"Quand ils furent hors de leurs états, ils entrèrent dans ceux d’un
grand & puissant empereur, nommé Behram. Comme ils continuoient leur
route pour se rendre à la ville impériale, ils rencontrèrent un
conducteur de chameaux, qui en avoit perdu un ; il leur demanda s’ils ne
l’avoient pas vu par hasard. Ces jeunes princes, qui avoient remarqué
dans le chemin les pas d’un semblable animal, lui dirent qu’ils
l’avoient rencontré, & afin qu’il n’en doutât point, l’aîné des
trois princes lui demanda si le chameau n’étoit pas borgne ; le second,
interrompant, lui dit, ne lui manque-t’il pas une dent ? & le cadet
ajouta, ne seroit-il pas boiteux ? Le conducteur assura que tout cela
étoit véritable. C’est donc votre chameau, continuèrent-ils, que nous avons trouvé, & que nous avons laissé bien loin derrière nous.
Le chamelier, charmé de cette nouvelle, les remercia bien
humblement, & prit la route qu’ils lui montrèrent, pour chercher son
chameau : il marcha environ vingt-milles, sans le pouvoir trouver ; en
sorte que, revenant fort chagrin sur ses pas, il rencontra le jour
suivant les trois princes assis à l’ombre d’un plane, sur le bord d’une
belle fontaine, où ils prenoient le frais. Il se plaignit à eux d’avoir
marché si long-temps sans trouver son chameau ; & bien que vous
m’ayez donné, leur dit-il, des marques certaines que vous l’avez vu, je
ne puis m’empêcher de croire que vous n’ayez voulu rire à mes dépens.
Sur quoi le frère aîné prenant la parole : Vous pouvez bien juger, lui
répondit-il, si, par les signes que nous vous avons donnés, nous avons
eu dessein de nous moquer de vous ; & afin d’effacer de votre esprit
la mauvaise opinion que vous avez, n’est-il pas vrai que votre chameau
portoit d’un côté du beurre, & de l’autre du miel, & moi, ajouta
le second, je vous dis qu’il y avoit sur votre chameau une dame ; &
cette dame, interrompit le troisième, étoit
enceinte : jugez, après cela, si nous vous avons dit la vérité ? Le
chamelier, entendant toutes ces choses, crut de bonne foi que ces
princes lui avoient dérobé son chameau : il résolut d’avoir recours à la
justice ; & lorsqu’ils furent arrivés à la ville impériale, il les
accusa de ce prétendu larcin. Le juge les fit arrêter comme des voleurs,
& commença à faire leur procès.
La nouvelle de cette capture étant arrivée aux oreilles de
l’empereur, le surprit, il en fut même très-faché, parce que, comme il
apportoit tous les soins possibles pour la sûreté des chemins, il
vouloit qu’il n’y arrivât aucun désordre. Cependant ayant appris que ces
prisonniers étoient de jeunes gens fort bien faits, & qui avoient
l’air de qualité, il voulut qu’on les lui amenât. Il fit venir aussi le
chamelier, afin d’apprendre de lui, en leur présence, comment l’affaire
s’étoit passée. Le chamelier la lui dit ; & l’empereur jugeant que
ces prisonniers étoient coupables, il se tourna vers eux en leur
disant : vous méritez la mort, néanmoins comme mon inclination me porte à
la clémence plutôt qu’à la sévérité, je vous pardonnerai si vous rendez
le chameau que vous avez dérobé ; mais si vous ne le faites pas, je
vous ferai mourir honteusement. Quoique ces paroles dussent étonner ces
illustres prisonniers, ils n’en témoignèrent aucune tristesse, & répondirent de cette manière.
