De l´adoration du
chien Guinefort
"Il faut parler en sixième lieu des superstitions outrageantes, dont certaines sont outrageantes pour Dieu, et d´autres pour le prochain. Sont outrageantes pour Dieu les superstitions qui accordent les honneurs divins aux démons ou à quelque autre créature: c´est ce que fait l´idolâtrie, et c´est ce que font les misérables femmes jeteuses de sorts, qui demandent le salut en adorant des sureaux ou en leur faisant des offrandes; méprisant les églises ou les reliques des saints, elles portent à ces sureaux, ou à des fourmilières ou à d´autres objets, leurs enfants, affin que guérison s´ensuive.
C´est ce qui se passait récemment dans le diocèse de Lyon où, comme je prêchais contre les sortilèges et entendais les confessions, de nombreuses femmes confessèrent qu élles avaient porté leurs enfants à saint Guinefort. Et comme je croyais que c´était quelque saint, je fis mon enquête et j´entendis pour finir qu´il s´agissait d´un chien lévrier, qui avait été tué de la manière suivante.
Dans le
diocèse de Lyon près du village des moniales nommé Neuville, sur la terre du
sire de Villars, a existé un château, dont le seigneur avait de son épouse un
petit garçon. Un jour, comme le seigneur et la dame étaient sortis de leur
maison et que la nourrice avait fait de même, laissant seul l'enfant dans le
berceau, un très grand serpent entra dans la maison et se dirigea vers le
berceau de l'enfant. A cette vue, le lévrier, qui était resté là, poursuivant
le serpent et l'attaquant sous le berceau, renversa le berceau et couvrit de
ses morsures le serpent, qui se défendait et mordait pareillement le chien. Le
chien finit par le tuer, et il le projeta loin du berceau. Il laissa le berceau
et de même le sol, sa propre gueule et sa tête, inondés du sang du serpent.
Malmené par le serpent, il se tenait dressé près du berceau. Lorsque la
nourrice entra, elle crut, à cette vue, que l'enfant avait été dévoré par le
chien et elle poussa un hurlement de douleur très fort. L'entendant, la mère de
l'enfant accourut à son tour, vit et crut les mêmes choses, et poussa un cri
semblable. Pareillement, le chevalier, arrivant là à son tour, crut les mêmes
choses, et tirant son épée, tua le chien. Alors s'approchant de l'enfant, ils
le trouvèrent sain et sauf, dormant doucement. Cherchant à comprendre, ils
découvrirent le serpent déchiré et tué par les morsures du chien. Reconnaissant
alors la vérité du fait, et déplorant d'avoir tué si injustement un chien
tellement utile, ils le jetèrent dans un puits situé devant la porte du
château, jetèrent sur lui une très grande masse de pierres et plantèrent à côté
des arbres en mémoire de ce fait. Or, le château fut détruit par la volonté
divine et la terre, ramenée à l´état de désert, abandonnée par l´habitant.
Mais les paysans,
entendant parler de la noble conduite du chien et dire comment il avait été
tué, quoique innocent et pour une chose dont il dut attendre du bien,
visitèrent le lieu, honorèrent le chien tel un martyr, le prièrent pour leurs
infirmités et leurs besoins, et plusieurs y furent victimes des séductions du diable qui, par ce moyen, poussait les hommes dans
l´erreur. Mais surtout, les femmes qui avaient des enfants faibles et malades
les portaient en ce lieu. Dans un bourg fortifié distant d´une lieue de cet
endroit, elles allaient chercher
une vieille femme qui leur enseignait la manière rituelle d'agir, de faire des
offrandes aux démons, de les invoquer, et qui les conduisait en ce lieu.
Quand elles y
parvenaient, elles offraient du sel et d´autres choses ; elles pendaient
aux buissons alentour les langes de l´enfant ; elles plantaient un clou
dans les arbres qui avaient poussé en ce lieu ; elles passaient l´enfant
nu entre les troncs de deux arbres : la mère, qui était d´un côté, tenait
l´enfant et la jetait neuf fois à la vieille femme qui était de l´autre côté.
En invoquant les démons, elles adjuraient les faunes qui étaient dans la forêt
de Rimite de prendre cet enfant malade et affaibli qui, disaient-elles, était à
eux ; et leur enfant, qu´ils avaient emporté avec eux, de le leur rendre
gras et gros, sain et sauf.
Cela fait, ces mères
infanticides reprenaient leur enfant et le posaient nu au pied de l´arbre sur
la paille d´un berceau, et avec le feu qu´elles avaient apporté là, elles
allumaient de part de d´autre de la tête deux chandelles mesurant un pouce, et
elles les fixaient dans le tronc au-dessus. Puis elles se retiraient jusqu´à ce
que les chandelles fussent consumées, de façon à ne pas entendre les
vagissements de l´enfant et à ne pas le voir. C´est en se consumant ainsi que
les chandelles brûlèrent entièrement et tuèrent plusieurs enfants, comme nous
l´avons appris de plusieurs personnes. (…)
Lorsque les mères
retournaient à leur enfant et le trouvaient vivant, elles le portaient dans les
eaux rapides d´une rivière proche, appelée la Chalaronne, où elles le
plongeaient neuf fois : s´il s´en sortait et ne mourait pas sur-le-champ
ou juste après, c´est qu´il avait les viscères bien résistants.
Nous nous sommes
transporté en ce lieu, nous avons convoqué le peuple de cette terre, et nous
avons prêché contre tout ce qui était dit. Nous avons fait exhumer le chien
mort et couper le bois sacré, et nous avons fait brûler celui-ci avec les
ossements du chien. Et j'ai fait prendre par les seigneurs de la terre un édit
prévoyant la saisie et le rachat des biens de ceux qui afflueraient désormais
en ce lieu pour une telle raison."
Étienne de Bourbon, XIIIe siècle
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