jueves, 28 de noviembre de 2019
À la Morgue avec Zola
"Le lendemain de l’accident, on avait inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait qu’il s’était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime.
Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s’était juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les dalles.
Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée l’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ; l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui s’alignaient les rangées de dalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables, des jupes et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait d’abord que l’ensemble blafard des pierres et des murailles, taché de roux et de noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit d’eau courante chantait.
Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l’un à l’autre. Les noyés seuls l’intéressaient ; quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles.
Un matin, il fut pris d’une véritable épouvante. Il regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l’eau courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez s’aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire.
Chaque fois qu’il croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une brûlure au cœur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu’il s’imaginait que ce corps était devant lui. Ses visites à la morgue l’emplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses peurs, il se traitait d’enfant, il voulait être fort ; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l’effroi s’emparaient de son être, dès qu’il se trouvait dans l’humidité et l’odeur fade de la salle.
Quand il n’y avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il respirait à l’aise ; ses répugnances étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et grotesques. Ce spectacle l’amusait, surtout lorsqu’il y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues, tachées de sang, trouées par endroits, l’attiraient et le retenaient. Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple, large et forte, qui semblait dormir sur la pierre ; son corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de teinte d’une grande délicatesse ; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait la poitrine d’une façon provocante ; on aurait dit une courtisane vautrée, si elle n’avait eu au cou une raie noire qui lui mettait comme un collier d’ombre ; c’était une fille qui venait de se pendre par désespoir d’amour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux.
Chaque matin, pendant qu’il était là, il entendait derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.
La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu’il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s’épouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la morgue est réussie, ce jour-là.
Laurent connut vite le public de l’endroit, public mêlé et disparate qui s’apitoyait et ricanait en commun. Des ouvriers entraient, en allant à leur ouvrage, avec un pain et des outils sous le bras ; ils trouvaient la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics d’atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un mot plaisant sur la grimace de chaque cadavre ; ils appelaient les incendiés des charbonniers ; les pendus, les assassinés, les noyés, les cadavres troués ou broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, qui tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silence frissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, des vieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient par désœuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes et des moues d’hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en grand nombre ; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, le linge blanc, les jupes propres, qui allaient d’un bout à l’autre du vitrage, lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, comme devant l’étalage d’un magasin de nouveautés ; il y avait encore des femmes du peuple, hébétées, prenant des airs lamentables, et des dames bien mises, traînant nonchalamment leur robe de soie.
Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantée à quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste sur ses narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand mantelet de dentelle noire ; une voilette lui couvrait le visage, et ses mains gantées paraissaient toutes petites et toutes fines. Autour d’elle traînait une senteur douce de violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d’un grand gaillard, d’un maçon qui venait de se tuer net en tombant d’un échafaudage ; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse ; la mort en avait fait un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis s’en alla.
Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s’arrêtant que devant les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils apprenaient le vice à l’école de la mort. C’est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse.
Au bout d’une semaine, Laurent était écœuré. La nuit, il rêvait les cadavres qu’il avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoût de chaque jour qu’il s’imposait, finit par le troubler à un tel point qu’il résolut de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, comme il entrait à la morgue, il reçut un coup violent dans la poitrine : en face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeux entr’ouverts.
Le meurtrier s’approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa victime. Il ne souffrait pas ; il éprouvait seulement un grand froid intérieur et de légers picotements à fleur de peau. Il aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes les couleurs sales du tableau qu’il avait sous les yeux.
Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide ; les traits s’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était restée plus effrayante de douleur et d’épouvante. Le corps semblait un tas de chairs dissoutes ; il avait souffert horriblement. On sentait que les bras ne tenaient plus ; les clavicules perçaient la peau des épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes noires ; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d’un rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, plus fermes, s’allongeaient, plaquées de taches immondes. Les pieds tombaient.
Laurent regardait Camille. Il n’avait pas encore vu un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une allure maigre et pauvre ; il se ramassait dans sa pourriture ; il faisait un tout petit tas. On aurait deviné que c’était là un employé à douze cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide.
Quand Laurent put enfin s’arracher à la curiosité poignante qui le tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait : « Voilà ce que j’en ai fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu’une odeur âcre le suivait, l’odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction.
Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu’il venait de reconnaître Camille sur une dalle de la Morgue. Les formalités furent remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès. Laurent, tranquille désormais, se jeta avec volupté dans l’oubli de son crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi le meurtre.
Emile Zola, Thérèse Raquin (1867)
sábado, 30 de marzo de 2019
La jolie laideron ou Ce qui plaît aux hommes
"Il est certain que la laideur ne saurait être aimable. ainsi on ne jugera pas à la rigueur le titre de cette nouvelle. Si l´usage est de dire qu´une laideron est jolie, adorable, charmante, il n´en est pas moins vrai que cette laideron prétendue doit tous les agréments à la beauté. On décide trop vite qu´une femme est laide; ce sont ordinairement les hommes froids, ou les autres femmes qui donnent cette décision. Les hommes sensibles sont plus reservés, et dès qu´une femme a ému leur coeur ou leurs sens, pour tout au monde ils ne conviendront pas qu´elle est laide. J´ai connu dans la rue Saint-martin une femme basanée (sur le visage seulement), grêlée, ayant de petits yeux, enfin décidée laide par une majorité de cent-soixante contre dix, un joue elle était au boulevard, en deuil de cour (genre de parure qui ne devait pas lui être favorable); tous les hommes la regardaient et j´entendis répéter cinquante fois: voilà une jolie laideron! Mais ce n´était pas sa laideur qui plaisait, c´était sa beauté et voici en quoi elle consistait. Elle était taillée à peindre, elle avait une jambe parfaite, un pied mignon, le port de sa tête et de son cou avaient une grâce naturelle qui séduisait, son air était plein de gaîté, ses yeux noirs et brillants, quoique petits, avaient quelque chose de mignard et tous ses mouvements je ne sais quoi d´enchanteur: sa marche était voluptueuse sans indécence. Voilà ce qui plaisait, c´étiat ce qu´elle avait de beau qui faisait naître l´admiration et le désir. Je me suis toujours rappelé ce trait parce que cette jeune dame est une de ces femmes qu´au premier coup d´oeil tous les coeurs de bois doivent irrémissiblement juger laide.
