«Dans
les derniers jours du mois de janvier 1785, vingt-deux personnes, appartenant à
la littérature, au théâtre et au barreau, reçurent par la poste un billet
d'invitation, imprimé dans la forme des billets d'enterrement, avec des gueules
béantes au lieu de têtes de mort.
Ce billet était ainsi conçu:
« Vous êtes prié d'assister au convoi et
enterrement d'un Gueuleton qui sera donné le samedi 1er février par messire
Balthazar Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au parlement , correspondant,
pour la partie dramatique, du journal de Neufchâtel, en sa maison des
Champs-Elysées.
« L'on se rassemblera à neuf heures du soir, et le
souper aura lieu à dix.
« Vous êtes prié de ne point amener de laquais,
parce qu'il y aura des servantes en nombre suffisant.
« Le cochon et l'huile ne manqueront point à
souper.
a Vous êtes
prié de rapporter le présent billet, sans lequel on ne pourra entrer. »
Ce billet d'invitation circula dans les coulisses,
les cafés, les cercles et les bureaux de gazettes; il piqua la curiosité des
personnes qui connaissaient le caractère original de Grimod de la Reynière, et
les invités se promirent de ne pas manquer au rendez-vous.
L'amphitryon
avait voulu se trouver absolument maître de l'hôtel de la Reynière et de tout
le matériel de la cuisine et de l'office.
En conséquence, le matin du 1er février, il alla
voir son père qui était encore au lit, et il annonça qu'il avait fait préparer
pour le soir même un splendide feu d'artifice, dans lequel on verrait tous les
phénomènes de la foudre céleste.
M. de la Reynière n'en demanda pas davantage; il se
leva sur-le-champ, s'habilla tout à la hâte et partit pour la campague, malgré la
neige qui tombait à flocons.
Madame de la
Reynière n'avait pas même été avertie du départ de son mari, mais elle reçut de
son fils une lettre très-respectueuse qui lui promettait pour l'après-dîner une
ambassade de poissardes de la Halle, lesquelles devaient lui offrir un bouquet,
l'embrasser les unes après les autres et lui réciter un compliment en l'honneur
du carnaval.
Madame de la
Reynière ne se sentit pas le courage d'attendre de pied ferme le compliment ,
le bouquet et l'accolade des dames de la Halle au poisson ; elle fit mettre les
chevaux à son carrosse et s'en alla passer deux jours au château de Grosbois.
Grimod de la
Reynière S'empara aussitôt de tout l'hôtel et y fit exécuter, à huis clos, tous
les apprêts de son fameux souper par trois cents ouvriers tapissiers,
menuisiers et décorateurs.
La grande porte resta fermée ce jour-là, et comme
on venait y frapper à chaque instant, il fit apposer un écriteau portant cette
inscription:
On est prié de repasser avant le jugement dernier
des fermiers généraux.
Tout était
en mouvement dans l'intérieur de l'hôtel ; on changeait complétement la décoration
des appartements, et le bruit des marteaux se mêlait au cliquetis des
casseroles et des tourne-broches.
Grimod de la
Reynière présidait à tout ce remue-ménage; il avait pris pour aide et pour
conseil un petit homme à la mine éveillée, à la parole joviale, à la voix
grasseyante : c'était Dugazon, un des bons acteurs de la ComédieFrançaise.
L'ordonnateur
de la fête avait l'air grave et presque solennel; il ne se déridait pas même en
goûtant les sauces avec la conscience d'un expert juré.
A neuf heures sonnant, les convives arrivèrent coup
sur coup, la plupart à pied, quelques-uns en voiture, tous en habit de gala.
Le suisse, en grand uniforme, la hallebarde au poing,
se tenait à la porte d'honneur.
— Où allez-vous, monsieur? disait-il à chaque
arrivant : Chez l'Oppresseur du peuple ou chez le Défenseur du peuple?
La question, posée ainsi à brûle-pourpoint, ne
laissait pas que d'embarrasser ceux à qui elle s'adressait. Toutefois, on ne
pouvait confondre l'avocat avec le fermier général, et chacun se rappelait que de
tous temps un avocat avait passé pour le défenseur de la veuve et de l'orphelin.
On entrait donc résolûment chez le Défenseur du
peuple, quand le suisse avait corné le billet d'invitation.
Mais la surprise
était grande pour les invités, de se trouver d'abord dans une espèce de salle
d'armes dont les murailles n'avaient pas d'autre tapisserie que des épées, des
sabres, des poignards, des pistolets et des carabines, accrochés et agencés
avec beaucoup de régularité et de symétrie.
