LE MONSTRE SÉANCE ACADÉMIQUE POUR LE SIÈCLE TRENTE ET QUELQUIÈME LE PRÉSIDENT Messieurs, l'Académie moderne des Sciences Phy- siopsychosociobiologiques est convoquée aujourd'hui pour assister à l'examen et se prononcer sur la nature d'un curieux phénomène, que notre célèbre membre correspondant, le docteur Subtil, a découvert dans un de ses extraordinaires voyages, et qu'il a l'honneur de présenter à votre étude. La parole est à notre éminent confrère. SUBTIL Messieurs, je ne me livrerai à aucune théorie préli- minaire touchant le cas tératologique que je vais avoir l'honneur de VOUS soumettre. L'explication, me semble- t-il, ne peut en être demandée qu'aux plus anciennes alluvions sédimenteuses du plus lointain atavisme. Mais je me ferais un scrupule de vous insinuer même cela, et je préfère m'en rapporter pleinement à vos lumières impartiales, en me bornant à un interroga- toire méthodique du sujet, dont les réponses vous en apprendront plus que tous mes commentaires. Il va sans dire, messieurs, que chacun de vous est libre de lui poser des questions. 11 n'y a ici, je vous prie de le croire, aucun charlatanisme. LE PRÉSIDENT Tout le monde, mon cher confrère, en est convaincu. LE MEMBRE GRINCHEUX , à part. Nous verrons bien. SUBTIL Messieurs, voici le sujet. Je vais d'abord, si vous le permettez, résumer les renseignements fournis à son égard par le bureau anthropométrique. Le sujet est i âgé de trente ans. Sa taille est de un mètre soixante- quinze centimètres. LE GRINCHEUX Exactement? SUBTIL A quelques millimètres près. LE GRINCHEUX Il fallait mesurer au vernier. LE PRÉSIDENT Ces détails ont vraiment peu d'importance. LE GRINCHEUX Tout a de l'importance. Enfin, passons ! SUBTIL Aussi bien, messieurs, ai-je hâte de procéder à l'in- terrogatoire, dont la gravité, je crois, fera taire toutes les malveillances. Je commence par la nourriture. (A Sanus.) Dites à ces messieurs de quoi vous vous nour- rissez. SANUS De pain, viande, œufs, laitage, légumes, poissons, fruits. SUBTIL Vous avez entendu, messieurs. LE PRÉSIDENT Nous avons entendu, en effet ; mais je pense être l'interprète de toute l'Académie en disant que nous avons entendu sans comprendre. LES MEMBRES C'est vrai, c'est vrai. LE GRINCHEUX Moi, j'ai compris ; mais j'estime que nous sommes dupes d'une mystification. SUBTIL Expliquez-vous. LE GRINCHEUX Je veux dire qu'il y a là simplement un emploi de vocables surannés, pour nous jeter de la poudre aux yeux. Le sujet prend-il en réalité ces aliments sous ces formes barbares, et par la bouche, ou bien désigne-t-il seulement ainsi son bol alimentaire, et ne se l'assi- mile-t-il pas, comme tout le monde, sous l'espèce lave- menteuse et par l'unique orifice nutritoire aujourd'hui en usage et qui est l'anus ? Toute la question est là. SUBTIL Il mange ces choses, monsieur, par la bouche, rien que par la bouche. LE GRINCHEUX Allons donc ! C'est impossible. SUBTIL, à Sanus. Par où mangez-vous ? Par la bouche ou par l'anus ? SANUs Par la bouche, voyons ! SUBTIL Messieurs, je ne le lui fais pas dire. LE GRINCHEUX, àpart. Il y a de la gabegie, là-dessous. SUBTIL, à Sanus. Montrez-nous comment vous vous y prenez. SANUS Oh 1 ce n'est pas bien malin ! 7/ inange.) LES MEMUKES Etonnant ! Prodigieux ! LE GRINCHEUX, à part. Quelque tour de passe-passe ! SUBTIL Messieurs, il boit de même. LES MEMBRES Quoi ? Quoi ? SUBTIL, à Sanus. Dites ce que vous buvez ? SANUS Du vin; de l'eau quand je n"ai pas de vin; mais J'aime mieux le vin. LES MEMBRES Du vin ! De l'eau 1 Que dit-il? LE GRINCHEUX, a^ec violence. Et par la bouche aussi? Pas au moyen d'injections hypodermiques ? SANUS Hypodermique vous-même! Par où voulez-vous que je boive, idiot? SUBTIL Messieurs, excusez le sujet, je vous prie. Il est irri- table souvent. Vous pensez bien que de telles anomalies ne vont pas sans un trouble profond de l'état mental. Si vous voulez que l'interrogatoire puisse continuer fructueusement, permettez-moi de le mener en douceur, comme il convient avec un malade. LE GRINCHEUX Ah ! du moment que c'est préparé î... SUBTIL Rien n'est préparé, mon cher collègue, rien, je vous le jure. Interrogez-le vous-même, si cela vous offre plus de sécurité ; seulement, encore une fois, je vous en prie, avec douceur. Moi, messieurs, je ne suis arrivé à obtenir des réponses qu'en employant une mansuétude extrême, au point de permettre que le sujet me traitât d'imbécile et de fou. LE GRINCHEUX, à part. Il n'avait fichtre pas tort I SAN us Bien sûr, docteur, vous êtes un sot ou un ali ':.'•. Et tous ces messieurs m'ont l'air de ne pas valoii' n.icux que vous. SUBTIL Vous voyez, messieurs. Mais les intérêts de la science avant tout, n'est-ce pas ? Que cela ne nous empêche pas