Je connais aussi une blonde dans le même cas: elle est grande, faite autour, pleine de goût dans sa parure, mais cette fille a le visage couvert de son, la forme n´en est pas gracieuse, ses yeux jaunes et petits, garnis de cils trop blonds et fort apparents ne peuvent être une beauté, cependant elle est charmante: Il semble en passant devant elle que c´est d´abord sa laideur qui frappe: on la regarde, et la laideur disparaît pour ne laisser voir que des grâces. Son air, son sourire ont quelque chose d´attendrissant qui semble demander le coeur, une belle main, une belle gorge y joignent leurs charmes et celui qui s´était dit tout-bas: Elle est laide s´en va pensant: Mais je l´adorerais.
Un jour que j´étais au Palais une jeune Dame vint à l´audience de la Tournelle: elle avait bon-air, une parure séyante, elle frappa tout le monde: on se disait: Mais elle n´est pas jolie! elle est laide! Cependant tous les yeux restaient fixés sur elle avec une forte admiration. Je ne me souviens pas effectivement d´avoir jamais vu une figure qu´on pût moins cesser de regarder; on y découvrait à chaque instant quelque détail agréable qui avait d´abord échappé: son sourire surtout était charmant, elle avait les plus belles dents du monde, quelque chose de tendre et d´engageant dans la physionomie, sa taille avait cette élégance qui n´est pas un effet de la maigreur mais d´une belle proportion et tous ses mouvemenst avaient une mollesse qui les changeaient en grâce. Lorsqu´on sortit chacun attendit encore pour la voir passer et trente voix dirent ensemble: -voilà une laide qui est jolie!- Elle est adorable! -Je la préférerais à toutes les beautés -Que osn amant doit être heureux. Elle entendait tous ces propos et une modeste rougeur la desenlaidit encore au point que je vis le moment où la tête allait en tourner à toute l´assemblée. Je la suivis, comem les autres dans la salle des Librairies où je vis à mon aise toutes les grâces de sa démarche et le bon goût de son ajustement, effet l´élégante simplicité, de la propreté la plus recherchée. Son soulier bleu céleste uni était si joli qu´il semblait fseul digne de la porter. Je pris des renseignements sur cette Jolie-laide, elle se sommait Adrienne Lancelot. On va la connaître par cette nouvelle..."
Rétif de la Bretonne, Les contemporaines ou aventures des plus jolies femmes de l´âge présent, 1780
lunes, 25 de marzo de 2019
L´Agence des Repoussoirs
LES REPOUSSOIRS
I
À Paris, tout se vend : les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires.
Vous n’ignorez pas qu’en ce pays de commerce, la beauté est une denrée dont il est fait un effroyable négoce. On vend et on achète les grands yeux et les petites bouches ; les nez et les mentons sont cotés au plus juste prix. Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu, et on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles.
Tout ceci est juste et logique. Nous sommes un peuple civilisé, et je vous demande un peu à quoi servirait la civilisation, si elle ne nous aidait pas à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible.
Mais je vous avoue que j’ai été réellement surpris, lorsque j’ai appris hier qu’un industriel, le vieux Durandeau, que vous connaissez comme moi, a eu l’ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur. Que l’on vende de la beauté, je comprends cela ; que l’on vende même de la fausse beauté, c’est tout naturel, c’est un signe de progrès. Mais je déclare que Durandeau a bien mérité de la France, en mettant en circulation dans le commerce cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur. Entendons-nous, c’est de la laideur laide que je veux parler, de la laideur franche, vendue loyalement pour de la laideur.
Vous avez certainement rencontré parfois des femmes allant deux par deux, sur les larges trottoirs. Elles marchent lentement, s’arrêtent aux vitrines des boutiques, avec des rires étouffés, et trament leur robe d’une façon souple et engageante. Elles se donnent le bras comme deux bonnes amies, se tutoient le plus souvent, presque de même âge, vêtues avec une égale élégance. Mais toujours l’une est d’une beauté sans éclat, un de ces visages dont on ne dit rien : on ne se retournerait pas pour la mieux voir, mais s’il arrive par hasard qu’on l’aperçoive, on la regarde sans déplaisir. Toujours l’autre est d’une atroce laideur, d’une laideur qui irrite, qui fixe le regard, qui force les passants à établir des comparaisons entre elle et sa compagne.
Avouez que vous avez été pris au piège et que parfois vous vous êtes mis à suivre les deux femmes. Le monstre, seul sur le trottoir, vous eût épouvanté ; la jeune femme au visage médiocre vous eût laissé parfaitement indifférent. Mais elles étaient ensemble, et la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre.
