froissement horizontal formé vers le bas de la taille par l'effort du manteau, quand la personne le serre à la française pour animer sa stature, et qu'elle fait froncer toute la partie supérieure aux hanches, pendant que l'inférieure, garnie de dentelle, tombe et flotte avec mollesse sur une croupe arrondie et fortement prononcée, il n'y a pas un seul amateur qui n'eût décidé, comme je l'ai fait, que, le buste étant très-élancé, la personne est grande et bien faite. Cela parle tout seul, on voit ici le nu sous la draperie. Supposez encore, monsieur l'Editeur, qu'en examinant le corps du manteau vous eussiez trouvé sur le taffetas noir l'impression d'un très-joli petit soulier, marqué en gris de poussière, n'auriez-vous pas réfléchi que si quelque autre femme eût marché sur le manteau depuis sa chute, elle m'eût certainement privé du plaisir de le ramasser ? Alors il ne vous eût plus été possible de douter que cette impression ne vînt du joli soulier de la personne même qui avait perdu le manteau. Donc, auriez-vous dit, si son soulier est très-petit, son joli pied l'est bien davantage. Il n'y a nul mérite à moi de l'avoir reconnu ; le moindre observateur, un enfant, trouverait ces choses-là. Mais cette impression, faite en passant , et sans même avoir été sentie, annonce, outre une extrême vivacité de marche, une forte préoccupation d'esprit, dont les personnes graves, froides ou âgées sont peu susceptibles : d'où j'ai conclu très-simplement que ma charmante blonde est dans la fleur de l'âge, bien vive et distraite en proportion. N'eussiez-vous pas pensé de même, monsieur l'Éditeur ? je vous le demande, et ne veux point abonder dans IIlOIl SeIlS. Enfin, réfléchissant que la place où j'ai trouvé son manteau conduisait à l'endroit où la danse commençait à s'échauffer, j'ai jugé que cette personne aimait beaucoup cet amusement, puisque cet attrait seul avait pu lui faire oublier son manteau, qu'elle foulait aux pieds. Il n'y avait pas moyen, je crois, de conclure autrement ; et, quoique Français, je m'en rapporte à tous les honnêtes gens d'Angletel're. Et quand je me suis rappelé le lendemain que, dans une place où il passait autant de monde, j'avais ramassé librement ce manteau (ce qui prouve assez qu'il tombait à l'instant même), sans que j'eusse pu découvrir celle qui venait de le perdre (ce qui dénote aussi qu'elle était déja bien loin ), je me suis dit : Assurément cette jeune personne est la plus alerte beauté d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande ; et si je n'y joins pas l'Amérique, c'est que depuis quelque temps on est devenu diablement alerte dans ce pays-là.
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En poussant plus loin mes recherches, peut-être aurais-je appris, dans son manteau, quelle est sa noblesse et sa qualité; mais quand on a reconnu d'une femme qu'elle est jeune et belle, ne sait-on pas d'elle à peu près tout ce qu'on veut en savoir ? Du moins en usait-on ainsi de mon temps dans quelques bonnes villes de France, et même dans quelques villages, comme Marly, Versailles, etc.
Ne soyez donc plus surpris, monsieur l'Éditeur, qu'un Français qui, toute sa vie, a fait une étude philosophique et particulière du beau sexe ait découvert , au seul aspect du manteau d'une dame, et sans l'avoir jamais vue, que la belle blonde aux plumes roses qui l'a perdu joint à tout l'éclat de Vénus le cou dégagé des nymphes, la taille des Graces et la jeunesse d'Hébé; qu'elle est vive, distraite, et qu'elle aime à danser au point d'oublier tout pour y courir, sur le petit pied de Cendrillon, avec toute la légèreté d'Atalante.
Et soyez encore moins étonné si, rempli toute la nuit des sentiments que tant de graces n'ont pu manquer de m'inspirer, je lui ai fait à mon réveil ces petits vers innocents, auxquels son manteau, votre feuille et vos bontés, monsieur l'Éditeur, serviront de passe-port :
O vous que je n'ai jamais vue, Que je ne connais point du tout, Mais que je crois, par avant-goût, D'attraits abondamment pourvue ! Hier, quand vous vous échappiez Parmi tant de beiles en armes, Je sentis tomber à mes pieds Le manteau qui couvrait vos charmes. A l'instant cet espoir secret Qui nous saisit et nous chatouille Quand nous tenons un bel objet Me fit mieux sentir le regret De n'en tenir que la dépouille. Je voudrais vous la reporter ; Mais examinons s'il est sage A moi de m'en laisser tenter. Si l'Amour me guette au passage, Le sort ne m'aura donc jeté Dans un pays de liberté Que pour y trouver l'esclavage ! Peut-être aussi, pour mon malheur, Un époux, un amant, que sais-je ? A-t-il déja le privilége De sentir battre votre cœur ; Et pour prix de ma fantaisie, Loin que le charme de vous voir Fît naitre en moi le moindre espoir, J'expirerais de jalousie ! Il vaut donc mieux, belle inconnue, Ne pas chercher dans votre vue Le hasard d'un tourment nouveau.

