sábado, 30 de marzo de 2019

La jolie laideron ou Ce qui plaît aux hommes


"Il est certain que la laideur ne saurait être aimable. ainsi on ne jugera pas à la rigueur le titre de cette nouvelle. Si l´usage est de dire qu´une laideron est jolie, adorable, charmante, il n´en est pas moins vrai que cette laideron prétendue doit tous les agréments à la beauté. On décide trop vite qu´une femme est laide; ce sont ordinairement les hommes froids, ou les autres femmes qui donnent cette décision. Les hommes sensibles sont plus reservés, et dès qu´une femme a ému leur coeur ou leurs sens, pour tout au monde ils ne conviendront pas qu´elle est laide. J´ai connu dans la rue Saint-martin une femme basanée (sur le visage seulement), grêlée, ayant de petits yeux, enfin décidée laide par une majorité de cent-soixante contre dix, un joue elle était au boulevard, en deuil de cour (genre de parure qui ne devait pas lui être favorable); tous les hommes la regardaient et j´entendis répéter cinquante fois: voilà une jolie laideron! Mais ce n´était pas sa laideur qui plaisait, c´était sa beauté et voici en quoi elle consistait. Elle était taillée à peindre, elle avait une jambe parfaite, un pied mignon, le port de sa tête et de son cou avaient une grâce naturelle qui séduisait, son air était plein de gaîté, ses yeux noirs et brillants, quoique petits, avaient quelque chose de mignard et tous ses mouvements je ne sais quoi d´enchanteur: sa marche était voluptueuse sans indécence. Voilà ce qui plaisait, c´étiat ce qu´elle avait de beau qui faisait naître l´admiration et le désir. Je me suis toujours rappelé ce trait parce que cette jeune dame est une de ces femmes qu´au premier coup d´oeil tous les coeurs de bois doivent irrémissiblement juger laide.
Je connais aussi une blonde dans le même cas: elle est grande, faite autour, pleine de goût dans sa parure, mais cette fille a le visage couvert de son, la forme n´en est pas gracieuse, ses yeux jaunes et petits, garnis de cils trop blonds et fort apparents ne peuvent être une beauté, cependant elle est charmante: Il semble en passant devant elle que c´est d´abord sa laideur qui frappe: on la regarde, et la laideur disparaît pour ne laisser voir que des grâces. Son air, son sourire ont quelque chose d´attendrissant qui semble demander le coeur, une belle main, une belle gorge y joignent leurs charmes et celui qui s´était dit tout-bas: Elle est laide s´en va pensant: Mais je l´adorerais.
Un jour que j´étais au Palais une jeune Dame vint à l´audience de la Tournelle: elle avait bon-air, une parure séyante, elle frappa tout le monde: on se disait: Mais elle n´est pas jolie! elle est laide! Cependant tous les yeux restaient fixés sur elle avec une forte admiration. Je ne me souviens pas effectivement d´avoir jamais vu une figure qu´on pût moins cesser de regarder; on y découvrait à chaque instant quelque détail agréable qui avait d´abord échappé: son sourire surtout était charmant, elle avait les plus belles dents du monde, quelque chose de tendre et d´engageant dans la physionomie, sa taille avait cette élégance qui n´est pas un effet de la maigreur mais d´une belle proportion et tous ses mouvemenst avaient une mollesse qui les changeaient en grâce. Lorsqu´on sortit chacun attendit encore pour la voir passer et trente voix dirent ensemble: -voilà une laide qui est jolie!- Elle est adorable! -Je la préférerais à toutes les beautés -Que osn amant doit être heureux. Elle entendait tous ces propos et une modeste rougeur la desenlaidit encore au point que je vis le moment où la tête allait en tourner à toute l´assemblée. Je la suivis, comem les autres dans la salle des Librairies où je vis à mon aise toutes les grâces de sa démarche et le bon goût de son ajustement, effet l´élégante simplicité, de la propreté la plus recherchée. Son soulier bleu céleste uni était si joli qu´il semblait fseul digne de la porter. Je pris des renseignements sur cette Jolie-laide, elle se sommait Adrienne Lancelot. On va la connaître par cette nouvelle..."