Eh bien ! je vous le dis, le monstre, la femme atrocement laide, appartient à l’agence Durandeau. Elle fait partie du personnel des Repoussoirs. Le grand Durandeau l’avait louée au visage insignifiant, à raison de cinq francs l’heure.
II
Voici l’histoire.
Durandeau est un industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale. Il gémissait depuis de longues années, en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. Quant à spéculer sur les jolies filles, c’est là une spéculation délicate, et Durandeau, qui a des scrupules d’homme riche, n’y a jamais songé, je vous assure.
Un jour, soudainement, il fut frappé par le rayon d’en haut. Son esprit enfanta l’idée nouvelle tout d’un coup, comme il arrive aux grands inventeurs. Il se promenait sur le boulevard, lorsqu’il vit trotter devant lui deux jeunes filles, l’une belle, l’autre laide. Et voilà qu’à les regarder, il comprit que la laide était un ajustement dont se parait la belle. De même que les rubans, la poudre de riz, les nattes fausses se vendent, il était juste et logique, se dit-il, que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait.
Durandeau rentra chez lui pour réfléchir à l’aise. L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. Il passa la nuit à faire des calculs, à lire les philosophes qui ont le mieux parlé de la sottise des hommes et de la vanité des femmes. Le lendemain, à l’aube, il était décidé : l’arithmétique lui avait donné raison, les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité, qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle.
III
Je voudrais avoir plus de souffle, et j’écrirais l’épopée de la création de l’agence Durandeau. Ce serait là une épopée burlesque et triste, pleine de larmes et d’éclats de rire.
Durandeau eut plus de peine qu'il ne pensait pour se former un fonds de marchandises. Voulant agir directement, il se contenta d'abord de coller le long des tuyaux de descente, contre les arbres, dans les endroits écartés, de petits carrés de papier sur lesquels ces mots se trouvaient écrits à la main : On demande des jeunes filles laides pour faire un ouvrage facile.
Il attendit huit jours, et pas une fille laide ne se présenta. Il en vint cinq ou six jolies, qui demandèrent de l’ouvrage en sanglotant ; elles étaient entre la faim et le vice, et elles songeaient encore à se sauver par le travail. Durandeau, fort embarrassé, leur dit et leur répéta qu’elles étaient jolies et qu’elles ne pouvaient lui convenir. Mais elles soutinrent qu’elles étaient laides, que c’était pure galanterie et méchanceté de sa part, s’il les déclarait belles. Aujourd’hui, ne pouvant vendre la laideur qu’elles n’avaient pas, elles ont dû vendre la beauté qu’elles avaient.
Durandeau, devant ce résultat, comprit qu’il n’y a que les belles filles qui ont le courage d’avouer une laideur imaginaire. Quant aux laides, jamais elles ne viendront d’elles-mêmes convenir de la grandeur démesurée de leur bouche, ni de la petitesse extravagante de leurs yeux. Affichez sur tous les murs que vous donnerez dix francs à chaque laideron qui se présentera, et vous ne vous appauvrirez guère.
Durandeau renonça aux affiches. Il engagea une demi-douzaine de courtiers et les lâcha dans la ville en quête de monstres. Ce fut un recrutement général de la laideur de Paris. Les courtiers, hommes de tact et de goût, eurent une rude besogne ; ils procédaient suivant les caractères et les positions, brusquement lorsque le sujet avait de pressants besoins d’argent, avec plus de délicatesse quand ils avaient affaire à quelque fille ne mourant point encore de faim. Il est dur, pour des gens polis, d’aller dire à une femme : « Madame, vous êtes laide ; je vous achète votre laideur à tant la journée. »
Il y eut, dans cette chasse donnée aux pauvres filles qui pleurent devant les miroirs, des épisodes mémorables. Parfois, les courtiers s’acharnaient : ils avaient vu passer, dans une rue, une femme d’une laideur idéale, et ils tenaient à la présenter à Durandeau, pour mériter les remerciements du maître, Certains eurent recours aux moyens extrêmes.
Chaque matin, Durandeau recevait et inspectait la marchandise raccolée la veille. Largement installé dans un fauteuil, en robe de chambre jaune et en calotte de satin noir, il faisait défiler devant lui les nouvelles recrues, accompagnées chacune de son courtier. Alors, il se renversait en arrière, clignait les yeux, avait des mines d’amateur contrarié ou satisfait ; il prenait lentement une prise et se recueillait ; puis, pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces ; parfois même il se levait, touchait les cheveux, examinait la face, comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre. Lorsque la laideur était bien accusée, lorsque le visage était stupide et lourd, Durandeau se frottait les mains ; il félicitait le courtier, il aurait même embrassé le monstre. Mais il se défiait des laideurs originales : quand les yeux brillaient et que les lèvres avaient des sourires aigus, il fronçait le sourcil et se disait tout bas qu’une pareille laide, si elle n’était pas faite pour l’amour, était faite souvent pour la passion. Il témoignait quelque froideur au courtier, et disait à la femme de repasser plus tard, lorsqu’elle serait vieille.
Il n’est pas aussi aisé qu’on peut le croire de se connaître en laideur, de composer une collection de femmes vraiment laides, ne pouvant nuire aux belles filles. Durandeau fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. La grande question pour lui était donc la physionomie, et il ne retint que les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise.
Le jour où l’agence fut définitivement montée, où il put offrir aux jolies filles sur le retour des laides assorties à leur couleur et à leur genre de beauté, il lança le prospectus suivant.