Beaumarchais, Gaieté faite à Londres adressée à l´éditeur de la Chronique du matin, 1776

martes, 8 de enero de 2019

Les trois princes de Sarendip


"Quand ils furent hors de leurs états, ils entrèrent dans ceux d’un grand & puissant empereur, nommé Behram. Comme ils continuoient leur route pour se rendre à la ville impériale, ils rencontrèrent un conducteur de chameaux, qui en avoit perdu un ; il leur demanda s’ils ne l’avoient pas vu par hasard. Ces jeunes princes, qui avoient remarqué dans le chemin les pas d’un semblable animal, lui dirent qu’ils l’avoient rencontré, & afin qu’il n’en doutât point, l’aîné des trois princes lui demanda si le chameau n’étoit pas borgne ; le second, interrompant, lui dit, ne lui manque-t’il pas une dent ? & le cadet ajouta, ne seroit-il pas boiteux ? Le conducteur assura que tout cela étoit véritable. C’est donc votre chameau, continuèrent-ils, que nous avons trouvé, & que nous avons laissé bien loin derrière nous.
Le chamelier, charmé de cette nouvelle, les remercia bien humblement, & prit la route qu’ils lui montrèrent, pour chercher son chameau : il marcha environ vingt-milles, sans le pouvoir trouver ; en sorte que, revenant fort chagrin sur ses pas, il rencontra le jour suivant les trois princes assis à l’ombre d’un plane, sur le bord d’une belle fontaine, où ils prenoient le frais. Il se plaignit à eux d’avoir marché si long-temps sans trouver son chameau ; & bien que vous m’ayez donné, leur dit-il, des marques certaines que vous l’avez vu, je ne puis m’empêcher de croire que vous n’ayez voulu rire à mes dépens. Sur quoi le frère aîné prenant la parole : Vous pouvez bien juger, lui répondit-il, si, par les signes que nous vous avons donnés, nous avons eu dessein de nous moquer de vous ; & afin d’effacer de votre esprit la mauvaise opinion que vous avez, n’est-il pas vrai que votre chameau portoit d’un côté du beurre, & de l’autre du miel, & moi, ajouta le second, je vous dis qu’il y avoit sur votre chameau une dame ; & cette dame, interrompit le troisième, étoit enceinte : jugez, après cela, si nous vous avons dit la vérité ? Le chamelier, entendant toutes ces choses, crut de bonne foi que ces princes lui avoient dérobé son chameau : il résolut d’avoir recours à la justice ; & lorsqu’ils furent arrivés à la ville impériale, il les accusa de ce prétendu larcin. Le juge les fit arrêter comme des voleurs, & commença à faire leur procès.
La nouvelle de cette capture étant arrivée aux oreilles de l’empereur, le surprit, il en fut même très-faché, parce que, comme il apportoit tous les soins possibles pour la sûreté des chemins, il vouloit qu’il n’y arrivât aucun désordre. Cependant ayant appris que ces prisonniers étoient de jeunes gens fort bien faits, & qui avoient l’air de qualité, il voulut qu’on les lui amenât. Il fit venir aussi le chamelier, afin d’apprendre de lui, en leur présence, comment l’affaire s’étoit passée. Le chamelier la lui dit ; & l’empereur jugeant que ces prisonniers étoient coupables, il se tourna vers eux en leur disant : vous méritez la mort, néanmoins comme mon inclination me porte à la clémence plutôt qu’à la sévérité, je vous pardonnerai si vous rendez le chameau que vous avez dérobé ; mais si vous ne le faites pas, je vous ferai mourir honteusement. Quoique ces paroles dussent étonner ces illustres prisonniers, ils n’en témoignèrent aucune tristesse, & répondirent de cette manière.
Seigneur, nous sommes trois jeunes gens qui allons parcourir le monde pour savoir les mœurs & les coutumes de chaque nation ; dans cette vue, nous avons commencé par vos états, & en chemin faisant nous avons trouvé ce chamelier qui nous a demandé si nous n’avions pas rencontré par hasard un chameau qu’il prétend avoir perdu dans la route ; quoique nous ne l’ayons pas vu, nous lui avons répondu en riant, que nous l’avions rencontré, & afin qu’il ajoutât plus de foi à ces paroles, nous lui avons dit toutes les circonstances qu’il vous a rapportées : c’est pourquoi, n’ayant pu trouver son chameau, il a cru que nous l’avions dérobé ; &, sur cette chimère, il nous a fait mettre en prison. Voilà, seigneur, comme la chose s’est passée ; &si elle ne se trouve pas véritable, nous sommes prêts à subir avec plaisir tel genre de supplice qu’il plaira à votre majesté d’ordonner.