Au milieu de cet arsenal, on voyait dix hérauts
d'armes, casqués, cuirassés, équipés à la façon du xve siècle, debout et immobiles, la trompette
à la main.
Ils étaient chargés, à tour de rôle, d'introduire
les convives dans la première chambre du Gueuleton.
Cette
chambre, tendue en drap rouge, n'était éclairée que par des feux de Bengale,
que vomissaient deux monstres fantastiques, en bronze, dont le corps difforme
renfermait un appareil pyrotechnique.
Là, un personnage inconnu, armé de pied en cap, la visière
baissée et l'épée nue à la main, s'avançait d'un pas menaçant sur les nouveaux
venus et leur demandait, d'une voix de stentor, s'ils étaient bien résolus à
tenter l'aventure.
Sur la réponse
affirmative de l'initié, qui présentait son billet, on le faisait passer dans la
seconde chambre du Gueuleton.
Cette
seconde chambre ressemblait à une étude de procureur; on avait peint sur les
murs une multitude de sacs et de dossiers d'avocat ; elle était éclairée par un
lustre en forme de balance.
Une
inscription, sur un transparent lumineux, annonçait que les philosophes et les
gens d'esprit devaient être à leur aise chez l'ennemi des fermiers généraux,
des nobles et des sots.
Un homme d'un âge respectable, portant robe noire,
perruque à marteau et bonnet carré, était assis devant une table couverte de registres
et de paperasses. Il adressait la parole aux invités; il demandait lentement,
froidement, tristement, à chacun, son nom, sa demeure, sa profession, ses
qualités : il prenait note de tout, et il avait l'air d'un juge dressant son
réquisitoire.
Après quoi,
il terminait l'interrogatoire par quelque question saugrenue ou comique, à
laquelle on était forcé de répondre, et cette réponse embarrassait souvent
celui qui devait la faire.
On sut plus tard que le rôle du commissaire
enquêteur était rempli par un bon bourgeois nommé Aze, maître fondeur,
ciseleur, graveur et argenteur, demeurant à Paris, rue de la Vieille-Monnaie.
Il avait connu Grimod de la Reynière dans la loge
maçonnique, où celui-ci s'était fait recevoir franc-maçon, et ils se lièrent
ensemble sous les auspices de la franc-maçonnerie, qui favorisait leur goût
prononcé pour la mystification.
Après toutes
ces formalités, les invités étaient admis dans la salle d'assemblée, dont un
huissier ouvrait la porte, en les annonçant par leurs noms, titres et qualités.
Avant qu'ils
eussent le temps de se reconnaître, deux enfants de chœur grotesques les
encensaient et les enveloppaient d'un nuage de fumée odorante.
Ensuite,
deux joueurs de mandoline exécutaient sur leur instrument différents airs
mélancoliques, en chantant des vers que Grimod de la Reynière avait composés à
l'occasion de celte fête de carnaval, et qui roulaient sur le mépris des vanités
humaines, sur les joies du système d'Épicure et sur le calme du vrai philosophe
en face de la mort.'
La salle d'assemblée, où l'amphitryon attendait ses
vingt-deux convives et les recevait avec une majesté silencieuse, c'était le
grand salon du fermier général. On n'avait fait aucune innovation dans
l'ameublement. Tout resplendissait de velours, de satin, de brocart, de dorure,
que reflétaient les glaces des cheminées et des trumeaux; mais les lustres et les
girandoles n'avaient point été allumés.
Cette vaste
pièce n'était éclairée que par quatre bougies de cire verte, qu'on avait
placées dans des têtes de mort, en guise de lanternes, ce qui produisait une
demi-clarté sépulcrale.
Rien n'était
plus étrange que ces têtes de mortlumineuses, au milieu des emblèmes riants de l'amour,
de la volupté et de la richesse.
Qui le
croirait? Grimod de la Reynière avait imaginé ce souper philosophique, moins
pour jouir de l'étonnement de ses hôtes que pour célébrer d'une manière
exceptionnelle son heureuse initiation au bonheur d'aimer.
Il fallait être Grimod de la Reynière, pour
associer des idées, des impressions et des sentiments ainsi incompatibles!
Or, il était devenu amoureux d'une fdle d'Opéra, et
il avait voulu prouver à vingt-deux hommes d'esprit, que, malgré toutes les
folies que l'amour pourrait lui faire faire, il n'en restait pas moins
philosophe.