IV
agence des repoussoirs | Paris, le 1er mai 18.. |
L. DURANDEAU | |
18, rue M***, à Paris. | |
— | |
Les Bureaux sont ouverts de 10 à 4 heures. |
« Madame,
« J’ai l’honneur de vous faire savoir que je viens de fonder une maison appelée à rendre les plus grands services à l’entretien de la beauté des dames. Je suis inventeur d’un article de toilette qui doit rehausser d’un nouvel éclat les grâces accordées par la nature.
« Jusqu’à ce jour, les ajustements n’ont pu être dissimulés. On voit la dentelle et les bijoux, on sait même qu’il y a de faux cheveux dans le chignon, et que la pourpre des lèvres et le rose tendre des joues sont d’habiles peintures.
« Or, j’ai voulu réaliser ce problème, impossible au premier abord, de parer les dames, en laissant ignorer à tous les yeux d’où venait cette grâce nouvelle. Sans ajouter un ruban, sans toucher au visage, il s’agissait de trouver pour elles un infaillible moyen d’attirer les regards et de ne pas faire ainsi de courses inutiles.
« Je crois pouvoir me flatter d’avoir résolu entièrement le problème insoluble que je m’étais posé.
« Aujourd’hui, toute dame qui voudra bien m’honorer de sa confiance, obtiendra, dans les prix doux, l’admiration de la foule.
« Mon article de toilette est d’une simplicité extrême et d’un effet certain. Je n’ai besoin que de le décrire, madame, pour que vous en compreniez tout de suite le mécanisme.
« N’avez-vous jamais vu une pauvresse auprès d’une belle dame en soie et en dentelle, qui lui donnait l’aumône de sa main gantée ? Avez-vous remarqué combien la soie luisait, en se détachant sur les haillons, combien toute cette richesse s’étalait et gagnait d’élégance, à côté de toute cette misère ?
« Madame, j’ai à offrir aux beaux visages la plus riche collection de visages laids qu’on puisse voir. Les vêtements troués font valoir les babils neufs. Mes faces laides font valoir les jolies faces.
« Plus de fausses dents, de faux cheveux, de fausses gorges ! plus de maquillage, de toilettes dispendieuses, de dépenses énormes en fards et en dentelles ! De simples Repoussoirs que l’on prend au bras et que l’on promène par les rues, pour rehausser sa beauté et se faire regarder tendrement par les messieurs !
« Veuillez, madame, m’honorer de votre clientèle. Vous trouverez chez moi les produits les plus laids et les plus variés. Vous pourrez choisir, assortir votre beauté au genre de laideur qui lui convient.
« Tarif : L’heure, 5 francs ; la journée entière, 50 francs.
« Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments distingués.
« Durandeau.
« N. B. — L’agence tient également des mères et des pères, des oncles et des tantes. — Prix modérés. »
V
Le succès fut grand. Dès le lendemain, l’agence fonctionnait, le bureau était encombré de clientes qui choisissaient chacune son repoussoir et l’emportaient avec une joie féroce. On ne sait pas tout ce qu’il y a de volupté pour une jolie femme à s’appuyer sur le bras d’une femme laide. On allait grandir sa beauté et jouir de la laideur d’une autre. Durandeau est un grand philosophe.
Il ne faut pas croire pourtant que l’organisation du service fut facile. Mille obstacles imprévus se présentèrent. Si l’on avait eu de la peine à monter le personnel, on eut plus de peine encore à satisfaire les clientes.
Une dame se présentait et demandait un repoussoir. On étalait la marchandise, lui disant de choisir, se contentant de lui insinuer quelques conseils. Voilà la dame allant d’un repoussoir à un autre, dédaigneuse, trouvant les pauvres filles ou trop ou pas assez laides, prétendant qu’aucune des laideurs ne s’assortissait à sa beauté. Les commis avaient beau lui faire valoir le nez de travers de celle-ci, l’énorme bouche de celle-là, le front écrasé et l’air imbécile de cette autre : ils en étaient pour leur éloquence.
D’autres fois, la dame était horriblement laide elle-même, et Durandeau, s’il était là, avait de folles envies de se l’attacher à prix d’or. Elle venait rehausser sa beauté, disait-elle ; elle désirait un repoussoir jeune et pas trop laid, n’ayant besoin que d’un léger ornement. Les commis désespérés la plantaient devant un grand miroir, faisaient défiler à son côté tout le personnel. Elle emportait encore le prix de laideur, et se retirait, indignée qu’on eût osé lui offrir de pareils objets.
Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa, chaque repoussoir eut ses clientes attitrées. Durandeau put se reposer dans la jouissance intime d’avoir fait faire un nouveau pas à l’humanité.
Je ne sais si l’on se rend bien compte de l’état de repoussoir. Il a ses joies qui rient en plein soleil, mais il a aussi ses larmes cachées. Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. D’ailleurs, il est bien vêtu, il donne le bras aux célébrités de la galanterie, vit dans les voitures, mange chez les cabaretiers en renom, passe ses soirées au théâtre. Il tutoie les belles filles, et les naïfs le croient du beau monde des courses et des premières représentations.
Tout le jour, il est en gaieté. La nuit, il enrage, il sanglote. Il a quitté cette toilette qui appartient à l’agence, il est seul dans sa mansarde, en face d’un morceau de glace qui lui dit la vérité. Sa laideur est là, toute nue, et il sent bien qu’il ne sera jamais aimé. Lui qui sert à fouetter les désirs, jamais il ne connaîtra le goût des baisers.