Seigneur, nous sommes trois jeunes gens qui allons parcourir le
monde pour savoir les mœurs & les coutumes de chaque nation ; dans
cette vue, nous avons commencé par vos états, & en chemin faisant
nous avons trouvé ce chamelier qui nous a demandé si nous n’avions pas
rencontré par hasard un chameau qu’il prétend avoir perdu dans la
route ; quoique nous ne l’ayons pas vu, nous lui avons répondu en riant,
que nous l’avions rencontré, & afin qu’il ajoutât plus de foi à ces
paroles, nous lui avons dit toutes les circonstances qu’il vous a
rapportées : c’est pourquoi, n’ayant pu trouver son chameau, il a cru
que nous l’avions dérobé ; &, sur cette chimère, il nous a fait
mettre en prison. Voilà, seigneur, comme la chose s’est passée ; &si elle ne se trouve pas véritable, nous sommes prêts à subir avec
plaisir tel genre de supplice qu’il plaira à votre majesté d’ordonner.
L’empereur ne pouvant se persuader que les indices qu’ils avoient
donnés au chamelier se trouvassent si justes par hasard, je ne crois
pas, leur dit-il, que vous soyez sorciers ; mais je vois bien que vous
avez volé le chameau, & que
c’est pour cela que vous ne vous êtes pas trompés dans les six marques
que vous en avez données au chamelier : ainsi, il faut ou le rendre ou
mourir. En achevant ces mots, il ordonna qu’on les remît en prison,
& qu’on achevât leur procès.
Les choses étoient en cet état, lorsqu’un voisin du chamelier,
revenant de la campagne, trouva dans son chemin le chameau perdu ; il le
prit, & l’ayant reconnu, il le rendit, d’abord qu’il fut de retour,
à son maître. Le chamelier, ravi d’avoir retrouvé son chameau, & chagrin en même temps d’avoir accusé des innocens, alla vers l’empereur
pour le lui dire, & pour le supplier de les faire mettre en liberté.
L’empereur l’ordonna aussi-tôt ; il les fit venir, & leur témoigna
la joie qu’il avoit de leur innocence, & combien il étoit faché de
les avoir traités si rigoureusement ; ensuite il désira savoir comment
ils avoient pu donner des indices si justes d’un animal qu’ils n’avoient
pas vu. Ces princes voulant le satisfaire, l’aîné prit la parole, &
lui dit : J’ai cru, seigneur, que le chameau étoit borgne, en ce que,
comme nous allions dans le chemin par où il étoit passé, j’ai remarqué
d’un côté que l’herbe étoit toute rongée, & beaucoup plus mauvaise
que celle de l’autre, où il n’avoit pas touché ; ce qui m’a fait croire
qu’il n’avoit qu’un oeil, parce que, sans cela, il n’auroit jamais
laissé la bonne pour manger la mauvaise. Le puîné interrompant le
discours : Seigneur, dit-il, j’ai connu qu’il manquoit une dent au
chameau, en ce que j’ai trouvé dans le chemin, presque à chaque pas que
je faisois, des bouchées d’herbe à demi-mâchées, de la largeur d’une
dent d’un semblable animal ; & moi, dit le troisième, j’ai jugé que
ce chameau étoit boiteux, parce qu’en regardant les vestiges de ses
pieds, j’ai conclu qu’il falloit qu’il en traînât un, par les traces
qu’il en laissoit.
L’empereur fut très-satisfait de toutes ces réponses ; & curieux de savoir encore comment ils avoient pu deviner les autres
marques, il les pria instamment de le lui dire ; sur quoi l’un des
trois, pour satisfaire à la demande, lui dit : je me suis aperçu, sire
que le chameau étoit d’un côté chargé de beurre, & de l’autre de
miel, en ce que, pendant l’espace d’un quart de lieue, j’ai vu sur la
droite de la route une grande multitude de fourmis, qui cherchent le
gras, & sur la gauche, une grande quantité de mouches, qui aiment le
miel. Le second dit : Et moi, seigneur, j’ai jugé qu’il y avoit une
femme dessus cet animal, en ce qu’ayant vu un endroit où ce chameau
s’étoit agenouillé, j’ai
remarqué la figure d’un soulier de femme, auprès duquel il y avoit un
peu d’eau, dont l’odeur fade & aigre m’a fait connoître que c’étoit
de l’urine d’une femme. Et moi, dit le troisième, j’ai conjecturé que
cette femme étoit enceinte, par les marques de ses mains imprimées sur
la terre, parce que, pour se lever plus commodément, après avoir achevé
d’uriner, elle s’étoit sans doute appuyée sur ses mains, afin de mieux
soulager le poids de son corps.
