Chez les Papous.
M. Fenouillard déjà chef de famille le devient de cuisine.

Or, en revenant à la surface, M. Fenouillard se trouve dans le
voisinage d'un canot anglais regagnant son bord. M. Fenouillard saisit
l'occasion par les cheveux et le canot par son gouvernail, donnant ainsi
au monde une nouvelle preuve de son sang-froid bien connu et de sa
présence d'esprit devenue légendaire.

Conduit en présence du capitaine Asdrubal Mac Haron, M. Fenouillard cherche une phrase qui soit de circonstance
: «
Commodore, dit M. Fenouillard avec à-propos, je viens comme Thémistocle et Napoléon m'asseoir au foyer de la perfide Albion
!
» Ces dames admirent l'érudition de M. Fenouillard et implorent de l'œil le capitaine Asdrubal.

«
Aôh
! dit le commandant Asdrubal Mac Haron, le bateau il a été le
Old Erin et, nô le perfide Albion. Tout de même le maître coq il été devenu mort, vous pouvez vous asseoir au foyer de loui
!
» C'est ainsi que M. Fenouillard devint cuisinier, madame Fenouillard relaveuse et mesdemoiselles marmiteuses à bord du
Old Erin, capitaine Asdrubal Mac Haron.

Malheureusement, les connaissances culinaires de M. Fenouillard ne
sont pas à la hauteur de sa bonne volonté. C'est ce qui explique
pourquoi le commandant Asdrubal Mac Haron éprouve un certain malaise et
le besoin de manifester son mécontentement.

Accusé de tentative d'empoisonnement sur la personne d'Asdrubal Mac Haron, M. Fenouillard a le choix entre
:
être pendu haut et court à la vergue du grand cacatois ou abandonné
avec sa famille sur la plage inhospitalière d'une île déserte.

M. Fenouillard ayant observé qu'il aimerait mieux ni l'un, ni
l'autre, on lui fait remarquer qu'il sort de l'hypothèse. Alors il
choisit la plage inhospitalière.
Or, cette île déserte se trouve être peuplée de beaucoup de sauvages.
Le « pas du Tournebroche ».

Conduits sous bonne escorte au village de la peuplade, nos amis
assistent de loin à quelques préparatifs, que M. Fenouillard n'hésite
pas à qualifier de culinaires. «
Je m'y connais
!
» dit-il
; puis il ajoute
: «
Enfin nous allons donc pouvoir nous mettre quelque chose sous la dent
! ces sauvages sont vraiment de bien excellentes personnes
!
»

«
Et comme ils sont méthodiques et intelligents
! poursuit M. Fenouillard. Évidemment ils vont nous partager la nourriture proportionnellement à notre poids
! Sinon, je ne m'expliquerai pas très bien le but de cette opération.
» Pauvre M. Fenouillard qui ne voit pas que ce n'est là que le prologue d'un drame…, mais n'anticipons pas
!

Les Papous s'étant mis alors à exécuter une danse de caractère connue dans le pays sous le nom de «
pas du tournebroche
» M. Fenouillard s'imagine qu'on lui donne la comédie. «
Décidément ces jeunes gens sont d'une amabilité et d'une distinction parfaites,
» dit-il. «
Je parie que pendant notre repas, nous aurons la musique de la garde républicaine.
»

Mais, hélas
! la vie n'est qu'un tissu de
désillusions. La danse terminée, deux aimables jeunes gens s'approchent
et avec une exquise politesse, essayent, par quelques signes forts
intelligibles, même pour un esprit non prévenu, de faire comprendre à
monsieur et madame Fenouillard dont le poids a été reconnu suffisant,
quelles sont les intentions de la peuplade à leur égard.

Madame Fenouillard, qui est très intelligente, a compris et croit
devoir s'évanouir. Par esprit d'imitation, ces demoiselles
s'évanouissent aussi, au grand étonnement des jeunes gens non moins
aimables que distingués. Il n'est pas certain que mesdemoiselles
Fenouillard aient compris
; depuis quelque temps leur intelligence semble comme obscurcie.

Quant à M. Fenouillard, qui craint d'avoir compris, il juge que le
moment est venu de se découvrir pour adresser au ciel une dernière et
solennelle prière. Il enlève donc le béret immaculé, insigne de ses
dernières fonctions et emblème de son âme pure
; puis levant au ciel des yeux humides de larmes…
Agénor Ier, roi des Papous.

Or, d'après une antique prophétie des Papous, un homme blanc marqué
d'un signe au front, devait un jour sortir de la mer pour faire le
bonheur du peuple. C'est pourquoi, à la vue du front découvert de M.
Fenouillard, les Papous se prosternent avec ferveur devant le hanneton
indélébile.

Puis M. Fenouillard l'élu du Grand-Esprit, est triomphalement porté
avec respect et sa famille jusqu'à la case royale, au milieu d'un grand
concours de peuple dont les acclamations enthousiastes le proclament
Grand-Ghi-Ghi-Bat-i-Fol des Papous, sous le nom d'Agénor I
er.