VI
Je n’ai voulu, aujourd’hui, que raconter la création de l’agence et transmettre le nom de Durandeau à la postérité. De tels hommes ont leur place marquée dans l’histoire.
Un jour, peut-être, j’écrirai les Confidences d’un Repoussoir. J’ai connu une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances. Elle a eu pour clientes des filles que tout Paris connaît et qui ont montré bien de la dureté à son égard. De grâce, mesdames, ne déchirez pas les dentelles qui vous parent, soyez douces pour les laides, sans lesquelles vous ne seriez point jolies !
Mon repoussoir était une âme de feu, qui, je le soupçonne, avait beaucoup lu Walter Scott. Je ne sais rien de plus triste qu’un bossu amoureux ou qu’une laide broyant le bleu de l’idéal. La misérable fille aimait tous les garçons dont son lamentable visage attirait les regards et les faisait se fixer sur celui de ses clientes. Supposez le miroir amoureux des alouettes qu’il appelle sous le plomb du chasseur.
Elle a vécu bien des drames. Elle avait des jalousies terribles contre ces femmes qui la payaient comme on paye un pot de pommade ou une paire de bottines. Elle était une chose louée à tant l’heure, et il se trouvait que cette chose avait des sens. Vous figurez-vous ses amertumes, tandis qu’elle souriait, tutoyant celles qui lui volaient sa part d’amour ? Ces belles filles qui prenaient un méchant plaisir à la cajoler en amie devant le monde, la traitaient en servante dans l’intimité ; et elles l’auraient brisée par caprice, comme elles brisent les magots de leurs étagères.
Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs, parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici, et qu’il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour.
Zola, "Les Repoussoirs" (1866)
domingo, 24 de marzo de 2019
Le Gros Orteil de Georges Bataille
"Le gros orteil est la partie la plus humaine du corps
humain, en ce sens qu´aucun autre élément de ce corps n´est aussi différencié
de l´élément correspondant du singe anthropoïde (chimpanzé, gorille,
orang-outang ou gibbon). Ceci tient au fait que le singe est arboricole, alors
que l'homme se déplace sur le sol sans s'accrocher à des branchages, étant
devenu lui-même un arbre, c'est-à-dire s'élevant droit dans l'air ainsi qu'un
arbre, et d'autant plus beau que son érection est correcte. Aussi la fonction
du pied humain consiste-t-elle à donner une assise ferme à cette érection dont
l'homme est si fier (le gros orteil, cessant de servir à la préhension
éventuelle des branches, s'applique au sol sur le même plan que les autres
doigts).
Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection par
son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et
les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied
dans la boue.
Bien qu'à l'intérieur du corps le sang ruisselle en
égale quantité de haut en bas et de bas en haut, le parti est pris pour ce qui
s'élève et la vie humaine est erronément regardée comme une élévation. La
division de l'univers en enfer souterrain et en ciel parfaitement pur est une
conception indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme
la lumière et l'espace céleste sont les principes du bien : les pieds dans la
boue mais la tête à peu près dans la lumière, les hommes imaginent obstinément
un flux qui les élèverait sans retour dans l'espace pur. La vie humaine
comporte en fait la rage de voir qu'il s'agit d'un mouvement de va-et-vient de
l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure, rage qu'il est facile de passer
sur un organe aussi bas qu'un pied.
Le pied humain est communément soumis à des supplices
grotesques qui le rendent difforme et rachitique. Il est imbécilement voué aux
cors, aux durillons et aux oignons; et si l'on tient compte d'usages qui sont
seulement en voie de disparition, à la saleté la plus écoeurante : l'expression
paysanne « elle a les mains sales comme on a les pieds » qui n'est plus valable
aujourd'hui pour toute la collectivité humaine l'était au XVIIe, siècle. La
secrète épouvante causée à l'homme par son pied est une des explications de la
tendance à dissimuler autant que possible sa longueur et sa forme. Les talons
plus ou moins hauts suivant le sexe enlèvent au pied une partie de son
caractère bas et plat. En outre cette inquiétude se confond fréquemment avec
l'inquiétude sexuelle, ce qui est frappant en particulier chez les Chinois qui,
après avoir atrophié les pieds des femmes, les situent au point le plus
excédent de leurs écarts. Le mari lui-même ne doit pas voir les pieds nus de sa
femme et, en général, il est incorrect et immoral de regarder les pieds des
femmes. Les confesseurs catholiques, s'adaptant à cette aberration, demandent à
leurs pénitents chinois « s'ils n'ont pas regardé les pieds des femmes ». La
même aberration se retrouve chez les Turques (Turques du Volga, Turques de
l'Asie centrale) qui considèrent comme immoral de montrer leurs pieds nus et se
couchent même avec des bas. Rien de semblable ne peut être cité pour
l'antiquité classique (à part l'usage curieux des très hautes semelles dans les
tragédies). Les matrones romaines les plus pudiques laissaient voir constamment
leurs orteils nus. Par contre, la pudeur du pied s'est développée excessivement
au cours des temps modernes et n'a guère disparu qu'au XIXe siècle. M. Salomon
Reinach a longuement exposé ce développement dans l´article intitulé Pieds
pudiques, insistant sur le rôle de l´Espagne, , où les pieds des femmes ont été
l’objet de l’inquiétude la plus angoissée et ainsi la cause de crimes. Le
simple fait de laisser voir le pied chaussé dépassant la jupe était regardé
comme indécent. En aucun cas, il n’était possible de toucher le pied d’une
femme, cette privauté étant, à une exception près, plus grave qu’aucune autre.