Les observations de ces trois jeunes princes donnèrent tant de
plaisir à l’empereur, qu’il leur témoigna mille amitiés, & les pria
de séjourner quelques temps chez lui. Il leur donna un fort bel
appartement dans son palais, où ils étoient servis comme des rois, &
l’empereur les voyoit tous les jours. Il en étoit si charmé, qu’il
préféroit leurs conversations à celle des plus grands seigneurs de son
empire. Il se déroboit souvent à ses propres affaires, & se cachoit
quelquefois pour les entendre parler sans être vu.
Un jour que ces princes étoient à table, & qu’on leur avoit
servi, entre autres mets, un quartier d’agneau de la table de
l’empereur, & du vin très-exquis, ce prince qui étoit dans un lieu
retiré, où il pouvoit ouïr tout ce qu’ils disoient, entendit
qu’en mangeant de l’agneau & en buvant de ce vin, l’aîné de ces
princes dit : Je crois que la vigne qui a donné ce vin est crue sur un
sépulcre ; & moi, dit le second, je suis assuré que cet agneau a été
nourri du lait d’une chienne. Ma foi, vous avez raison, mes frères, dit
le troisième ; mais cela n’est pas d’une si grande conséquence que ce
que j’ai à vous dire présentement. Vous saurez donc que j’ai connu ce
matin, par quelques lignes, que l’empereur a fait mourir pour crime le
fils de son visir, & que le père ne songe à autre chose qu’à venger
cette mort par celle de son maître. L’empereur ayant entendu ces
paroles, entra dans la chambre, & dissimulant sa surprise : Eh bien,
Messieurs, leur dit-il, de quoi vous entretenez-vous ? Ces jeunes
princes feignirent de ne le pas entendre, & lui dirent : Seigneur,
nous sortons de table, & nous avons parfaitement bien dîné.
L’empereur, qui ne souhaitoit pas de savoir cela, les pressa de lui
faire part des choses qu’ils avoient dites pendant leur repas, en les
assurant qu’il avoit entendu leurs discours. Alors ils ne purent lui
cacher la vérité, & lui racontèrent la conversation qu’ils avoient
eue à table.
L’empereur demeura quelque temps à s’entretenir avec eux, & ensuite il se retira dans son
appartement. Quand il y fut, il fit venir celui qui lui fournissoit le
vin, pour savoir de quel endroit il étoit ; mais ne le pouvant dire, il
lui commanda d’aller quérir le vigneron ; ce qu’il fit. Lorsqu’il fut
arrivé, l’empereur lui demanda si la vigne dont il avoit soin étoit
anciennement ou nouvellement plantée sur les ruines de quelque bâtiment,
ou dans quelque désert. Le vigneron lui dit que le terroir où croissoit
cette vigne avoit été autrefois un cimetière. L’empereur sachant la
vérité de ce fait, voulut savoir le second ; car, pour le troisième, il
se souvenoit bien qu’il avoit fait mourir le fils de son visir. Il
ordonna qu’on lui fît venir le berger qui avoit soin de son troupeau ;
& lorsqu’il fut devant lui, il lui demanda avec quoi il avoit
engraissé l’agneau qu’il avoit fait tuer ce jour-là pour la table. Cet
homme, tout tremblant, répondit que l’agneau n’avoit eu d’autre
nourriture que le lait de sa mère ; mais l’empereur, voyant que la
crainte avoit saisi le berger, & qu’elle pouvoit l’empêcher de dire
la vérité : Je connois, lui dit-il, que tu ne dis pas la chose comme
elle s’est passée ; je t’assure que si tu ne me la découvres
présentement, je te ferai mourir. Eh bien, seigneur, repartit-il, si
vous voulez m’accorder ma grace, je vous déclarerai la vérité. L’empereur la lui promit, & le berger lui parla de la sorte.