L’empereur ne pouvant se persuader que les indices qu’ils avoient donnés au chamelier se trouvassent si justes par hasard, je ne crois pas, leur dit-il, que vous soyez sorciers ; mais je vois bien que vous avez volé le chameau, & que c’est pour cela que vous ne vous êtes pas trompés dans les six marques que vous en avez données au chamelier : ainsi, il faut ou le rendre ou mourir. En achevant ces mots, il ordonna qu’on les remît en prison, & qu’on achevât leur procès.
Les choses étoient en cet état, lorsqu’un voisin du chamelier, revenant de la campagne, trouva dans son chemin le chameau perdu ; il le prit, & l’ayant reconnu, il le rendit, d’abord qu’il fut de retour, à son maître. Le chamelier, ravi d’avoir retrouvé son chameau, & chagrin en même temps d’avoir accusé des innocens, alla vers l’empereur pour le lui dire, & pour le supplier de les faire mettre en liberté. L’empereur l’ordonna aussi-tôt ; il les fit venir, & leur témoigna la joie qu’il avoit de leur innocence, & combien il étoit faché de les avoir traités si rigoureusement ; ensuite il désira savoir comment ils avoient pu donner des indices si justes d’un animal qu’ils n’avoient pas vu. Ces princes voulant le satisfaire, l’aîné prit la parole, & lui dit : J’ai cru, seigneur, que le chameau étoit borgne, en ce que, comme nous allions dans le chemin par où il étoit passé, j’ai remarqué d’un côté que l’herbe étoit toute rongée, & beaucoup plus mauvaise que celle de l’autre, où il n’avoit pas touché ; ce qui m’a fait croire qu’il n’avoit qu’un oeil, parce que, sans cela, il n’auroit jamais laissé la bonne pour manger la mauvaise. Le puîné interrompant le discours : Seigneur, dit-il, j’ai connu qu’il manquoit une dent au chameau, en ce que j’ai trouvé dans le chemin, presque à chaque pas que je faisois, des bouchées d’herbe à demi-mâchées, de la largeur d’une dent d’un semblable animal ; & moi, dit le troisième, j’ai jugé que ce chameau étoit boiteux, parce qu’en regardant les vestiges de ses pieds, j’ai conclu qu’il falloit qu’il en traînât un, par les traces qu’il en laissoit.
L’empereur fut très-satisfait de toutes ces réponses ; & curieux de savoir encore comment ils avoient pu deviner les autres marques, il les pria instamment de le lui dire ; sur quoi l’un des trois, pour satisfaire à la demande, lui dit : je me suis aperçu, sire que le chameau étoit d’un côté chargé de beurre, & de l’autre de miel, en ce que, pendant l’espace d’un quart de lieue, j’ai vu sur la droite de la route une grande multitude de fourmis, qui cherchent le gras, & sur la gauche, une grande quantité de mouches, qui aiment le miel. Le second dit : Et moi, seigneur, j’ai jugé qu’il y avoit une femme dessus cet animal, en ce qu’ayant vu un endroit où ce chameau s’étoit agenouillé, j’ai remarqué la figure d’un soulier de femme, auprès duquel il y avoit un peu d’eau, dont l’odeur fade & aigre m’a fait connoître que c’étoit de l’urine d’une femme. Et moi, dit le troisième, j’ai conjecturé que cette femme étoit enceinte, par les marques de ses mains imprimées sur la terre, parce que, pour se lever plus commodément, après avoir achevé d’uriner, elle s’étoit sans doute appuyée sur ses mains, afin de mieux soulager le poids de son corps.
Les observations de ces trois jeunes princes donnèrent tant de plaisir à l’empereur, qu’il leur témoigna mille amitiés, & les pria de séjourner quelques temps chez lui. Il leur donna un fort bel appartement dans son palais, où ils étoient servis comme des rois, & l’empereur les voyoit tous les jours. Il en étoit si charmé, qu’il préféroit leurs conversations à celle des plus grands seigneurs de son empire. Il se déroboit souvent à ses propres affaires, & se cachoit quelquefois pour les entendre parler sans être vu.
