"Qu'êtes-vous? — Je suis un Sylphe. —Un Sylphe! m'écriai-je avec transport, un Sylphe! — Oui, charmante Comtesse, les aimeriez-vous? — Si je les aime, grand Dieu! Mais vous me trompez, il n'en est point, ou s'il en est, qu'est-ce que les mortels peuvent pour votre bonheur, et comment une essence aussi céleste que la vôtre peut-elle descendre au commerce des hommes? — Notre félicité, dit-il, nous ennuie quand nous ne la partageons avec personne, et tout notre soin est de chercher quelque objet aimable qui mérite de nous attacher. — Mais, interrompis-je, j'ai lu que les Sylphides étoient si belles, pourquoi ...
— Je vous entends, dit-il, pourquoi ne nous pas attacher constamment à elles? Nous ne les touchons pas assez, elles nous voient trop et ce n'est jamais que par raison et pour ne pas laisser perdre la race des Sylphes qu'elles nous accordent quelques faveurs; la même considération nous détermine, et, comme vous voyez, cela ne doit pas former entre nous des liens fort tendres : c'est à peu près agir comme vous autres humains quand vous êtes mariés. Nous cherchons des femmes qui nous tirent de notre léthargie, comme elles cherchent de leur côté des hommes qui les dédommagent de l'ennui que nous leur causons. Toutes ces
choses sont réglées entre nous, et nous nous laissons de part et d'autre aller à notre penchant sans jalousie et sans mauvaise humeur. Vous rêvez, ajouta-t-il : avouez que c'est une chose gracieuse que d'avoir un Sylphe pour amant. Il n'est point, comme je vous l'ai dit, de fantaisie que nous ne satisfassions, de biens dont nous ne comblions ce que nous aimons; plus esclaves qu'amants, nous sommes soumis à toutes ses volontés, incommodes dans un point seulement. — Quel est-il? demandai-je brusquement. — Nous exigeons de la constance, et je veux bien vous avertir que la mort la plus cruelle suit toujours avec nous la
moindre apparence d'infidélité. — Miséricorde! m'écriai-je, je renonce à
vous pour jamais. » L'Esprit, à ce discours, fit un éclat de rire qui me fit remarquer la simplicité de ma peur. « Vous riez, mon Sylphe, lui dis-je. — Je ris, repartit-il, de ce qu'il n'y a point de femmes qui ne se
révoltent sur cet article, et qui n'aiment mieux renoncer à tous les
avantages que notre possession leur assure qu'à leur inconstance
naturelle. —Vous vous trompez, lui dis-je : ne voulant point être inconstante, je n'ai rien à redouter, et cependant l'idée de ne le pouvoir devenir sans risque m'afflige sensiblement : vous croirez toujours ne devoir mon attachement pour vous qu'à la crainte du châtiment, vous m'en aimerez moins.
— Pouvez-vous le croire? répondit-il. Si nous sommes gênants pour les femmes dissimulées,
parce que nous savons tout ce qu'elles pensent, celles qui ont le cœur bon et droit doivent être charmées que rien ne nous échappe; nous leur tenons compte de ces délicatesses de l'âme, de ces sentiments fins que la stupidité et l'indolence des hommes n'aperçoivent pas, et plus nous connoissons leur amour, plus leur bonheur est parfait. Ne croyez cependant pas que la condition que je propose soit si terrible. Les Sylphes sont à tous égards si fort au-dessus des hommes qu'il s'en faut bien que ce soit un supplice de les aimer constamment. J'imagine que l'ennui d'une habitude où le cœur languit est la seule chose qui détermine une femme vers l'inconstance : elle ne voit
plus dans un amant ces désirs tumultueux, lesquels, soit qu'elle les
rebutât, soit qu'elle voulût les satisfaire, l'amusoient également. Ce n'est plus qu'un homme ennuyé qui s'excite par bienséance, qui dit nonchalamment qu'il aime, qui le prouve avec plus d'embarras encore, et dont le visage
muet et glacé n'aide jamais à persuader ce que sa bouche prononce. Que
fera une femme en pareil cas? Par un honneur vain et mal entendu, passera-t-elle le reste de sa jeunesse dans un lien qui ne fait plus son bonheur? Elle change et fait bien. On lui fait un crime de ce qu'elle change la première; c'est qu'elle sent plus vivement que les hommes, et qu'elle n'a pas de temps à perdre. D'ailleurs, c'est souvent par bonté pour celui qu'elle a aimé: elle le voit languir auprès d'elle sans pouvoir se résoudre à la quitter, parce qu'il craint de se déshonorer; elle lui fournit un prétexte et se charge du crime. C'est un procédé bien généreux et que les hommes ne méritent pas, car ils ont l'impertinence de s'en fâcher.
— Les Sylphes, lui demandai-je, ne sont donc pas sujets à l'ennui et au dégoût? Ils sont sans doute aussi constants qu'ils exigent qu'on le soit pour eux. — Du moins, répondit-il, quand ils changent, c'est si subitement qu'on n'a pas le temps de s'en défier; on les voit encore amoureux un quart d'heure avant qu'ils disparaissent. —Mais quelqu'un qui s'en défierait et qui changerait avant eux? lui dis-je. —Oubliez-vous que...— Ah! je m'en souviens! Vous êtes de cruelles gens de nous priver de toutes nos ressources.— Quand, repartit-il, vous n'auriez point l'objet de la mort devant les yeux, vous ne voudriez point changer. Le meilleur moyen d'empêcher une femme d'être inconstante est de ne lui pas donner le temps d'appuyer sur un caprice; mais ce soin seroit trop fatigant pour les humains, et ce n'est qu'aux Sylphes qu'il appartient de savoir employer tous les instants et de prévenir
ces fantaisies momentanées qui naissent dans votre cceur. — Je crois,
lui dis-je, qu'avec ces talents heureux que vous attribuez aux Sylphes,
on peut encore se dégoûter d'eux. Il est bon de nous laisser désirer quelquefois. 11 est des temps où nos réflexions sur nos plaisirs nous amusent
plus que tous les empressements d'un amant; d'ailleurs, vous avouerez que des soins perpétuels fatiguent, et ce seroit assez pour m'empêcher de vous désirer que la certitude de ne vous désirer jamais vainement.