Bien entendu, le pied de la reine était l’objet de la prohibition la plus
terrifiée. Ainsi, d’après Mme d’Aulnoy, le comte de Villamediana étant amoureux
de la reine Élisabeth imagina d’allumer un incendie pour avoir le plaisir de
l’emporter dans ses bras : « Toute la maison qui valait cent mille écus fut
presque brûlée, mais il s’en trouva consolé lorsque profitant d’une occasion si
favorable il prit la souveraine dans ses bras, et l’emporta dans un petit
escalier. Il lui déroba là quelques faveurs et ce qu’on remarqua beaucoup en ce
pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page vit cela, rapporta la chose
au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d’un coup de pistolet. »
Il est possible de voir dans ces obsessions, comme l’a
fait M. Salomon Reinach, un raffinement progressif de pudeur qui a pu gagner
peu à peu le mollet, la cheville et le pied. Cette explication étant en partie
fondée, n’est cependant pas suffisante si l’on veut rendre compte de l’hilarité
provoquée communément par la simple imagination, des orteils. Le jeu des lubies
et des effrois, des nécessités et des égarements humains est en effet tel que
les doigts des mains signifient les actions habiles et les caractères fermes,
les doigts des pieds l’hébétude et la basse idiotie. Les vicissitudes des
organes, le pullulement des estomacs, des larynx, des cervelles traversant les
espèces animales et les individus innombrables, entraînent l’imagination dans
des flux et des reflux qu’elle ne suit pas volontiers, par haine d’une frénésie
encore sensible, mais péniblement, dans les palpitations sanglantes des corps.
L’homme s’imagine volontiers semblable au dieu Neptune, imposant le silence à
ses propres flots, avec majesté : et cependant les flots bruyants des viscères
se gonflent et se bouleversent à peu près incessamment, mettant brusquement fin
à sa dignité. Aveugle, tranquille cependant et méprisant étrangement son
obscure bassesse, un personnage quelconque prêt à évoquer en son esprit les
grandeurs de l’histoire humaine, par exemple quand son regard se porte sur un
monument témoignant de la grandeur de son pays, est arrêté dans son élan par
une, douleur à l’orteil parce que, le plus noble des animaux, il a cependant
des cors aux pieds, c’est-à-dire qu’il a des pieds et que ces pieds mènent,
indépendamment de lui, une existence ignoble.
Les cors aux pieds diffèrent des maux de tête et des
maux de dents par la bassesse, et ils ne sont risibles qu’en raison d’une
ignominie, explicable par la boue où les pieds sont situés. Comme, par son
attitude physique, l’espèce humaine s’éloigne autant qu’elle peut de la boue
terrestre, mais que d’autre part un rire spasmodique porte sa joie à son comble
chaque fois que son élan le plus pur aboutit à faire étaler dans la boue sa
propre arrogance, on conçoit qu’un orteil, toujours plus ou moins taré et
humiliant soit analogue, psychologiquement, à la chute brutale d’un homme, ce
qui revient à dire à la mort. L’aspect hideusement cadavérique et en même temps
criard et orgueilleux du gros orteil correspond à cette dérision et donne une
expression suraiguë au désordre du corps humain, œuvre d’une discorde violente
des organes.
La forme du gros orteil n’est cependant pas
spécifiquement monstrueuse : en cela il est différent d’autres parties du
corps, l’intérieur d’une bouche grande ouverte par exemple. Seules des
déformations secondaires (mais communes) ont pu donner à son ignominie une
valeur burlesque exceptionnelle. Or il est le plus souvent opportun de rendre
compte des valeurs burlesques par une extrême séduction. Mais nous sommes
amenés ici à distinguer catégoriquement deux séductions radicalement opposées
(dont la confusion habituelle entraîne les plus absurdes malentendus de
langage).
Qu’il y ait dans un gros orteil un élément séduisant,
il est évident qu’il ne s’agit pas de satisfaire une aspiration élevée, par
exemple le goût parfaitement indélébile qui, dans la plupart des cas, engage à
préférer les formes élégantes et correctes. Au contraire, si l’on choisit par
exemple le cas du comte de Villamediana, on peut affirmer que le plaisir qu’il
eut de toucher le pied de la reine était en raison directe de la laideur et de
l’infection représentées par la bassesse du pied, pratiquement par les pieds
les plus difformes. Ainsi, à supposer que ce pied de la reine ait été
parfaitement joli, c’est cependant aux pieds difformes et boueux qu’il
empruntait son charme sacrilège. Une reine étant a priori un être plus idéal,
plus éthéré qu’aucun autre, il était humain jusqu’au déchirement de toucher
d’elle ce qui ne différait pas beaucoup du pied fumant d’un soudard. C’est là
subir une séduction qui s’oppose radicalement à celle que causent la lumière et
la beauté idéale : les deux ordres de séduction sont souvent confondus parce
qu’on s’agite continuellement de l’un à l’autre et qu’étant donné ce mouvement
de va-et-vient, qu’elle ait son terme dans un sens ou dans l’autre, la
séduction est d’autant plus vive que le mouvement est plus brutal.