Un jour que ces princes étoient à table, & qu’on leur avoit servi, entre autres mets, un quartier d’agneau de la table de l’empereur, & du vin très-exquis, ce prince qui étoit dans un lieu retiré, où il pouvoit ouïr tout ce qu’ils disoient, entendit qu’en mangeant de l’agneau & en buvant de ce vin, l’aîné de ces princes dit : Je crois que la vigne qui a donné ce vin est crue sur un sépulcre ; & moi, dit le second, je suis assuré que cet agneau a été nourri du lait d’une chienne. Ma foi, vous avez raison, mes frères, dit le troisième ; mais cela n’est pas d’une si grande conséquence que ce que j’ai à vous dire présentement. Vous saurez donc que j’ai connu ce matin, par quelques lignes, que l’empereur a fait mourir pour crime le fils de son visir, & que le père ne songe à autre chose qu’à venger cette mort par celle de son maître. L’empereur ayant entendu ces paroles, entra dans la chambre, & dissimulant sa surprise : Eh bien, Messieurs, leur dit-il, de quoi vous entretenez-vous ? Ces jeunes princes feignirent de ne le pas entendre, & lui dirent : Seigneur, nous sortons de table, & nous avons parfaitement bien dîné. L’empereur, qui ne souhaitoit pas de savoir cela, les pressa de lui faire part des choses qu’ils avoient dites pendant leur repas, en les assurant qu’il avoit entendu leurs discours. Alors ils ne purent lui cacher la vérité, & lui racontèrent la conversation qu’ils avoient eue à table.
L’empereur demeura quelque temps à s’entretenir avec eux, & ensuite il se retira dans son appartement. Quand il y fut, il fit venir celui qui lui fournissoit le vin, pour savoir de quel endroit il étoit ; mais ne le pouvant dire, il lui commanda d’aller quérir le vigneron ; ce qu’il fit. Lorsqu’il fut arrivé, l’empereur lui demanda si la vigne dont il avoit soin étoit anciennement ou nouvellement plantée sur les ruines de quelque bâtiment, ou dans quelque désert. Le vigneron lui dit que le terroir où croissoit cette vigne avoit été autrefois un cimetière. L’empereur sachant la vérité de ce fait, voulut savoir le second ; car, pour le troisième, il se souvenoit bien qu’il avoit fait mourir le fils de son visir. Il ordonna qu’on lui fît venir le berger qui avoit soin de son troupeau ; & lorsqu’il fut devant lui, il lui demanda avec quoi il avoit engraissé l’agneau qu’il avoit fait tuer ce jour-là pour la table. Cet homme, tout tremblant, répondit que l’agneau n’avoit eu d’autre nourriture que le lait de sa mère ; mais l’empereur, voyant que la crainte avoit saisi le berger, & qu’elle pouvoit l’empêcher de dire la vérité : Je connois, lui dit-il, que tu ne dis pas la chose comme elle s’est passée ; je t’assure que si tu ne me la découvres présentement, je te ferai mourir. Eh bien, seigneur, repartit-il, si vous voulez m’accorder ma grace, je vous déclarerai la vérité. L’empereur la lui promit, & le berger lui parla de la sorte.
Seigneur, comme l’agneau dont il s’agit étoit encore tout petit, & que la mère paissoit à la campagne aux environs d’un bois, un grand loup affamé la prit, & la dévora, malgré tous mes cris ; car ma chienne n’étoit pas pour lors près de moi, ayant fait ce-jour là ses petits. J’étois assez embarrassé comment je ferois pour nourrir cet agneau, lorsqu’il me vint à l’esprit de l’attacher aux mamelles de ma chienne ; elle l’a élevé si délicatement, que l’ayant jugé digne de vous être présenté, je l’ai fait tuer, & l’ai envoyé ce matin à votre maître d’hôtel. L’empereur, qui avoit écouté ce récit avec attention, crut que ces jeunes princes étoient des prophètes, pour deviner si bien les choses ; de sorte qu’après avoir congédié le berger, il les vint trouver, & leur tint ce discours.
Tout ce que vous m’avez dit, Messieurs, se trouve véritable, & je suis persuadé qu’ayant autant de mérite & de si belles qualités que vous avez, il n’y a personne au monde qui vous ressemble. Mais dites-moi, je vous prie, quels indices avez-vous eu aujourd’hui à table, pour toutes les choses que vous m’avez racontées ? L’aîné des princes, prenant la parole : Seigneur, lui dit-il, j’ai cru que la vigne qui a produit le vin que vous avez eu la bonté de nous envoyer étoit plantée dans un cimetière, parce qu’aussi-tôt que j’en ai bu, au lieu que le vin réjouit ordinairement le cœur, le mien s’est trouvé accablé de tristesse ; & moi, ajouta le second, après avoir mangé un morceau de l’agneau, j’ai senti que ma bouche étoit salée & pleine d’écume, ce qui m’a fait croire que cet agneau avoit été nourri du lait d’une chienne. Comme je vois, seigneur, interrompit le troisième, que vous êtes dans une impatience d’apprendre comment j’ai pu connoître la mauvaise intention de votre visir contre votre majesté impériale, c’est qu’ayant eu l’honneur de vous entendre raisonner en sa présence sur le châtiment qu’on doit faire aux méchans, j’ai reconnu que votre visir changeoit de couleur, & vous regardoit d’un œil noir & plein d’indignation ; j’ai même remarqué qu’il demanda de l’eau à boire : c’étoit sans doute pour cacher le feu dévorant dont son cœur étoit enflammé. Toutes ces choses, seigneur, m’ont fait connoître la haîne & la colère qu’il a contre votre auguste majesté, de ce que vous avez condamné vous-même son fils à la mort.