Seigneur, comme l’agneau dont il s’agit étoit encore tout petit,
& que la mère paissoit à la campagne aux environs d’un bois, un
grand loup affamé la prit, & la dévora, malgré tous mes cris ; car
ma chienne n’étoit pas pour lors près de moi, ayant fait ce-jour là ses
petits. J’étois assez embarrassé comment je ferois pour nourrir cet
agneau, lorsqu’il me vint à l’esprit de l’attacher aux mamelles de ma
chienne ; elle l’a élevé si délicatement, que l’ayant jugé digne de vous
être présenté, je l’ai fait tuer, & l’ai envoyé ce matin à votre
maître d’hôtel. L’empereur, qui avoit écouté ce récit avec attention,
crut que ces jeunes princes étoient des prophètes, pour deviner si bien
les choses ; de sorte qu’après avoir congédié le berger, il les vint
trouver, & leur tint ce discours.
Tout ce que vous m’avez dit, Messieurs, se trouve véritable,
& je suis persuadé qu’ayant autant de mérite & de si belles
qualités que vous avez, il n’y a personne au monde qui vous ressemble.
Mais dites-moi, je vous prie, quels indices avez-vous eu aujourd’hui à
table, pour toutes les choses que vous m’avez racontées ? L’aîné des
princes, prenant la parole :
Seigneur, lui dit-il, j’ai cru que la vigne qui a produit le vin que
vous avez eu la bonté de nous envoyer étoit plantée dans un cimetière,
parce qu’aussi-tôt que j’en ai bu, au lieu que le vin réjouit
ordinairement le cœur, le mien s’est trouvé accablé de tristesse ; &
moi, ajouta le second, après avoir mangé un morceau de l’agneau, j’ai
senti que ma bouche étoit salée & pleine d’écume, ce qui m’a fait
croire que cet agneau avoit été nourri du lait d’une chienne. Comme je
vois, seigneur, interrompit le troisième, que vous êtes dans une
impatience d’apprendre comment j’ai pu connoître la mauvaise intention
de votre visir contre votre majesté impériale, c’est qu’ayant eu
l’honneur de vous entendre raisonner en sa présence sur le châtiment
qu’on doit faire aux méchans, j’ai reconnu que votre visir changeoit de
couleur, & vous regardoit d’un œil noir & plein d’indignation ;
j’ai même remarqué qu’il demanda de l’eau à boire : c’étoit sans doute
pour cacher le feu dévorant dont son cœur étoit enflammé. Toutes ces
choses, seigneur, m’ont fait connoître la haîne & la colère qu’il a
contre votre auguste majesté, de ce que vous avez condamné vous-même son
fils à la mort.
L’empereur voyant que ces jeunes gens avoient fort bien prouvé tout ce qu’ils avoient avancé,
s’adressa à celui qui venoit de parler, & lui dit : Je ne suis que
trop persuadé de la mauvaise intention que mon visir a de se venger de
la mort de son fils que j’ai condamné, à cause des crimes qu’il avoit
commis. Mais comment pourrois-je trouver le moyen de prouver le dessein
funeste qu’il a contre moi ; car, quelque menace que je lui fasse, il ne
me le découvrira jamais : c’est pourquoi, comme vous avez infiniment
d’esprit, je vous prie de me donner quelque expédient pour l’en
convaincre. Le moyen le plus sûr que je puis vous proposer, seigneur,
lui dit-il, est de gagner une fort belle esclave qu’il aime, & à
laquelle il fait part de tous ses secrets. Pour la gagner, il faut que
vous tâchiez de lui faire connoître que vous êtes si fort épris de ses
charmes, qu’il n’y a rien au monde que vous ne fassiez pour elle. Comme
les femmes souhaitent toujours d’être plus qu’elles ne sont, je suis sûr
que cette esclave vous donnera son cœur d’abord qu’elle croira que vous
lui aurez donné le vôtre. Par ce moyen, vous pourrez avoir des preuves
convaincantes de la mauvaise intention de votre visir, & le punir
suivant la rigueur des lois.