La déesse de la fête était présente, sous des
habits d'homme, avec une de ses compagnes. Grimod de la Reynière la présenta
tour à tour à chacun des invités, en les priant de se souvenir que les yeux et
les oreilles des femmes étaient plus faciles à s'effaroucher qu'à se fermer :
il leur rappelait donc qu'ils allaient pénétrer dans le temple de la Vestale.
Ces
préliminaires assez lugubres avaient mal disposé l'appétit des convives, quand
on entendit sonner le glas des morts dans une salle voisine ; c'était le signal
du souper.
Le maître du logis prit la main des deux femmes et
ouvrit la marche, suivi des vingtdeux convives, qui s'engagèrent, à sa suite,
dans un corridor entièrement obscur, non sans éprouver une vive émotion de curiosité
et d'inquiétude.
La cloche tintait toujours. Les portes du salon
s'étaient refermées derrière eux et ils se pressaient les uns contre les autres
dans les ténèbres.
Tout à coup
une toile de théâtre se lève, et l'on aperçoit la table dressée dans la salle
du festin.
Cette salle,
complétement tendue de noir, comme pour des funérailles, était éclairée par des
lampes antiques et des candélabres gigantesques chargés de bougies; on eût dit
une chapelle ardente.
De toutes parts, les attributs de la mort opposés à
ceux de l'amour; des os et des têtes de mort peints ou brodés sur les tentures;
des arcs et des carquois, des cœurs enflammés et des couronnes de roses.
La table représentait un immense catafalque, sur
lequel brillaient aux feux des bougies les plus belles pièces d'argenterie et
d'orfèvrerie. Le couvert des convives avait été préparé en vue de cette bizarre
orgie : les verres de cristal étaient taillés en façon de vases lacrymatoires
et de coupes funéraires; les assiettes de porcelaine peinte et dorée offraient
pour sujets un ingénieux mélange d'attributs galants et funèbres, avec des
devises qui tenaient aussi des deux genres.
Une couronne
de cyprès et de roses était déposée sous la serviette de chaque invité, qui dut
la placer sur sa tête, bon gré mal gré, pour obéir à l'injonction du Roi du
festin.
On s'était mis à table, mais on ne se sentait pas
trop d'humeur à boire ni à manger, en présence de cet appareil mortuaire. On
mangeait du bout des lèvres, on buvait en silence, jusqu'à ce qu'on se fût
familiarisé avec la physionomie assez peu réjouissante de la salle.
Mais le
souper était splendide, les mets étaient succulents, les vins exquis. On ne
tarda pas à oublier la forme des verres et les peintures des assiettes : on
mangea bientôt à belles dents, on but à longs traits ; un aimable laisser-aller
gagna l'assemblée, qui devint gaie et rieuse.
— Ce festin est l'image de la vie, dit
sententieusement Grimod de la Reynière : on est heureux^ on aime, et la mort
est là.
Cette
réflexion philosophique faillit rembrunir les fronts et les esprits ; mais la gaieté
reparut presque aussitôt, quand on vit apporter un nouveau service.
C'était le
cinquième. Celui-ci n'était composé que de chair de porc accommodé de toutes
les manières. On y fit largement honneur.
— Que vous semble de ce service? demanda Grimod de
la Reynière en s'adressant à tous ses convives.
— Excellent! divin! admirable! parfait! sublime!
telles furent les exclamations qui répondirent avec un enthousiasme flatteur à la
question délicate du Lucullus goguenard.
— Messieurs, reprit-il d'un ton grave et doctoral,
cette cochonaille est de la façon du charcutier Grlraod, demeurant rue
Montmartre , à l'enseigne du Veau d'or, mon cousin et le cousin de mon
père.
On se regarda en s'efforçant de ne pas rire, et
l'on recommença de plus belle à jouer de la fourchette.
Un sixième service fut mis sur la table : il
n'était formé que de salades de vingt espèces différentes.
— Avez-vous remarqué l'huile de ces salades?
demanda l'amphitryon; en êtes-vous content?
— On n'en a pas de meilleure chez le roi, répondit
un des dégustateurs, en se faisant l'interprète de tous.
— Eh bien, reprit d'un air glorieux Grimod de la Reynière,
cette huile m'a été fournie par l'épicier Laurent, demeurant rue des Lombards,
à l'enseigne de l'Olivier, mon cousin et le cousin de mon père. Je vous
le recommande , ainsi que notre cousin le charcutier Grimod.