Dans le cas du gros orteil, le fétichisme classique du
pied aboutissant au lèchement des doigts indique catégoriquement qu’il s’agit
de basse séduction, ce qui rend compte d’une valeur burlesque qui s’attache
toujours plus ou moins aux plaisirs réprouvés par ceux des hommes dont l’esprit
est pur et superficiel.
Le sens de cet article repose dans une insistance à
mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte
de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart
des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à leurs
instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n’implique
aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement,
sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les
écarquillant ainsi devant un gros orteil."
G.Bataille, "Le gros orteil", Documents n°6, novembre 1929
Photo: Jacques-André Boiffard
viernes, 1 de febrero de 2019
Doctor D`Arsac and the other murder in the rue Morgue
THERE was a circumstance
which made some sensation at Paris at the time it took place, not only
from the peculiar features of the case, but from the means by which the
discovery of the real offender was made. You know that long narrow
street which runs close by where the Bastille used to stand. I cannot at
present remember the name, but that is of little importance. It is now
many years since, that the “rez de chaussee” of one of the houses in
that street was inhabited by an elderly woman who had formerly been
attendant on an infirm gentleman for a long period, and at his death, as
a recompense for her assiduous attentions, had been left by him in
comfortable circumstances. She was one of those old women who were ever
searing the instability of the institutions of her country, and could
not be prevailed upon to put her money either in the funds or on
mortgage, but kept dipping from time to time, as her necessities re.
quired, into her principal, which she always kept by her, quaintly
remarking to those few of her friends who were in her secrets, that the
sieur's chest, lock and key, were highly responsible bankers. The old
lady, whose name was Audran, had been for some time seriously indisposed, and was attended by a highly respectable surgeon, a Monsieur D'Arsac, and
under his care was fast recovering, and wanted, as the surgeon said,
only a few days’ quiet to effect her perfect restoration—poor woman! she
was soon quiet enough, but her quietude was that of eternity! —sor M. D'Arsac came
to me one morning, and with wild and horror-stricken looks informed me,
that on going as usual to visit his patient, he had sound her brutally
murdered. I accompanied him to her rooms, and sound, as he had stated,
the poor old woman lying in her bed, with her throat cut so as almost to
sever the head from the body. The room had been rifled of every
valuable it contained, and the poor old lady's favorite bankers had
stopped payment. There was no appearance of force in entering the rooms.
It had been Madame Audran's habit during
her illness to open her door by a pulley attached to her bedside, which
listed a strong iron bar, and had any attempt been made to force it,
the neighborhood must have been alarmed, as it was well known that she
kept no servant, and was so excessively nervous on her bankers' account,
that she
never opened the door unless she was fully
convinced by the sound of the person's voice, that they were friends
whom she might safely admit. There could, therefore, be no doubt that it
was done by some persons on intimate terms with their victim—but who,
was the question; her acquaintances were sew, very few, but they were
all persons of irreproachable characters, and it would have been cruel
in the highest degree to have attached the suspicion of the crime to any
of them, unless there were some strong grounds for so doing. All,
theresore, that could be done on the occasion, was to draw up a
“process” of the circumstance, attested by the surgeon and some of the
neighbors— and it was left to time to point out some clue to the
murderer. But, in the course of a few months, the circumstance seemed
almost forgotten, or, if remembered, it was merely as a gossip's story,
related because there hung some strange mystery, which all being unable
to solve, they might safely hazard a conjecture, and appear nuarvellous
wise. “You are going, M. Vidocq, to the wedding tonight, are you not 7” said Madame Parguet,
the winemerchant's wife, one day, when she came to me to make her
pretty usual inquiry as to where her husband had slept out the night
before, not giving implicit credence to the “little way out of town, my
dear.” “Mons. D'Arsac was kind enough to
send me an invitation, and, as the day seems fine, I shall look in to
see the festivities of the evening. He keeps his marriage at the “Jardin
Beaulieu,' I think—I must go, for I have not seen him since that affair
of poor Madame Audran's.” “Ah! poor Madame Audran" replied
the winemerchant's wife, with a long sigh “she was a good woman, and a
most particular sriend of mine. I used to be there almost every day, and
it makes me shudder to think of it—it was a sad business!” “Who is D'Arsac to
be married to ?” “Oh, to a beautiful creature—only eighteen such a
shape—so distingue'—you remember Emile de Lucevalle; she and D'Arsac have
loved each other from childhood; they will be a happy pair." “They
ought to be. But I thought that match was off on account of D'Arsac not being rich enough to
settle an equal sum with that brought by Emile. Do you know, Madame, how
that has been arranged?” “An uncle of his died in the provinces, and
left him the money.” “I never knew he had one.” “Nor I, until the other
day; I never heard him mention a word about an uncle until it had been
al. settled about the marriage, and the money on each side paid into the
trustees' hands. But I must wish you a good day, Mons. Vidocq, and
aim much obliged to you for the information. I am an unhappy woman to
have such a husband as Parguet—“going out of town,’ indeed — I'll out of
town him with a vengeance,” said Madame, and
hastened out of the room to scold her husband—dress for the wedding—and
asterwards appear with him so lovingly as to elicit the usual
exclamation, “if we were as happy as Monsieur and Madame Parguet,
we should indeed be happy.” The evening was delightful, and the
illuminations at the “Jardin Beaulieu" every body pronounced to be
superior to any thing that had been seen for a long time; so charming—so
happy every body looks—how beautifully the bride is dressed—what a very
pleasant evening we shall have were the expressions passing from one to
another. The dancing was kept up with. out cessation; first
quadrilles—then waltzing—every body, in fact, seemed determined to be
pleased. “Oh, look,” said some, “the bride is going to stand up in a
quadrille; how elegantly she dances!” “Happy man, D'Arsacs" sighed many
an admiring swain. “Eh! why what is the matter?—the quadrille has
stopped.” “Madame Parguet has sainted. Lead her away from the dancers into the open air of the garden,” cried some one. “It is nothing.” said Madame Parguet;
“merely a slight spasm. I shall be much better if you will let me walk a
few minutes about the garden by myself. But here is Mons. Vidocq-he does
not dance, and will allow me to lean on his arm.” So saying, she took
my arm, and the rest, at her request, resumed their dancing. “Oh, Mons. Vidocq,” said she, “I have had such a shock.” “What occasioned it, Madame 7"
said I. “Are you sure nobody can overhear us?” “They are all engaged
dancing.” “You know I danced next the bride.” * Yes.” “And I was
admiring the beautiful dress she had on, when my eyes sell upon a brooch
she wears upon her bosom, and I thought I should have fainted.” “What,
because you saw a brooch!" “Yes,” said she, drawing close to me, and
whispering in my ear; “that brooch was Madame Au. dran's.” “Madame Audran's"
“Hush—speak low !” “How do you know it? you may—you must be mistaken.”