de poursuivre nos études ! (A Sanus.) Voulez-vous nous dire, mon cher ami, comment vous entendez les fonctions génésiques? SANUS Plait-il? SUBTIL En d'autres termes, voulez-vous avoir l'obligeance d'expliquer à ces messieurs que vous trouvez naturel l'acte de copulation avec une personne d'un autre sexe que le vôtre ? SANUS Hein ? Quoi ? LE GRINCHEUX, ironique. Notre éminent collègue n'a pas, je suppose, la pré- tention de nous faire croire que son sujet pratique l'union sexuelle à la mode des bêtes? SUBTIL J'ai cette prétention. LES MEMBRES Ah ! çà, par exemple, c'est un peu fort ! LE PRÉSIDENT Que notre honorable collègue veuille bien m'excuscr; nais j'estime traduire la pensée de l'Académie tout entière en affirmant que la chose parait absolument ndigne de foi. Notre honorable collègue sait bien que la fécondation artiriciclle est seule naturelle, aujour- dhui, et depuis un temps immémorial. Il sait aussi que les voluptés, dites sensuelles, sont admises, par les mœurs définitives, seulement entre individus du même sexe. Les lois de la société moderne n'en tolèrent et n'en consacrent point d'autres. SUBTIL Je n'ignore rien de tout cela, mon cher et illustre président... LE GRINCHEUX Et vous persistez à soutenir que votre sujet aberre au point de... ? SUBTIL Sans cela, messieurs et éminents collègues, aurais-je eu l'audace de vous déranger en vous promettant] l'étude dun cas tout à fait exceptionnel ? Non, non; si j'ai cru devoir appeler votre attention sur ce phéno- mène, c'est qu'il est vraiment phénomène et absolu- ment anormal. LE GRINCHEUX Et il met en pratique cette extraordinaire théorie du bisexualisme ? SUBTIL Il l´affirme. LE GRINCHEUX Voulez-vous lui demander de quelle façon il peut bien s'y prendre? SUBTIL, à Sanus. Vous entendez? Répondez, je vous prie. SANUS Tas de gâteux ! SUBTIL Ne vous emportez pas, mon ami! Là, là, calmez- vous, et ayez la bonté de nous répondre. Nous sommes ici des hommes de science. Nous cherchons la vérité. Nous voulons nous instruire. Nous travaillons pour le progrès. En quoi cela vous gènerat-il, de nous donner quelques explications... SANUS Sur quoi? Sur la manière de faire l'amour? SUBTIL Sur la vôtre, oui, mon ami, sur la vôtre, qui nous semble étrange. SANUS Comment, étrange ! Mais c'est la seule na' relie, celle de tous les animaux ! SUBTIL Vous le voyez, messieurs, je ne le lui fais pas dire. LES MEMBRES Oh ! Oh ! miraculeux ! Effarant ! Stupéfiant ! LE GRINCHEUX Une dernière question ! Est-ce que, par hasard, le iuje tne ferait pas des vers? LES MEMBRES Eh! Que dit-il? Des vers? Qu'est-ce que c'est? SUBTIL En effet, messieurs, le sujet fait des vers. LE GRINCHEUX Et, avec quoi, s'il vous plaît, fait-il des vers ? SUBTIL, à Sanus, Oui, avec quoi, mon ami, faites-vous des vers ? SANus Mais, avec des idées, des sentiments, des sensations, , des mots, des images, des rimes, et du génie. LES MEMBRES Ah ! ah ! ah ! C'est trop drôle 1 Ah ! ah ! ah ! ah ! Des i images! Des mots ! Des rimes ! Du génie ! Ah! ah ! ah ! ! LE PRÉSIDENT Messieurs, cette hilarité générale et légitime me semble résoudre la question. Notre éminent confrère a bien voulu nous consulter sur la nature du sujet qu'il nous présente. Je crois être le truchement de l'Académie tout entière en disant que notre religion est mainte- nant dûment éclairée. Il ne peut y avoir sur le sujet qu'une seule opinion, et elle est unanime, je pense. Ce singulier produit de l'atavisme est... LE GRINCHEUX Je demande la priorité de la constatation et qu'on m'accorde l'honneur d'avoir découvert que c'est un... LES MEMBRES Un monstre ! Un monstre ! C'est un monstre. SUBTIL Messieurs, je ne vous le fais pas dire.
Jean Richepin, Théâtre chimérique
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