"Après que Bertrand Petaut, Roi de Caca, eut fini glorieusement la guerre qu'il
avoit avec l'Empereur Indigeste , les plaisirs et les galanteries de l'amour furent les
seules occupations de ses Sujets. L'Infant Rotin, fils aîné d'Indigeste, en entendit par-
ler : il vint à cette Cour avec le Duc de Morvos son Gouverneur , il y fut reçu selon
son rang et son mérite : comme il étoit spirituel, beau et bien fait , toutes les Dames
aspirèrent à sa conquête , mais ce fut inutilement, parceque dès la première fois
qu'il avoit vu la nièce du Roi Petaut, qui se nommoit Merdine , il n'avoit pu s'empêcher
de lui donner son cœur.
Tout ce que la jeunesse et l'esprit peuvent inspirer de doux et d'engageant se ren-
controit aussi dans cette Princesse. Elle avoit la taille admirable , le teint frais , les
manières insinuantes , et faisoit sentir à tous ceux qui la regardoient , que la voir k
l'aimer n'étoit qu'une même chose. Il n'y avoit dans le monde que sa cousine Foiret-
te, fille de Petaut , qui pût lui disputer le prix de la beauté; c'étoit une Princesse très-
accomplie , il ne manquoit rien à ses attraits, sa langueur même étoit si touchante qu'il
étoit presqu'impossible de lui résister; mais elle paroissoit si indifférente , que personne
encore n'avoit pu s'en faire aimer.
Voilà quelle étoit l'heureuse situation du Royaume de Caca , dont la Cour se tenoit
ordinairement à Ghio , lorsque Jean premier, dit sans terre , Roi de Vesse , devint
jaloux de la puissance de Petaut : ce Roi Jean étoit le plus fourbe et le plus malitieux de
tous les hommes ; il avoit un sens supérieur , et il n'usoit que d'artifice ; comme il arri-
voit sans bruit, il surprenoit toujours , et ne donnoit pas le tems de se mettre à couvert
de ses insultes. Petaut au contraire étoit entièrement opposé à ses manières , sa fran-
chise découvroit tous ses desseins, il se faisoit entendre de loin , son artillerie étoit
excellente et le rendoit partout si formidable , qu'il s´imaginoit que le Roi de Vesse
ne pourroit lui résister : mais hélas! qu'il fut bien puni de sa présomption. Jean par ses
mines et ses machines lui renversa tous ses projets, il lui prit plusieurs villes , et le
Prince Groqu'Etron son fils serroit encore celle de Coussin de si près qu'il l´avoit pres-
que réduite à la dernière extrémité.
Quoique ce Prince fût fort jeune, et qu'il fût ravi de trouver l'occasion de sig^ialer
son courage et de se perfectionner dans les armes, il desapprouvoit les ruses et les
mauvaises finesses du Roi son père , il ne faisoit qu a regret une guerre si injuste ; et un
jour ayant voulu se délasser des fatigues qu'il avoit eues à l'attaque du chemin couvert
de Coussin , il sortit de son camp accompagné de plus Fine son Ecuyer , et de ses
Pages Crotillon et Trousse-pet. Après qu'il eut marché quelque tems , et qu'il fut
arrivé dans un grand bois , il s'appuya contre un arbre et dit à plus Fine , en prenant de
son tabac , que je suis malheureux d'être obligé d'employer mes premiers exploits
à opprimer l'innocence ; j'en suis inconsolable : pourquoi ne m'est-il pas permis de
conûer à un autre la conduite de mon armée. Pendant qu'il s'abandonnoit à tant de tris-
tes réflexions , et que plus Fine tâchoit de l'en consoler , un Porc d'une grosseur pro-
digieuse que des Chasseurs poursuivoient vivement , vint avec furie pour se jetter sur
lui; comme il n'eut pas le tems de remettre ses armes qu'il avoit ôtées pour se re-
poser, il fut obligé de s'enfuir et de sauter pour éviter sa rage pardessus un mur qui
sembloit renfermer un fort grand parc; il étoit beau et grand en effet , puisque c'é-
toit celui de Mesenterre , maison de plaisance du Roi Petaut. Il faisoit ce jour-là le
plus beau tems du monde , et les Princesses Foirette et Merdine s'y promenoient avec la
Duchesse de Bon-Sens , Dame d'Honneur de Clisterine et de Seringuette leurs Gouvernantes. Que mon sort est
digne de pitié , dit Foirette en s'adressant à Merdine : si je suis né avec une couron-
ne, ce n´est que pour avoir le déplaisir de la perdre, Consolez-vous, ma chère cousi-
ne , lui répondit Merdine , vous avez trop de charmes pour être destinée à une ré-
volution si funeste , votre vertu et vos belles qualités vous feront triompher en
tout tems de la cruauté de vos ennemis et de leurs mauvais sentimens.
Cependant Croqu'Etron qui les voyoit parler avec tant d'action , eut envie de s'en
approcher. S'il eût songé à son repos , il auroit sans doute évité la présence de Foi-
rette ; mais un cruel ascendant dont il ne pouvoit plus être le maître , ne lui permit
pas de s'en éloigner si brusquement. Il se cacha dans l´allée du Long-Boyau où il
ne pouvoit être découvert , il y regarda Foirette avec une attention singulière , il fut
transporté de joie de trouver en sa personne la beauté la plus piquante qu'il eût jamais
connue. Cependant sa retenue respectueuse le pensa suffoquer , et lui fit bien voir
qu'il n'a voit déjà que trop engagé sa liberté..."
Marguerite de Lubert,
Histoire secrète du prince Croqu'étron et de la princesse Foirette (1701)