Rétif de la Bretonne, Les contemporaines ou aventures des plus jolies femmes de l´âge présent, 1780

lunes, 25 de marzo de 2019

L´Agence des Repoussoirs

 

LES REPOUSSOIRS

I



À Paris, tout se vend : les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires.
Vous n’ignorez pas qu’en ce pays de commerce, la beauté est une denrée dont il est fait un effroyable négoce. On vend et on achète les grands yeux et les petites bouches ; les nez et les mentons sont cotés au plus juste prix. Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu, et on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles.
Tout ceci est juste et logique. Nous sommes un peuple civilisé, et je vous demande un peu à quoi servirait la civilisation, si elle ne nous aidait pas à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible.
Mais je vous avoue que j’ai été réellement surpris, lorsque j’ai appris hier qu’un industriel, le vieux Durandeau, que vous connaissez comme moi, a eu l’ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur. Que l’on vende de la beauté, je comprends cela ; que l’on vende même de la fausse beauté, c’est tout naturel, c’est un signe de progrès. Mais je déclare que Durandeau a bien mérité de la France, en mettant en circulation dans le commerce cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur. Entendons-nous, c’est de la laideur laide que je veux parler, de la laideur franche, vendue loyalement pour de la laideur.
Vous avez certainement rencontré parfois des femmes allant deux par deux, sur les larges trottoirs. Elles marchent lentement, s’arrêtent aux vitrines des boutiques, avec des rires étouffés, et trament leur robe d’une façon souple et engageante. Elles se donnent le bras comme deux bonnes amies, se tutoient le plus souvent, presque de même âge, vêtues avec une égale élégance. Mais toujours l’une est d’une beauté sans éclat, un de ces visages dont on ne dit rien : on ne se retournerait pas pour la mieux voir, mais s’il arrive par hasard qu’on l’aperçoive, on la regarde sans déplaisir. Toujours l’autre est d’une atroce laideur, d’une laideur qui irrite, qui fixe le regard, qui force les passants à établir des comparaisons entre elle et sa compagne.
Avouez que vous avez été pris au piège et que parfois vous vous êtes mis à suivre les deux femmes. Le monstre, seul sur le trottoir, vous eût épouvanté ; la jeune femme au visage médiocre vous eût laissé parfaitement indifférent. Mais elles étaient ensemble, et la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre.
Eh bien ! je vous le dis, le monstre, la femme atrocement laide, appartient à l’agence Durandeau. Elle fait partie du personnel des Repoussoirs. Le grand Durandeau l’avait louée au visage insignifiant, à raison de cinq francs l’heure.

II



Voici l’histoire.
Durandeau est un industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale. Il gémissait depuis de longues années, en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. Quant à spéculer sur les jolies filles, c’est là une spéculation délicate, et Durandeau, qui a des scrupules d’homme riche, n’y a jamais songé, je vous assure.
Un jour, soudainement, il fut frappé par le rayon d’en haut. Son esprit enfanta l’idée nouvelle tout d’un coup, comme il arrive aux grands inventeurs. Il se promenait sur le boulevard, lorsqu’il vit trotter devant lui deux jeunes filles, l’une belle, l’autre laide. Et voilà qu’à les regarder, il comprit que la laide était un ajustement dont se parait la belle. De même que les rubans, la poudre de riz, les nattes fausses se vendent, il était juste et logique, se dit-il, que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait.
Durandeau rentra chez lui pour réfléchir à l’aise. L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. Il passa la nuit à faire des calculs, à lire les philosophes qui ont le mieux parlé de la sottise des hommes et de la vanité des femmes. Le lendemain, à l’aube, il était décidé : l’arithmétique lui avait donné raison, les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité, qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle.