Alors un délégué s'avance et, avec toutes les marques du plus profond
respect, tente de faire comprendre au nouveau roi qu'il doit, de toute
nécessité, se laisser accommoder à la mode du jour. Agénor I
er, qui n'a pas compris; demande quelques instants de méditation.

Ensuite, deux délégués forts éloquents entreprennent de prouver par des arguments décisifs à Agénor I
er qu'il a tout intérêt à adopter le costume national.

M. Fenouillard (sous le nom d'Agénor I
er) se décide, et ne tarde pas à apparaître en grand uniforme aux yeux éblouis de ses peuples.

Puis pour fêter dignement l'avénement du nouveau monarque, il y eut de solennelles réjouissances – «
que le peuple célébra avec un calme digne des plus grandes éloges, en
donnant l'exemple d'une tempérance rare en pareille circonstance
» (Extrait du
Journal officiel des Papous, Agénor I
er étant roi).
M. Fenouillard commet un calembour.

Puis on immole quelques victimes. La dernière est un prisonnier dans lequel M. Fenouillard (sous le nom provisoire d'Agénor I
er),
reconnaît le docteur Guy Mauve, une vieille connaissance. — M.
Fenouillard, grand, noble, généreux, le couvre immédiatement de son
sceptre et de sa protection.

Pleins de déférences pour les ordres de l'illustrissime monarque qui
tient d'une main si ferme les rênes du gouvernement de la locomotive de
leur État, les hauts dignitaires se font un plaisir de conduire
eux-mêmes, avec toutes sortes d'égards, le docteur Guy Mauve dans la
case royale.

Là, le docteur Guy Mauve, qui est naturellement observateur,
s'aperçoit, avec surprise mêlée d'intime satisfaction, qu'il se trouve
en présence de physionomies à lui connues et que ces physionomies
semblent être, comme d'habitude, dans un état de léthargie avancée.

Aussitôt le docteur se met en devoir d'ajouter à son grand mémoire un 14
e appendice intitulé
: «
Des voyages immenses que peuvent entreprendre et parachever à l'état de sommeil les animaux dits hibernants.
» Appendice où il formule de nouveau cette opinion, déjà par lui émise, que ces dames dorment à la façon du loir.

«
Et vous savez si le loir est cher
!
» murmure sentencieusement une voix à son oreille. C'est Agénor I
er,
qui, fatigué des cérémonies auxquelles on le soumet, a tenté de se
soustraire à l'anglaise à l'admiration de ses peuples et à leurs
hommages et qui, usant de ses prérogatives royales, s'est permis de lire
par dessus l'épaule du docteur.

Agénor en I
er, intimement ravi d'avoir tant d'esprit,
ayant légérement souri de cet excellent calembour, le peuple, qui ignore
la cause du mécontentement du Grand-Ghi-Ghi-Bat-i-Fol, s'empresse
néanmoins de se tordre. C'est ainsi que les choses se passent en
Papouasie.
Extraordinaire conséquence d'un calembour.

Le rire étant éminemment contagieux gagne les Micronésiens qui
deviennent aussitôt tire-bouchonoïdes. (Dessin dû à l'habile crayon de
mademoiselle Artémise Fenouillard, princesse du sang.)

La contagion atteignant les Polynésiens eux-mêmes, ceux-ci éclatent
de rire. (Dessin communiqué par mademoiselle Cunégonde Fenouillard,
autre princesse du sang.)

Par esprit d'imitation, les volcans du Pacifique entrent eux-mêmes en
éruption. (Dessin fait d'imagination par l'auteur qui n'est ni prince,
ni princesse du sang.)

Ce qui détermine un violent tremblement de terre. (Ce dessin a été
exécuté par un de nos plus grands artistes – c'est l'auteur – d'après un
instantané communiqué par M. Fenouillard qui affirme avoir, dans ces
circonstances, conservé tout son sang froid.)

Lequel tremblement produit deux effets principaux
: 1
er effet
: il réveille ses dames de leur léthargie. 2
e effet
: il n'en produit aucun sur le docteur qui se contente d'écrire en note
: Traitement nouveau des léthargiques
: déterminer un violent tremblement de terre.

Le tremblement de terre produit encore un effet secondaire et
accessoire. Persuadés que ce cataclysme est l'indice de la colère des
dieux contre leur grand Ghi-Ghi-Bat-i-Fol, les Papous s'empressent de
leur sacrifier quelques victimes expiatoires.
N
OTA BENE. — Ces renseignements nous
ayant été donnés par M. Fenouillard lui-même, nous croyons qu'il y a
lieu de ne pas ajouter entièrement foi aux causes qui, selon lui, ont
provoqué sa déchéance. Ces causes nous paraissent par trop
invraisemblables. Il doit y avoir autre chose.
Dernière heure. — Nous recevons de Melbourne la dépêche suivante
: «
Agénor I
er détrôné pour actes arbitraires et despotiques
: a voulu mettre un impôt sur bretelles, faux-cols et sous-pieds, afin de doter ses filles.
» Nous avions donc raison de douter.