“No, no, I have seen it a thousand times; besides, it was so uncommon a
pattern that I often asked her to sell it to me, but was always refused. She
said she would part with it only at her death.” “This is very strange; I
hardly know what to think! I do not wish to hurt her feelings, but can
you learn from her how she became possessed of it?” This Madame Parguet
undertook to do under pretence of admiring it, and saying she wished to
know where she might obtain a similar one. In a few minutes she
returned, having gleaned from the gentle and ill-fated bride all that
she knew concerning it; it had been given to her that morning by her
dear D'Arsac, and she would ask him where
he got it, and let her know in the morning. This information in some
degree confirmed the suspicions I had previously entertained, that none
but D'Arsac could be the murderer; but
then his character had hitherto been unblemished, and he stood high in
every man's report. It was not a thing to hesitate about; the conviction
in my own mind was so strong, that I considered it my duty to arrest
him without delay. I accordingly procured some of my agents, who were in
the neighborhood, and sent to him to say I wished a few moments’
private conversation with him. As he entered the room, I heard the soft,
sweet voice of his bride chiding him for leaving her, and exacting a
promise he would not stay long—long! poor girl, she little thought how
long the separation would be—that his promise of a quick return would be the last words to fall upon her ear.
As the door closed, I approached D'Arsac, and
said, “Sir, you are my prisoner!" Looking at me, at the same time, as
if to read in my face the answer to what he dared not ask, at last, with
a gasp for breath, he saltered out, “For what?” “You are accused of the
murder of Madame Audran'" His color fled
in an instant, and he seemed as if he were about to fall, but covering
his face with his hands, he remained a few moments in thought. His deep
hard breathing betokened a suppressed sigh— one that tried for
utterance, but was forced back; presently he sobbed out, “Oh, my poor
Emile! this will be your death !” and dashing his hand across his
forehead, and striving to recover the sudden shock he had sustained,
said, “I am ready to follow you.” At the door he paused a moment,
saying, “Could not something be said to Emile that I am ill? something
to console her for my absence? any thing but the truth, though it must
soon out. Oh, Heavens; but this is too much"—and he dashed into the
coach at the door, and was at once conveyed to prison. The Tribunals
being always sitting at Paris, his trial soon took place, and many
things came out against him which he could not rebut; the sudden
possession of a large sum of money, which he had accounted for by the
death of an uncle, was proved to be false, as he had never had one. The
brooch, too, which was proved to have belonged to Madame Audran, he
could not say where he had obtained: besides other minor circumstances,
which left so little doubt in the minds of the majority of his jury,
that he was found guilty. Murder, in all countries, is punished alike-by
death—and such was his sentence.
That he did not die by the hands of the
executioner, was not the fault of the law. He had procured some strong
poison, which he took the morning previous to his intended death on a
scaffold, and left in disgrace a world wherein, by his talents, he might
have shone one of its brightest ornaments. A short time previous to his
death, he confessed the crime, and how it had taken place. He had been
or some long time striving to amass a sufficient sum of money to meet
the views ef Emile's friends; he had got together more than half the
requisite amount, when he thought he might by one coup obtain
the whole; in an evil hour, he tried for the first time in his life the
gaming table, and sound himself in a few minutes, a beggar, and the
hopes of possessing Emile arther than ever removed from him. Returning
home, he chanced to pass by Madame Audran's, and the force of habit led him to inquire after his patient's health. He sat down in her room, musing on the waywardness of his fate for a few minutes, and on rising to go, perceived Madame Audran had
fallen into a slumber; his eye, at that moment, sell upon her chest of
valuables, and the devil instigated him to that murder as the fulfilment
of all his hopes, which a few moments consideration would have shown
the sal. lacy of With all the pains which were taken the truth could not
be concealed from Emile; it cast a fixed gloom upon her mind that could
not be removed; she sickened at the sight, and thought of all her
former pleasures and pursuits, and lived in the world as one who bore no
part in the events of life—a stranger to all around. It was not of long
duration, sor a few months saw her a prey to those morbid feelings of
the mind which nought on earth could allay.
Burton's Gentleman's Magazine and American Monthly Review, Volume 3, 1838
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