III



Je voudrais avoir plus de souffle, et j’écrirais l’épopée de la création de l’agence Durandeau. Ce serait là une épopée burlesque et triste, pleine de larmes et d’éclats de rire.
Durandeau eut plus de peine qu'il ne pensait pour se former un fonds de marchandises. Voulant agir directement, il se contenta d'abord de coller le long des tuyaux de descente, contre les arbres, dans les endroits écartés, de petits carrés de papier sur lesquels ces mots se trouvaient écrits à la main : On demande des jeunes filles laides pour faire un ouvrage facile.
Il attendit huit jours, et pas une fille laide ne se présenta. Il en vint cinq ou six jolies, qui demandèrent de l’ouvrage en sanglotant ; elles étaient entre la faim et le vice, et elles songeaient encore à se sauver par le travail. Durandeau, fort embarrassé, leur dit et leur répéta qu’elles étaient jolies et qu’elles ne pouvaient lui convenir. Mais elles soutinrent qu’elles étaient laides, que c’était pure galanterie et méchanceté de sa part, s’il les déclarait belles. Aujourd’hui, ne pouvant vendre la laideur qu’elles n’avaient pas, elles ont dû vendre la beauté qu’elles avaient.
Durandeau, devant ce résultat, comprit qu’il n’y a que les belles filles qui ont le courage d’avouer une laideur imaginaire. Quant aux laides, jamais elles ne viendront d’elles-mêmes convenir de la grandeur démesurée de leur bouche, ni de la petitesse extravagante de leurs yeux. Affichez sur tous les murs que vous donnerez dix francs à chaque laideron qui se présentera, et vous ne vous appauvrirez guère.
Durandeau renonça aux affiches. Il engagea une demi-douzaine de courtiers et les lâcha dans la ville en quête de monstres. Ce fut un recrutement général de la laideur de Paris. Les courtiers, hommes de tact et de goût, eurent une rude besogne ; ils procédaient suivant les caractères et les positions, brusquement lorsque le sujet avait de pressants besoins d’argent, avec plus de délicatesse quand ils avaient affaire à quelque fille ne mourant point encore de faim. Il est dur, pour des gens polis, d’aller dire à une femme : « Madame, vous êtes laide ; je vous achète votre laideur à tant la journée. »
Il y eut, dans cette chasse donnée aux pauvres filles qui pleurent devant les miroirs, des épisodes mémorables. Parfois, les courtiers s’acharnaient : ils avaient vu passer, dans une rue, une femme d’une laideur idéale, et ils tenaient à la présenter à Durandeau, pour mériter les remerciements du maître, Certains eurent recours aux moyens extrêmes.
Chaque matin, Durandeau recevait et inspectait la marchandise raccolée la veille. Largement installé dans un fauteuil, en robe de chambre jaune et en calotte de satin noir, il faisait défiler devant lui les nouvelles recrues, accompagnées chacune de son courtier. Alors, il se renversait en arrière, clignait les yeux, avait des mines d’amateur contrarié ou satisfait ; il prenait lentement une prise et se recueillait ; puis, pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces ; parfois même il se levait, touchait les cheveux, examinait la face, comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre. Lorsque la laideur était bien accusée, lorsque le visage était stupide et lourd, Durandeau se frottait les mains ; il félicitait le courtier, il aurait même embrassé le monstre. Mais il se défiait des laideurs originales : quand les yeux brillaient et que les lèvres avaient des sourires aigus, il fronçait le sourcil et se disait tout bas qu’une pareille laide, si elle n’était pas faite pour l’amour, était faite souvent pour la passion. Il témoignait quelque froideur au courtier, et disait à la femme de repasser plus tard, lorsqu’elle serait vieille.
Il n’est pas aussi aisé qu’on peut le croire de se connaître en laideur, de composer une collection de femmes vraiment laides, ne pouvant nuire aux belles filles. Durandeau fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. La grande question pour lui était donc la physionomie, et il ne retint que les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise.
Le jour où l’agence fut définitivement montée, où il put offrir aux jolies filles sur le retour des laides assorties à leur couleur et à leur genre de beauté, il lança le prospectus suivant.


IV



agence des repoussoirs Paris, le 1er mai 18..
L. DURANDEAU
18, rue M***, à Paris.
Les Bureaux sont ouverts
de 10 à 4 heures.