L’empereur Behram approuva ce conseil, & ayant trouvé une
femme fort propre à l’exécution de son dessein, il lui promit une somme considérable,
si elle pouvoit lui ménager un rendez-vous avec la maîtresse de son
visir. Il la chargea de lui découvrir l’extrême passion qu’il avoit pour
elle, & de l’assurer qu’il la feroit une des premières dames de son
empire. Cette messagère d’amour, charmée d’une pareille commission, ne
manqua point de l’exécuter avec toute la diligence & l’exactitude
possibles. Elle parla à cette belle esclave, & excita son ambition,
en lui disant les sentimens d’amour & de tendresse que l’empereur
avoit pour elle. Elle ajouta, que si ce prince vouloit se servir de son
autorité, il ne lui seroit pas difficile de l’avoir en sa possession,
soit en la faisant enlever, ou en ordonnant à ses officiers d’étrangler
son visir ; mais qu’il n’en vouloit pas venir à ces extrémités, &
qu’elle la prioit, par la part qu’elle prenoit à ses intérêts, d’être
sensible à la passion de l’empereur, & à la fortune qu’il lui
offroit.
La maîtresse du visir ayant fait attention aux paroles de cette
adroite messagère, la pria instamment de témoigner à l’empereur qu’elle
lui étoit fort obligée des sentimens favorables qu’il avoit pour elle ;
mais qu’étant gardée à vue, il n’y avoit qu’un seul moyen pour la
posséder ; qu’elle le lui diroit volontiers, pourvu qu’elle l’assurât de
garder le secret, & de ne le découvrir qu’à l’empereur. La messagère le lui promit, & aussi-tôt l’esclave lui parla de la sorte.
Tu sauras que le visir a un dessein également perfide & cruel
contre la vie de l’empereur. Il ne songe jour & nuit qu’à
l’exécuter. Il a préparé un poison qu’il prétend lui faire boire dans un
festin qu’il veut lui donner au premier jour ; & après sa mort,
s’emparer de l’empire. Comme mon intention a toujours été de le faire
savoir à l’empereur, je te prie de ne pas manquer de le lui dire ; &
que s’il se trouve au festin du visir, lorsqu’on lui présentera à la
fin du repas, sur une soucoupe d’or, enrichie de pierreries, une tasse
de cristal de roche, où sera le poison ; qu’il n’y touche pas, &
qu’il oblige le visir de boire ce breuvage ; s’il le fait, l’empereur
donnera la mort à celui qui la lui préparoit ; s’il le refuse, ce sera
une conviction de son crime, & un moyen de le faire mourir avec
ignominie. Ainsi, par l’une ou par l’autre de ces deux voies, l’empereur
se vengera de cet insigne traître, &m’aura en sa possession. La
messagère ayant bien retenu tout ce que la maîtresse du visir lui avoit
dit, prit congé d’elle, & alla aussi-tôt en rendre compte à
l’empereur, qui la récompensa du service important qu’elle lui avoit
rendu.