L’empereur voyant que ces jeunes gens avoient fort bien prouvé tout ce qu’ils avoient avancé, s’adressa à celui qui venoit de parler, & lui dit : Je ne suis que trop persuadé de la mauvaise intention que mon visir a de se venger de la mort de son fils que j’ai condamné, à cause des crimes qu’il avoit commis. Mais comment pourrois-je trouver le moyen de prouver le dessein funeste qu’il a contre moi ; car, quelque menace que je lui fasse, il ne me le découvrira jamais : c’est pourquoi, comme vous avez infiniment d’esprit, je vous prie de me donner quelque expédient pour l’en convaincre. Le moyen le plus sûr que je puis vous proposer, seigneur, lui dit-il, est de gagner une fort belle esclave qu’il aime, & à laquelle il fait part de tous ses secrets. Pour la gagner, il faut que vous tâchiez de lui faire connoître que vous êtes si fort épris de ses charmes, qu’il n’y a rien au monde que vous ne fassiez pour elle. Comme les femmes souhaitent toujours d’être plus qu’elles ne sont, je suis sûr que cette esclave vous donnera son cœur d’abord qu’elle croira que vous lui aurez donné le vôtre. Par ce moyen, vous pourrez avoir des preuves convaincantes de la mauvaise intention de votre visir, & le punir suivant la rigueur des lois.
L’empereur Behram approuva ce conseil, & ayant trouvé une femme fort propre à l’exécution de son dessein, il lui promit une somme considérable, si elle pouvoit lui ménager un rendez-vous avec la maîtresse de son visir. Il la chargea de lui découvrir l’extrême passion qu’il avoit pour elle, & de l’assurer qu’il la feroit une des premières dames de son empire. Cette messagère d’amour, charmée d’une pareille commission, ne manqua point de l’exécuter avec toute la diligence & l’exactitude possibles. Elle parla à cette belle esclave, & excita son ambition, en lui disant les sentimens d’amour & de tendresse que l’empereur avoit pour elle. Elle ajouta, que si ce prince vouloit se servir de son autorité, il ne lui seroit pas difficile de l’avoir en sa possession, soit en la faisant enlever, ou en ordonnant à ses officiers d’étrangler son visir ; mais qu’il n’en vouloit pas venir à ces extrémités, & qu’elle la prioit, par la part qu’elle prenoit à ses intérêts, d’être sensible à la passion de l’empereur, & à la fortune qu’il lui offroit.
La maîtresse du visir ayant fait attention aux paroles de cette adroite messagère, la pria instamment de témoigner à l’empereur qu’elle lui étoit fort obligée des sentimens favorables qu’il avoit pour elle ; mais qu’étant gardée à vue, il n’y avoit qu’un seul moyen pour la posséder ; qu’elle le lui diroit volontiers, pourvu qu’elle l’assurât de garder le secret, & de ne le découvrir qu’à l’empereur. La messagère le lui promit, & aussi-tôt l’esclave lui parla de la sorte.
Tu sauras que le visir a un dessein également perfide & cruel contre la vie de l’empereur. Il ne songe jour & nuit qu’à l’exécuter. Il a préparé un poison qu’il prétend lui faire boire dans un festin qu’il veut lui donner au premier jour ; & après sa mort, s’emparer de l’empire. Comme mon intention a toujours été de le faire savoir à l’empereur, je te prie de ne pas manquer de le lui dire ; & que s’il se trouve au festin du visir, lorsqu’on lui présentera à la fin du repas, sur une soucoupe d’or, enrichie de pierreries, une tasse de cristal de roche, où sera le poison ; qu’il n’y touche pas, & qu’il oblige le visir de boire ce breuvage ; s’il le fait, l’empereur donnera la mort à celui qui la lui préparoit ; s’il le refuse, ce sera une conviction de son crime, & un moyen de le faire mourir avec ignominie. Ainsi, par l’une ou par l’autre de ces deux voies, l’empereur se vengera de cet insigne traître, &m’aura en sa possession. La messagère ayant bien retenu tout ce que la maîtresse du visir lui avoit dit, prit congé d’elle, & alla aussi-tôt en rendre compte à l’empereur, qui la récompensa du service important qu’elle lui avoit rendu.