   « Madame,
« J’ai l’honneur de vous faire savoir que je viens de fonder une maison appelée à rendre les plus grands services à l’entretien de la beauté des dames. Je suis inventeur d’un article de toilette qui doit rehausser d’un nouvel éclat les grâces accordées par la nature.
« Jusqu’à ce jour, les ajustements n’ont pu être dissimulés. On voit la dentelle et les bijoux, on sait même qu’il y a de faux cheveux dans le chignon, et que la pourpre des lèvres et le rose tendre des joues sont d’habiles peintures.
« Or, j’ai voulu réaliser ce problème, impossible au premier abord, de parer les dames, en laissant ignorer à tous les yeux d’où venait cette grâce nouvelle. Sans ajouter un ruban, sans toucher au visage, il s’agissait de trouver pour elles un infaillible moyen d’attirer les regards et de ne pas faire ainsi de courses inutiles.
« Je crois pouvoir me flatter d’avoir résolu entièrement le problème insoluble que je m’étais posé.
« Aujourd’hui, toute dame qui voudra bien m’honorer de sa confiance, obtiendra, dans les prix doux, l’admiration de la foule.
« Mon article de toilette est d’une simplicité extrême et d’un effet certain. Je n’ai besoin que de le décrire, madame, pour que vous en compreniez tout de suite le mécanisme.
« N’avez-vous jamais vu une pauvresse auprès d’une belle dame en soie et en dentelle, qui lui donnait l’aumône de sa main gantée ? Avez-vous remarqué combien la soie luisait, en se détachant sur les haillons, combien toute cette richesse s’étalait et gagnait d’élégance, à côté de toute cette misère ?
« Madame, j’ai à offrir aux beaux visages la plus riche collection de visages laids qu’on puisse voir. Les vêtements troués font valoir les babils neufs. Mes faces laides font valoir les jolies faces.
« Plus de fausses dents, de faux cheveux, de fausses gorges ! plus de maquillage, de toilettes dispendieuses, de dépenses énormes en fards et en dentelles ! De simples Repoussoirs que l’on prend au bras et que l’on promène par les rues, pour rehausser sa beauté et se faire regarder tendrement par les messieurs !
« Veuillez, madame, m’honorer de votre clientèle. Vous trouverez chez moi les produits les plus laids et les plus variés. Vous pourrez choisir, assortir votre beauté au genre de laideur qui lui convient.
« Tarif : L’heure, 5 francs ; la journée entière, 50 francs.
« Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments distingués.
« Durandeau.
« N. B. — L’agence tient également des mères et des pères, des oncles et des tantes. — Prix modérés. »


V



Le succès fut grand. Dès le lendemain, l’agence fonctionnait, le bureau était encombré de clientes qui choisissaient chacune son repoussoir et l’emportaient avec une joie féroce. On ne sait pas tout ce qu’il y a de volupté pour une jolie femme à s’appuyer sur le bras d’une femme laide. On allait grandir sa beauté et jouir de la laideur d’une autre. Durandeau est un grand philosophe.
Il ne faut pas croire pourtant que l’organisation du service fut facile. Mille obstacles imprévus se présentèrent. Si l’on avait eu de la peine à monter le personnel, on eut plus de peine encore à satisfaire les clientes.
Une dame se présentait et demandait un repoussoir. On étalait la marchandise, lui disant de choisir, se contentant de lui insinuer quelques conseils. Voilà la dame allant d’un repoussoir à un autre, dédaigneuse, trouvant les pauvres filles ou trop ou pas assez laides, prétendant qu’aucune des laideurs ne s’assortissait à sa beauté. Les commis avaient beau lui faire valoir le nez de travers de celle-ci, l’énorme bouche de celle-là, le front écrasé et l’air imbécile de cette autre : ils en étaient pour leur éloquence.
D’autres fois, la dame était horriblement laide elle-même, et Durandeau, s’il était là, avait de folles envies de se l’attacher à prix d’or. Elle venait rehausser sa beauté, disait-elle ; elle désirait un repoussoir jeune et pas trop laid, n’ayant besoin que d’un léger ornement. Les commis désespérés la plantaient devant un grand miroir, faisaient défiler à son côté tout le personnel. Elle emportait encore le prix de laideur, et se retirait, indignée qu’on eût osé lui offrir de pareils objets.
Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa, chaque repoussoir eut ses clientes attitrées. Durandeau put se reposer dans la jouissance intime d’avoir fait faire un nouveau pas à l’humanité.
Je ne sais si l’on se rend bien compte de l’état de repoussoir. Il a ses joies qui rient en plein soleil, mais il a aussi ses larmes cachées. Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. D’ailleurs, il est bien vêtu, il donne le bras aux célébrités de la galanterie, vit dans les voitures, mange chez les cabaretiers en renom, passe ses soirées au théâtre. Il tutoie les belles filles, et les naïfs le croient du beau monde des courses et des premières représentations.
Tout le jour, il est en gaieté. La nuit, il enrage, il sanglote. Il a quitté cette toilette qui appartient à l’agence, il est seul dans sa mansarde, en face d’un morceau de glace qui lui dit la vérité. Sa laideur est là, toute nue, et il sent bien qu’il ne sera jamais aimé. Lui qui sert à fouetter les désirs, jamais il ne connaîtra le goût des baisers.