On rit cette fois à gorge déployée, et
l'amphitryon, se tournant vers un scribe qui rédigeait le procès-verbal de la séance
gastronomique, lui dit d'un ton solennel:
— Ne manquez pas de mettre en grosses lettres : «
cousin de monsieur mon père. »
Le septième service était composé exclusivement de sucreries
et de pâtes confites. On ne les ménagea pas plus que le reste, et les soupeurs
donnèrent quelque répit à leur estomac fatigué, en croquant des douceurs.
Grimod de la
Reynière attendit qu'ils eussent goûté à tous les bonbons, pour leur faire sa
question sacramentelle: « Êtes-vous content du confiseur? »
— Oui! oui! s'écrièrent à la fois tous les
assistants qui avaient encore la bouche pleine.
— J'en suis très-flatté pour lui et pour moi, dit
le plaisant amphitryon, car ce confiseur, qui se nomme Genin, et qui excelle
dans l'art des devises de bonbons, est le petit-cousin de ma mère. Je vous le
recommaude surtout pour les dragées de baptême.
Il y eut encore un huitième et un neuvième service,
mais Grimod de la Reynière avait épuisé la liste de ses parents roturiers et
marchands; il ne nomma pas le pâtissier et le fruitier qui avaient fourni les
fruits et les pâtisseries; il se contenta de porter deux santés, l'une à
l'Amour et l'autre à la Mort.
En ce moment, une galerie supérieure qui régnait
autour de la salle à manger se remplissait de spectateurs, auxquels
l'amphitryon avait permis de jeter un coup d'œil sur le souper.
Trois cents
billets avaient été distribués à cet effet, et les porteurs de ces billets
furent introduits à deux heures du matin.
A peine étaient-ils entrés, qu'un orchestre caché
exécuta un Requievi à la sourdine, tandis que des choristes chantaient,
sur un mode vif et joyeux, des airs à boire et des ariettes d'opéra-comique.
Ce mélange de gai et de triste, de religieux et de profane,
n'était pas fait pour favoriser la digestion des convives. Ils firent la grimace
et s'arrêtèrent sur les dernières limites de leur appétit.
Ce n'est pas tout : les chanteurs entonnèrent le De
profundis, et l'orchestre se mit à jouer des valses et des contredanses.
Mais l'auditoire n'avait pas envie de danser, en écoutant les lamentables
mélodies du psaume des morts.
Pendant
qu'un silence glacial se répandait autour de la table où l'on ne voyait plus
qu'une représentation funèbre, le service qui avait été fait jusque-là par des
filles assez jolies, en costume de nymphes et de bacchantes, changea de personnel":
de véritables croque-morts, tout de noir habillés, avec de longs crêpes
flottants, apportèrent le café et les liqueurs.
— En vérité, mon cher ami, dit tout haut un jeune
avocat, nommé M. de Bonnières, que l'amphitryon avait placé à sa droite, cela
passe la plaisanterie : on va nous mettre aux PetitesMaisons, en sortant d'ici.
Il y avait des murmures et des cris désapprobateurs
dans la galerie haute, où ce spectacle lugubre trompait désagréablement
l'attente des curieux.
Grimod de la
Reynière ordonna de faire évacuer la galerie, mais il refusa obstinément de rendre
la liberté aux vingt-deux victimes de son Gueuleton sépulcral.
On commençait à se fâcher contre lui et on allait
quitter la table, de gré ou de force, quand les lumières s'éteignirent à la fois
et la salle fut plongée dans une obscurité complète.
Alors un
coup de tam-tam donna le signal des apparitions fantasmagoriques, qui se
dessinèrent en traits de feu sur les murailles et sur le plafond, au cliquetis
des chaînes de fer qu'on agitait, au son des porte-voix qu'on embouchait, au
fracas du tonnerre qu'on imitait.
L'art de la
fantasmagorie était encore peu connu à cette époque, où il faisait pourtant de merveilleux
progrès, sans sortir des cabinets de physique. On l'employait presque
exclusivement aux initiations de la franc-maçonnerie, à laquelle Grimod de la Reynière
l'avait emprunté perfidement, pour soumettre à une épreuve décisive les
cerveaux et les estomacs de ses convives.
La moitié d'entre eux, il faut l'avouer, n'avaient
pas résisté à l'épreuve, et le souper menaçait de se terminer par une
indigestion générale, lorsque la fantasmagorie laissa respirer son monde.