Comme quelques jours auparavant, ce prince avoit
gagné une grande bataille contre un puissant roi qui lui faisoit une
guerre injuste, il crut être obligé de gratifier les principaux
officiers de son armée par des pensions considérables, & de
nouvelles dignités qu’il leur accorda. Il commença par son visir, à qui
il fit un présent de grand prix ; ce qui donna occasion à ce scélérat de
le convier à un fameux repas qu’il vouloit lui donner. L’empereur ne
manqua pas de s’y rendre, & fut reçu au bruit des trompettes, des
timbales, & des hauts-bois, qui faisoient une harmonie charmante. Le
visir, pour mieux couvrir sa perfidie, lui fit, à son tour, de beaux
présens, & ensuite l’empereur se mit à table, qui fut servie avec
toute la délicatesse & toute la magnificence possibles. Une musique,
pendant le festin, enlevoit tous les cœurs, & l’attention de tous
les courtisans. Sur la fin du repas, le visir présenta lui-même à
l’empereur la soucoupe d’or & la tasse de cristal dont nous avons
parlé, laquelle étoit remplie d’un poison très-odoriférant ; & pour
obliger ce prince à le prendre : Seigneur, lui dit-il, voici un
breuvage, le plus exquis & le plus précieux qui soit au monde ;
entre plusieurs vertus admirables qu’il a, il rafraîchit le foie, & chasse du cœur toute la bile qu’on pourroit avoir. L’empereur
connoissant, aux marques de la soucoupe
& de la tasse, que c’étoit le breuvage dont la messagère lui avoit
parlé, le refusa, en lui disant : Tu en as plus besoin que moi ; car
comme tu sais que j’ai fait mourir ton fils, à cause des crimes qu’il
avoit commis, je ne doute pas que ton cœur & ton foie n’en soient
échauffés, & remplis de beaucoup de bile : c’est pourquoi je te prie
de le prendre en ma présence, & de croire que je t’en ferai aussi
obligé que si je l’avois pris moi-même. Le visir fut un peu troublé de
cette réponse ; & revenant à la charge : Aux dieux ne plaisent,
seigneur, lui dit-il, que je vous obéisse en cette rencontre ; il
n’appartient pas à un simple mortel comme moi de boire le nectar des
dieux ; cette boisson est si rare & si précieuse, qu’elle ne peut
convenir qu’à un grand monarque comme vous, qui êtes l’amour & les
délices de l’empire.
Ce prince lui repartit, que quelque agréable que fût cette
boisson, elle l’étoit encore davantage, étant présentée de si bonne
grace, & par une personne dont il connoissoit le zèle &
l’affection pour son service. Ainsi, sachant le besoin qu’il en avoit,
il étoit trop de ses amis pour le priver d’une chose qui lui étoit si
salutaire, & qu’à son égard elle lui seroit fort inutile.
Le visir, voyant que l’empereur le pressoit de boire ce poison,
se douta que la trahison étoit découverte. En cet état, tout rempli de
crainte & de confusion : Seigneur, lui dit-il, je suis tombé dans le
malheur que je voulois préparer aux autres. Mais comme je vous ai
toujours connu d’un naturel porté à la clémence plutôt qu’à la rigueur,
j’espère que, quand je vous aurai donné un avertissement pour la
conservation de votre auguste personne, vous voudrez bien avoir la bonté
de me pardonner. S’il vous arrive de condamner à mort le fils de
quelqu’un de vos officiers, ne permettez jamais que le père reste à
votre cour. Vous avez condamné le mien pour ses crimes ; cependant
quoique vous ayez eu raison, & que vous m’ayez témoigné mille
amitiés, en me comblant de bienfaits, je n’ai pu oublier la douleur que
m’a causée la mort de mon fils. Toutes les fois que je vous voyois,
votre présence excitoit ma haîne, & me portoit à la vengeance ;
c’est ce qui m’a obligé de vous présenter ce poison, afin d’honorer les
mânes de mon fils, & de venger sa mort par la vôtre.
Quoique l’empereur fût très-convaincu par ces paroles du funeste
dessein de son visir, & qu’il avoit droit de le faire mourir de la
mort la plus cruelle ; cependant il n’en usa pas avec tant
de rigueur ; il se contenta seulement de confisquer ses biens & de
le chasser de ses états. C’étoit là une punition bien douce pour un
crime si énorme ; mais il est quelquefois bon de pardonner, ou du moins
d’adoucir le châtiment. Quant à la maîtresse de ce perfide, l’empereur
la maria à un grand seigneur de sa cour, & lui fit des présens
considérables, pour reconnoître le service qu’elle lui avoit rendu.
De Mailly, Voyage
et aventures des trois princes de Sarendip, traduits du persan (1719)