VI



Je n’ai voulu, aujourd’hui, que raconter la création de l’agence et transmettre le nom de Durandeau à la postérité. De tels hommes ont leur place marquée dans l’histoire.
Un jour, peut-être, j’écrirai les Confidences d’un Repoussoir. J’ai connu une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances. Elle a eu pour clientes des filles que tout Paris connaît et qui ont montré bien de la dureté à son égard. De grâce, mesdames, ne déchirez pas les dentelles qui vous parent, soyez douces pour les laides, sans lesquelles vous ne seriez point jolies !
Mon repoussoir était une âme de feu, qui, je le soupçonne, avait beaucoup lu Walter Scott. Je ne sais rien de plus triste qu’un bossu amoureux ou qu’une laide broyant le bleu de l’idéal. La misérable fille aimait tous les garçons dont son lamentable visage attirait les regards et les faisait se fixer sur celui de ses clientes. Supposez le miroir amoureux des alouettes qu’il appelle sous le plomb du chasseur.
Elle a vécu bien des drames. Elle avait des jalousies terribles contre ces femmes qui la payaient comme on paye un pot de pommade ou une paire de bottines. Elle était une chose louée à tant l’heure, et il se trouvait que cette chose avait des sens. Vous figurez-vous ses amertumes, tandis qu’elle souriait, tutoyant celles qui lui volaient sa part d’amour ? Ces belles filles qui prenaient un méchant plaisir à la cajoler en amie devant le monde, la traitaient en servante dans l’intimité ; et elles l’auraient brisée par caprice, comme elles brisent les magots de leurs étagères.
Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs, parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici, et qu’il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour.

Zola, "Les Repoussoirs" (1866)

domingo, 24 de marzo de 2019

Le Gros Orteil de Georges Bataille





"Le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain, en ce sens qu´aucun autre élément de ce corps n´est aussi différencié de l´élément correspondant du singe anthropoïde (chimpanzé, gorille, orang-outang ou gibbon). Ceci tient au fait que le singe est arboricole, alors que l'homme se déplace sur le sol sans s'accrocher à des branchages, étant devenu lui-même un arbre, c'est-à-dire s'élevant droit dans l'air ainsi qu'un arbre, et d'autant plus beau que son érection est correcte. Aussi la fonction du pied humain consiste-t-elle à donner une assise ferme à cette érection dont l'homme est si fier (le gros orteil, cessant de servir à la préhension éventuelle des branches, s'applique au sol sur le même plan que les autres doigts).
Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue.