—Ce sentiment est assez singulier, repartit-il, et je doute qu'il soit vrai. Croyez qu'avec nous on n'a pas le temps de faire ces réflexions; vous devenez Sylphides par notre commerce, et, participant à notre substance, le soin de répondre à nos empressements devient aussi léger pour vous qu'il l'est pour elles. — Vous savez lever toutes les difficultés, lui dis-je; mais, quand vous quittez une femme, lui reste-t-il quelque essence de vous? — Quelquefois, par bonté, réponditil, nous lui en enlevons une partie; par malice souvent nous la lui laissons tout entière. — Ce procédé n'est pas bon, repris-je.—Je conviens, dit-il, que nous pourrions nous dispenser de laisser après nous des désirs que nous seuls pouvons éteindre; mais nous ne connoissons que cela pour être regrettés, et c'est un plaisir qui nous touche. Vous rêvez. — Il est vrai, dis-je, je rêve que je connois dans le monde nombre de femmes Sylphides.— Oh! vraiment, me dit-il, comme c'est à la Cour que nous faisons nos plus grands coups, il n'est pas difficile d'y reconnoître nos traces; mais il me semble que cette espèce de malice ne vous effraye pas tant que la mort sur laquelle vous vous êtes tantôt récriée : elle a pourtant des inconvénients. — Je les crains, mais je puis les éviter.—En ne m'aimant pas, dit le Sylphe; vous n'y gagneriez rien : c'est aussi la punition de celles qui nous résistent. — Eh! grand Dieu, m'écriai-je, de quel côté fuir! — Laissons tout ce badinage, reprit le Sylphe. — Oh! assurément, nous le laisserons, me récriai-je tout effrayée; point de commerce, Monsieur le Démon :si vous vouliez m'engager à vous donner l'immortalité, il falloit me cacher la perversité de votre caractère et les risques qui suivent les engagements qu'on prend avec vous.
— Expliquons-nous, répondit-il. Je vois que, l'esprit imbu des rêveries que le comte de Gabalis a débitées, vous croyez que vous pouvez nous donner l'immortalité; c'est-à-dire que vous faites ce que la nature n'a pas jugé à propos de faire. Je pense encore que, selon ces belles idées, vous nous croyez soumis aux foibles lumières de vos sages, et que nous descendons
à leurs évocations. Quelle apparence qu'une essence supérieure à
l'homme ait besoin d'être instruite par lui et puisse être forcée à lui
obéir! Pour l'immortalité que vous prétendez pouvoir nous donner, cette imagination est encore ridicule, puisqu'il est à présumer qu'un commerce fréquent avec une substance inférieure avilirait la nôtre, loin de lui donner de nouvelles forces. —Je vois, lui répondis-je, que j'ai été trop crédule, mais je n'en suis pas plus disposée à vous aimer : je vous crains. —
Rassurez-vous, reprit-il. Quant à la mort dont je vous ai menacée, nous n'en venons pas toujours à cette extrémité; souvent nous changeons nousmêmes, et vous pouvez alors rentrer dans vos droits; mais nous ne voulons pas plus qu'on nous prévienne que vous-mêmes quand vous êtes engagées : ce sont des affronts que vous ne pardonnez point, et notre vanité est aussi sensible que la vôtre. Quant à l'autre châtiment, à moins que vous ne me le demandiez vousmême, je vous l'épargnerai. Voyez, consultezvous, congédiez-moi bien sérieusement ou acceptez les conditions que je vous propose. — Comment voulez-vous, répondis-je, que je puisse assurer de ma tendresse quelqu'un que je ne connois pas, que je n'ai pas vu ? Je ne désavoue pas que vous ne plaisiez déjà un peu; mais si malheureusement vous n'étiez qu'un Gnome...
— N'en dites point de mal, interrompit le Sylphe. Il est vrai qu'ils ne sont pas d'une figure avantageuse, mais ils ne laissent pas de nous dérober bien des conquêtes. Ils sont parmi nous ce que les financiers sont parmi les hommes, et ce n'est pas ce que votre sexe considère le moins; tous les jours même ils nous enlèvent nos Sylphides. — Comment, lui demandai-je, une espèce aussi supérieure que la leur est-elle sensible aux présents?
— Oui, dit-il, elles prennent des Gnomes pour
donner à leurs amants; et quand ce soin ne les obligeroit pas à répondre à la passion de ces esprits hideux, elles sont femelles, par conséquent capricieuses ; le changement les amuse, et la bizarrerie de leur goût est pour elles un plaisir d'autant plus touchant qu'il peut leur être reproché. Mais, ma belle Comtesse, ne voudrez-vous point me faire des questions
plus intéressantes, et votre curiosité s'arrêtera-t-elle toujours sur
d'aussi petits objets que ceux sur lesquels je l'ai satisfaite? Ne me permettez-vous donc point de me montrer ? — Ah! mon Sylphe, m'écriai-je, que je crains votre présence! —Que ne la souhaitez-vous ! » dit-il en soupirant. Je ne répondis moi-même que par un soupir. En ce moment une lueur extraordinaire remplit ma chambre, et je vis au chevet de mon lit le plus bel homme qu'il soit possible d'imaginer..."
Crébillon fils, Le Sylphe