Comme quelques jours auparavant, ce prince avoit gagné une grande bataille contre un puissant roi qui lui faisoit une guerre injuste, il crut être obligé de gratifier les principaux officiers de son armée par des pensions considérables, & de nouvelles dignités qu’il leur accorda. Il commença par son visir, à qui il fit un présent de grand prix ; ce qui donna occasion à ce scélérat de le convier à un fameux repas qu’il vouloit lui donner. L’empereur ne manqua pas de s’y rendre, & fut reçu au bruit des trompettes, des timbales, & des hauts-bois, qui faisoient une harmonie charmante. Le visir, pour mieux couvrir sa perfidie, lui fit, à son tour, de beaux présens, & ensuite l’empereur se mit à table, qui fut servie avec toute la délicatesse & toute la magnificence possibles. Une musique, pendant le festin, enlevoit tous les cœurs, & l’attention de tous les courtisans. Sur la fin du repas, le visir présenta lui-même à l’empereur la soucoupe d’or & la tasse de cristal dont nous avons parlé, laquelle étoit remplie d’un poison très-odoriférant ; & pour obliger ce prince à le prendre : Seigneur, lui dit-il, voici un breuvage, le plus exquis & le plus précieux qui soit au monde ; entre plusieurs vertus admirables qu’il a, il rafraîchit le foie, & chasse du cœur toute la bile qu’on pourroit avoir. L’empereur connoissant, aux marques de la soucoupe & de la tasse, que c’étoit le breuvage dont la messagère lui avoit parlé, le refusa, en lui disant : Tu en as plus besoin que moi ; car comme tu sais que j’ai fait mourir ton fils, à cause des crimes qu’il avoit commis, je ne doute pas que ton cœur & ton foie n’en soient échauffés, & remplis de beaucoup de bile : c’est pourquoi je te prie de le prendre en ma présence, & de croire que je t’en ferai aussi obligé que si je l’avois pris moi-même. Le visir fut un peu troublé de cette réponse ; & revenant à la charge : Aux dieux ne plaisent, seigneur, lui dit-il, que je vous obéisse en cette rencontre ; il n’appartient pas à un simple mortel comme moi de boire le nectar des dieux ; cette boisson est si rare & si précieuse, qu’elle ne peut convenir qu’à un grand monarque comme vous, qui êtes l’amour & les délices de l’empire.
Ce prince lui repartit, que quelque agréable que fût cette boisson, elle l’étoit encore davantage, étant présentée de si bonne grace, & par une personne dont il connoissoit le zèle & l’affection pour son service. Ainsi, sachant le besoin qu’il en avoit, il étoit trop de ses amis pour le priver d’une chose qui lui étoit si salutaire, & qu’à son égard elle lui seroit fort inutile.
Le visir, voyant que l’empereur le pressoit de boire ce poison, se douta que la trahison étoit découverte. En cet état, tout rempli de crainte & de confusion : Seigneur, lui dit-il, je suis tombé dans le malheur que je voulois préparer aux autres. Mais comme je vous ai toujours connu d’un naturel porté à la clémence plutôt qu’à la rigueur, j’espère que, quand je vous aurai donné un avertissement pour la conservation de votre auguste personne, vous voudrez bien avoir la bonté de me pardonner. S’il vous arrive de condamner à mort le fils de quelqu’un de vos officiers, ne permettez jamais que le père reste à votre cour. Vous avez condamné le mien pour ses crimes ; cependant quoique vous ayez eu raison, & que vous m’ayez témoigné mille amitiés, en me comblant de bienfaits, je n’ai pu oublier la douleur que m’a causée la mort de mon fils. Toutes les fois que je vous voyois, votre présence excitoit ma haîne, & me portoit à la vengeance ; c’est ce qui m’a obligé de vous présenter ce poison, afin d’honorer les mânes de mon fils, & de venger sa mort par la vôtre.
Quoique l’empereur fût très-convaincu par ces paroles du funeste dessein de son visir, & qu’il avoit droit de le faire mourir de la mort la plus cruelle ; cependant il n’en usa pas avec tant de rigueur ; il se contenta seulement de confisquer ses biens & de le chasser de ses états. C’étoit là une punition bien douce pour un crime si énorme ; mais il est quelquefois bon de pardonner, ou du moins d’adoucir le châtiment. Quant à la maîtresse de ce perfide, l’empereur la maria à un grand seigneur de sa cour, & lui fit des présens considérables, pour reconnoître le service qu’elle lui avoit rendu.