Bien qu'à l'intérieur du corps le sang ruisselle en égale quantité de haut en bas et de bas en haut, le parti est pris pour ce qui s'élève et la vie humaine est erronément regardée comme une élévation. La division de l'univers en enfer souterrain et en ciel parfaitement pur est une conception indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme la lumière et l'espace céleste sont les principes du bien : les pieds dans la boue mais la tête à peu près dans la lumière, les hommes imaginent obstinément un flux qui les élèverait sans retour dans l'espace pur. La vie humaine comporte en fait la rage de voir qu'il s'agit d'un mouvement de va-et-vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure, rage qu'il est facile de passer sur un organe aussi bas qu'un pied.
Le pied humain est communément soumis à des supplices grotesques qui le rendent difforme et rachitique. Il est imbécilement voué aux cors, aux durillons et aux oignons; et si l'on tient compte d'usages qui sont seulement en voie de disparition, à la saleté la plus écoeurante : l'expression paysanne « elle a les mains sales comme on a les pieds » qui n'est plus valable aujourd'hui pour toute la collectivité humaine l'était au XVIIe, siècle. La secrète épouvante causée à l'homme par son pied est une des explications de la tendance à dissimuler autant que possible sa longueur et sa forme. Les talons plus ou moins hauts suivant le sexe enlèvent au pied une partie de son caractère bas et plat. En outre cette inquiétude se confond fréquemment avec l'inquiétude sexuelle, ce qui est frappant en particulier chez les Chinois qui, après avoir atrophié les pieds des femmes, les situent au point le plus excédent de leurs écarts. Le mari lui-même ne doit pas voir les pieds nus de sa femme et, en général, il est incorrect et immoral de regarder les pieds des femmes. Les confesseurs catholiques, s'adaptant à cette aberration, demandent à leurs pénitents chinois « s'ils n'ont pas regardé les pieds des femmes ». La même aberration se retrouve chez les Turques (Turques du Volga, Turques de l'Asie centrale) qui considèrent comme immoral de montrer leurs pieds nus et se couchent même avec des bas. Rien de semblable ne peut être cité pour l'antiquité classique (à part l'usage curieux des très hautes semelles dans les tragédies). Les matrones romaines les plus pudiques laissaient voir constamment leurs orteils nus. Par contre, la pudeur du pied s'est développée excessivement au cours des temps modernes et n'a guère disparu qu'au XIXe siècle. M. Salomon Reinach a longuement exposé ce développement dans l´article intitulé Pieds pudiques, insistant sur le rôle de l´Espagne, , où les pieds des femmes ont été l’objet de l’inquiétude la plus angoissée et ainsi la cause de crimes. Le simple fait de laisser voir le pied chaussé dépassant la jupe était regardé comme indécent. En aucun cas, il n’était possible de toucher le pied d’une femme, cette privauté étant, à une exception près, plus grave qu’aucune autre. Bien entendu, le pied de la reine était l’objet de la prohibition la plus terrifiée. Ainsi, d’après Mme d’Aulnoy, le comte de Villamediana étant amoureux de la reine Élisabeth imagina d’allumer un incendie pour avoir le plaisir de l’emporter dans ses bras : « Toute la maison qui valait cent mille écus fut presque brûlée, mais il s’en trouva consolé lorsque profitant d’une occasion si favorable il prit la souveraine dans ses bras, et l’emporta dans un petit escalier. Il lui déroba là quelques faveurs et ce qu’on remarqua beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page vit cela, rapporta la chose au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d’un coup de pistolet. »
Il est possible de voir dans ces obsessions, comme l’a fait M. Salomon Reinach, un raffinement progressif de pudeur qui a pu gagner peu à peu le mollet, la cheville et le pied. Cette explication étant en partie fondée, n’est cependant pas suffisante si l’on veut rendre compte de l’hilarité provoquée communément par la simple imagination, des orteils. Le jeu des lubies et des effrois, des nécessités et des égarements humains est en effet tel que les doigts des mains signifient les actions habiles et les caractères fermes, les doigts des pieds l’hébétude et la basse idiotie. Les vicissitudes des organes, le pullulement des estomacs, des larynx, des cervelles traversant les espèces animales et les individus innombrables, entraînent l’imagination dans des flux et des reflux qu’elle ne suit pas volontiers, par haine d’une frénésie encore sensible, mais péniblement, dans les palpitations sanglantes des corps. L’homme s’imagine volontiers semblable au dieu Neptune, imposant le silence à ses propres flots, avec majesté : et cependant les flots bruyants des viscères se gonflent et se bouleversent à peu près incessamment, mettant brusquement fin à sa dignité. Aveugle, tranquille cependant et méprisant étrangement son obscure bassesse, un personnage quelconque prêt à évoquer en son esprit les grandeurs de l’histoire humaine, par exemple quand son regard se porte sur un monument témoignant de la grandeur de son pays, est arrêté dans son élan par une, douleur à l’orteil parce que, le plus noble des animaux, il a cependant des cors aux pieds, c’est-à-dire qu’il a des pieds et que ces pieds mènent, indépendamment de lui, une existence ignoble.
Les cors aux pieds diffèrent des maux de tête et des maux de dents par la bassesse, et ils ne sont risibles qu’en raison d’une ignominie, explicable par la boue où les pieds sont situés. Comme, par son attitude physique, l’espèce humaine s’éloigne autant qu’elle peut de la boue terrestre, mais que d’autre part un rire spasmodique porte sa joie à son comble chaque fois que son élan le plus pur aboutit à faire étaler dans la boue sa propre arrogance, on conçoit qu’un orteil, toujours plus ou moins taré et humiliant soit analogue, psychologiquement, à la chute brutale d’un homme, ce qui revient à dire à la mort. L’aspect hideusement cadavérique et en même temps criard et orgueilleux du gros orteil correspond à cette dérision et donne une expression suraiguë au désordre du corps humain, œuvre d’une discorde violente des organes.