Les lumières
reparurent comme par enchan^ tement, mais il ne restait rien de la décoration
funéraire qui formait tout à l'heure un contraste si pénible avec l'objet de la
réunion épulatoire. Tentures noires, catafalques, devises et emblèmes de mort,
tout s'était évanoui avec les ténèbres.
La salle du souper n'était plus qu'une admirable
serre-chaude, remplie de plantes rares et odoriférantes, avec des jets d'eau,
des bassins peuplés de poissons rouges et des volières remplies d'oiseaux du
Brésil.
A cet aspect réjouissant, la mauvaise humeur des
convives n'eut pas le courage d'éclater. Mais, quoiqu'une troupe de bergers et de
bergères, dans le style Watteau, distribuât des glaces et des sorbets, la plupart
des invités demandèrent à se retirer.
Il était quatre heures du matin. La fête avait .
coûté plus de dix mille livres. J
Le lendemain, Grimod de la Reynière fit distribuer
aux pauvres les reliefs du souper, devant la porte de l'hôtel.
Il avait fait dresser minutieusement le
procès-verbal de cette étrange farce de carnaval. Il en présenta une copie à
son père, en le priant de payer les frais, qu'il ne pouvait payer, lui, sur sa
pension annuelle de quinze mille livres.
Le fermier général lui demanda ce que signifiaient
ces cérémonies funéraires mêlées aux joyeuses orgies d'un souper.
Grimod de la
Reynière répondit qu'il avait donné ce souper en l'honneur de mademoiselle
Quinault, comédienne du Théâtre-Français, qui venait de mourir et qui était
fort liée avec sa mère; il ajouta qu'il avait voulu faire honte aux héritiers
collatéraux de cette actrice célèbre , lesquels n'avaient pas envoyé de billet
d'enterrement à ses amis, et s'étaient bornés à la faire enterrer presque en
cachette.
— La meilleure manière d'honorer les morts, dit-il,
c'est de faire acte de bon vivant en mémoire d'eux.
Le souper de l'hôtel de la Reynière fut l'entretien
de tout Paris; on en racontait des particularités monstrueuses, qui ne
reposaient pas même sur un fond de vraisemblance. Les gazettes recueillirent
les échos confus de cette nuit de surprises et de mystifications, plus tristes
que plaisantes.
Moufle d'Angerville, qui rédigeait la suite des Mémoires
secrets de Bachaumont, hésita quelque temps sur le récit qu'il adopterait.
«Jusqu'à
présent, écrivait-il à la date du 7 février, on n'a remarqué que de la singularité
dans la conduite de M. Grimod de la Reynière, mais il vient de se permettre une
farce de carnaval, qui, par certains traits de méchanceté, le fait assimiler au
marquis de Brunoy, qu'on s'imagine voir revivre en lui. » Presque tous les
convives du Gueuleton avaient été malades, les uns d'avoir trop bu et trop
mangé, les autres d'avoir éprouvé des émotions trop vives; plusieurs, d'un
esprit plus faible et plus timoré, eurent des hallucinations et des accès de délire.
L'amphitryon était au comble de ses vœux : il occupait les cent voix de la Renommée
et il devenait un personnage à la mode.
Il avait trop bien réussi dans cet essai de mystification
gastronomico-philosophique, pour s'en tenir à son premier succès. Le public,
d'ailleurs, qui avait recherché avidement les détails les plus insignifiants du
souper des funérailles de mademoiselle Quinault, s'était émerveillé surtout de certains
mystères francmaçonniques , que les convives eux-mêmes n'avaient pas remarqués.
Ainsi,
la salle du festin était éclairée par trois cent trente-neuf bougies, divisées
par groupes formant des problèmes astronomiques; chacun des neuf services se
composait de treize plats, correspondant aussi à des symboles de la science;
les mets et les vins se présentaient par nombres impairs, qui pouvaient donner
lieu à de prodigieux résultats mathématiques, etc.
Tout cela
était très-obscur et très-ridicule; mais Grimod de la Reynière, qui avait
imaginé, peut-être après coup, ces allégories numérales , n'en passa pas moins
pour un autre Cagliostro.
Il eut néanmoins le bon goût de ne pas renouveler
son souper funéraire, comme l'espéraient beaucoup de ses amis, et il attendit
au carnaval de l'année suivante, pour essayer d'une autre espèce de souper. »
Lacroix,
Histoire
des mystificateurs et des mystifiés, I