De Mailly, Voyage et aventures des trois princes de Sarendip, traduits du persan (1719) 

Les fils de Nizar, le chameau borgne et la mère adultère




“Nizàr, qui possédait une grande fortune, partagea, en mourant, ses biens entre ses fils. Il donna une tente de cuir rouge à Modhar, à Rabî´a un cheval noir, à Anmâr un tapis de cuir noir, et à Iyàd une esclave. Il leur dit : Partagez-vous tous mes biens de celle manière. S’il s’élève entre vous des contestations, allez à Nadjrân, où il y a un devin nommé Af´a, de la tribu de Djorhom, qui est très-habile et savant, afin qu’il fasse le partage entre vous. Nizàr était lui-même un devin, connaissant l’art des présages, des augures et de la divination ; et ses fills en avaient également quelques notions. Après sa mort, ses fils, en prenant possession des objets que leur père avait donnés à chacun, eurent des contestations relativement aux autres biens. Alors ils montèrent sur des chameaux pour se rendre à Nadjrân auprès du devin, voulant soumettre à son jugement le partage. Sur la route, ils rencontrèrent un terrain couvert d'herbe, dont une partie était broutée, et une partie intacte. Modhar dit : Le chameau qui a brouté cette herbe est borgne de l’œil droit. Rabî'a dit : Il est boiteux du pied droit, Iyàd dit : Il a la queue coupée. Anmâr dit : Il s’est échappé des mains de son maître, parce qu’il est farouche. Un peu plus loin , ils rencontrèrent un homme monté sur un chameau ; ils lui demandèrent qui il était. Il répondit qu’il était de telle tribu, et qu’il était à la recherche d’un chameau qui s’était échappé. Modhar lui dit : le chameau n’esl-il pas borgne de l'œil droit? — Oui, répondit l'homme. — Ne penche-t-il pas du côté droit? demanda Rabî´A. — Oui. — Il n’a pas de queue, dit Iyàd. — C’est vrai, répondit l'homme. — Anmâr ajouta : Il est farouche. — Oui , dit l'homme; où est-il, ce chameau? — Nous ne l’avons pas vu, dirent les frères. — Si vous ne l’avez pas vu , répliqua l'homme , comment savez-vous toutes ces particularités? Il insista et dit: C’est certainement vous qui l'avez; rendez-le-moi. — Nous ne l’avons pas. Il leur demanda où ils allaient. Les frères lui dirent qu’ils se rendaient à Nadjràn, auprès d’Af´a, le devin, pour soumettre à son jugement un différend qui s’était élevé entre eux. Cet homme, qui était seul, s'attacha à leurs pas, et suivit les quatre frères jusqu'à Nadjràn. 
Af´a ne les connaissait pas, mais il les reçut gracieusement et leur demanda le but de leur voyage. Ils lui dirent : Notre père est mort, et nous ne pouvons pas nous accorder sur le partage de ses biens; nous sommes venus afin que tu prononces entre nous quatre; nous sommes tombés d’accord de nous soumettre à ton jugement. Alors le propriétaire du chameau dit : Arrange d’abord l'affaire de mon chameau entre eux et moi; j'ai perdu un chameau, ce sont eux qui le tiennent. Af´a lui dit : Comment sais-tu qu’ils l’ont ? L’homme répondit: Parce qu’ils m’ont donné son signalement; s’ils ne l’avaient pas vu, comment le sauraient-ils? Modhar dit : J’ai reconnu que ce chameau était borgne de l’œil droit , parce qu’il avait brouté l'herbe d’un côté seulement, et qu’il ne l’avait pas touchée du côté où elle était meilleure. 
Rabî´a dit: J’ai remarqué que son pied droit avait imprimé sur le sol des traces bien marquées, et je n’ai pas vu eelles de l’autre pied; de là j’ai su qu’il penchait du côté droit. lyàd dit : J’ai vu que ses crottins étaient réunis en tas, comme ceux du bœuf, et non comme sont ordinairement ceux du chameau, qui les écrase avec sa queue; j'ai reconnu par là qu’il n’avait pas de queue. Anmâr dit: J’ai remarqué que l’herbe n'était pas broutée à un seul et même endroit, mais qu'il avait pris partout une bouchée : j'ai su que le chameau était d’un caractère farouche et inquiet. Le devin admirait le savoir et l'intelligence des quatre frères. Cette manière déjuger fait partie de l’art de la divination, et on l’appelle bâb-al-tazkîn ; c’est une des branches de la science. Ensuite le devin dit au propriétaire du chameau : Ces gens là n’ont pas ton chameau ; va-t’en. 
Ayant demandé aux quatre frères qui ils étaient, et ceux-ci lui ayant déclaré qu'ils étaient les fils de Nizâr, fils de Ma'add, fils d’'Adnân , le devin dil : Excusez-moi de ne vous avoir pas reconnus; j’ai été lié d’amitié avec votre père; soyez mes hôtes ce jour et cette nuit; demain j’arrangerai votre affaire. Ils consentirent. Le père et les ancêtres de ce devin avaient été chefs de Nadjrân. 