La forme du gros orteil n’est cependant pas spécifiquement monstrueuse : en cela il est différent d’autres parties du corps, l’intérieur d’une bouche grande ouverte par exemple. Seules des déformations secondaires (mais communes) ont pu donner à son ignominie une valeur burlesque exceptionnelle. Or il est le plus souvent opportun de rendre compte des valeurs burlesques par une extrême séduction. Mais nous sommes amenés ici à distinguer catégoriquement deux séductions radicalement opposées (dont la confusion habituelle entraîne les plus absurdes malentendus de langage).
Qu’il y ait dans un gros orteil un élément séduisant, il est évident qu’il ne s’agit pas de satisfaire une aspiration élevée, par exemple le goût parfaitement indélébile qui, dans la plupart des cas, engage à préférer les formes élégantes et correctes. Au contraire, si l’on choisit par exemple le cas du comte de Villamediana, on peut affirmer que le plaisir qu’il eut de toucher le pied de la reine était en raison directe de la laideur et de l’infection représentées par la bassesse du pied, pratiquement par les pieds les plus difformes. Ainsi, à supposer que ce pied de la reine ait été parfaitement joli, c’est cependant aux pieds difformes et boueux qu’il empruntait son charme sacrilège. Une reine étant a priori un être plus idéal, plus éthéré qu’aucun autre, il était humain jusqu’au déchirement de toucher d’elle ce qui ne différait pas beaucoup du pied fumant d’un soudard. C’est là subir une séduction qui s’oppose radicalement à celle que causent la lumière et la beauté idéale : les deux ordres de séduction sont souvent confondus parce qu’on s’agite continuellement de l’un à l’autre et qu’étant donné ce mouvement de va-et-vient, qu’elle ait son terme dans un sens ou dans l’autre, la séduction est d’autant plus vive que le mouvement est plus brutal.
Dans le cas du gros orteil, le fétichisme classique du pied aboutissant au lèchement des doigts indique catégoriquement qu’il s’agit de basse séduction, ce qui rend compte d’une valeur burlesque qui s’attache toujours plus ou moins aux plaisirs réprouvés par ceux des hommes dont l’esprit est pur et superficiel.

Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil."

G.Bataille, "Le gros orteil", Documents n°6, novembre 1929
Photo: Jacques-André Boiffard