Le devin leur fit préparer un repas. On leur servit un agneau rôti et une cruche de vin, et ils mangèrent. Lorsque le vin leur monta à la tète, Modhar dit : Je n’ai jamais bu un vin plus doux que celui-ci; mais il vient d'une vigne plantée sur un tombeau. Rabî’a dit: Je n’ai jamais mangé de la viande d'agneau plus succulente que celle-ci ; mais cet agneau a été nourri du lait d’une chienne. Anmàr dit: Le blé qui a servi à faire le pain que nous venons de manger a été semé dans un cimetière, Iyâd dit : Notre hôte est un excellent homme; mais il n’est pas un fils légitime; ce n’est pas son père [légal] qui l’a engendré, mais un autre homme; sa mère l’a conçu dans l’adultère. Le devin recueillit leurs paroles, mais il ne leur en dit rien. Quand la nuit fut venue et qu’ils furent endormis, il appela son intendant et lui demanda de quelle vigne provenait le vin que l'on avait servi aux hôtes. L'intendant dit : Une vigne a poussé sur le tombeau de ton père, et elle est devenue grande; j’en ai recueilli le raisin, et ce vin en provient. 
Ensuite le devin fit venir le berger, et le questionna relativement à l'agneau. Le berger dit : Quand cet agneau vint au monde, il était très-joli; mais sa mère mourut, et il n’y avait pas alors de brebis qui eût mis bas. Une chienne avait eu des petits; je mis cet agneau avec la chienne jusqu’à ce qu'il fût grand. Je n’en ai pas trouvé de meilleur pour le l’apporter, lorsque tu m’as fait demander un agneau. Enfin le devin appela le métayer, et l’interrogea sur le blé. Le métayer lui dit : Il y a d’un côté de notre champ un cimetière. Celte année-ci j’ai ensemencé une partie du cimetière, et c’est de là que provient le blé que je t’ai apporté. Le devin, fort étonné de ces explications, dit : Maintenant c’est le tour de ma mère. 
Il alla trouver sa mère et lui dit : Si tu ne m'avoues pas la vé rité en ce qui me concerne , je te fais mourir. Sa mère parla ainsi : Ton père était le chef de ce peuple et possédait de grandes richesses. Comme je, n’avais pas d’enfant de lui, je craignis qu'à sa mort ses biens ne tombassent entre des mains étrangères et qu’un autre ne prit le pouvoir. Un Arabe, homme de belle figure, fut un jour l'hôte de ton père; je m’abandonnai à lui, la nuit; je devins enceinte, et c’est à lui que tu dois ta naissance. J'ai dit à ton père que lu avais été engendré par lui. 
Le lendemain, le devin interrogea les quatre frères sur leurs paroles, eu disant : Je veux que vous me fassiez connaître comment vous avez su les choses que vous avez dites.Modhar, le premier, lui dit : J'ai su que la vigne était plantée sur un tombeau, parce que, quand nous avions bu le vin, nous devenions tristes et nous avions la figure altérée; ce qui n’est pas l'effet ordinaire du vin. Le deuxième dit : J'ai reconnu ce qui concernait l'agneau, parce que nous n’avions jamais mangé de voande plus douce que celle-là , et qu’il n’y a , dans le monde, rien dé plus doux que le lait de la chienne. Le troisième dit : Les Arabes honorent beaucoup leurs hôtes; lorsqu'ils traitent des hôtes, ils restent avec eux et partagent leur repas; mais toi, tu nous as fait servir le repas, tu nous as quittés et tu t’es mis à épier nos paroles. J'ai reconnu par là ta condition; j’ai remarqué que tu n’avais pas la gravité des Arabes, et j’ai pensé qu’il y avait quelque illégalité dans ton origine. Le quatrième dit : J'ai reconnu la qualité du blé, parce que le blé semé dans un cimetière donne au pain un goût de terre; et j'ai trouvé ce goût dans ce vin. Le devin leur dit : Vous ôtes plus savants que moi; vous n’avez pas besoin de mon jugement. Ils répliquèrent : Quand deux personnes ont un différend, il faut un tiers pour juger, qu’il soit savant ou non. Ce sont les dernières volontés de notre père, qui nous a dit de nous en rapporter à ton jugement, si nous n'étions pas d’accord sur l'héritage. Le devin dit : Indiquez-moi exactement ce que votre père a donné à chacun de vous et ce qu’il a laissé. 
Notre père, dirent-ils, a laissé de l’or, de l’argent, des chevaux, des moutons, des tapis et des vases de toute espèce et en grand nombre. Ils racontèrent ensuite ce que leur père avait donné à chacun d'eux. Le devin dit : Laissez à Modhar tout ce que votre père avait en fait d’or el de chameaux; car ces objets sont rouges. Donnez les chevaux, les esclaves et les vêlements noirs à Rabî'a; les esclaves blancs, l’argent et les vêtements blancs à Iyàd, et les tapis et les moutons à Anmàr. Les quatre frères acceptèrent cette sentence, et s’en retournèrent. 

Chronique de Abou Djafar-Moʻhammed-ben-Djarir-ben-Yezid Tabari