"Avant-hier au Panthéon, après le concert et pendant qu'on dansait, j'ai trouvé sous mes pieds un manteau de femme, de taffetas noir, doublé de même et bordé de dentelle. J'ignore à qui ce manteau appartient : je n'ai jamais vu, pas même au Panthéon, la personne qui le portait, et toutes mes recherches depuis n'ont pu rien m'apprendre qui fût relatif à elle.
Je vous prie donc, monsieur l'Éditeur, d'annoncer dans votre feuille ce manteau trouve, pour qu'il soit rendu fidèlement à celle qui le réclamera,
Mais afin qu'il n'y ait point d'erreur à cet égard, j'ai l'honneur de vous prévenir que la personne qui l'a perdu était ce jour-là coiffée en plumes couleur de rose; je crois même qu'elle avait des pendeloques de brillants aux oreilles, mais je n'en suis pas aussi certain que du reste. Elle est grande, bien faite; sa chevelure est d'un blond argenté, son teint éclatant de blancheur ; elle a le cou fin et dégagé, la taille élancée, et le plus joli pied du monde, J'ai même remarqué qu'elle est fort jeune, assez vive et distraite; qu'elle marche légèrement, et qu'elle a surtout un goût décidé pour la danse. Si vous me demandez, monsieur l'Éditeur, pourquoi, l'ayant si bien remarquée, je ne lui ai pas remis sur-le-champ son manteau, j'aurai l'honneur de vous répéter ce que j'ai dit plus haut : que je n'ai jamais vu cette personne; que je ne connais ni ses yeux , ni ses traits, ni ses habits , ni son maintien, et ne sais ni qui elle est, ni quelle figure elle porte. Mais si vous vous obstinez à vouloir apprendre comment, ne l'ayant point vue, je puis vous la désigner aussi bien, à mon tour je m'étonnerai qu'un observateur aussi exact ne sache pas que l'examen seul d'un manteau de femme suffit pour donner d'elle toutes les notions qui la font reconnaître. Mais, sans me targuer ici d'un mérite qui n'en est plus un depuis que feu Zadig, de gentille mémoire, en a donné le procédé, supposez donc, monsieur l'Éditeur, qu'en examinant ce manteau , j'aie trouvé dans le coqueluchon quelques cheveux d'un trèsbeau blond, attachés à l'étoffe, ainsi que de légers brins de plumes roses échappés de la coiffure : vous sentez qu'il n'a pas fallu un grand effort de génie pour en conclure que le panache et la chevelure de cette blonde doivent être en tout semblables aux échantillons qui s'en étaient détachés. Vous sentez cela parfaitement. Et, comme une pareille chevelure ne germa jamais sur un front rembruni , sur une peau équivoque en blancheur, l'analogie vous eût appris, comme à moi, que cette belle aux cheveux argentés doit avoir le teint éblouissant ; ce qu'aucun observateur ne peut nous disputer sans déshonorer son jugement. C'est ainsi qu'une légère éraflure au taffetas, dans les deux parties latérales du coqueluchon intérieur (ce qui ne peut venir que du frottement répété de deux petits corps durs en mouvement), m'a démontré, non qu'elle avait ce jour-là des pendeloques aux oreilles, aussi ne l'ai-je pas assuré, mais qu'elle en porte ordinairement, quoiqu'il soit peu probable, entre vous et moi, qu'elle eût négligé cette parure un jour de conquête ou de grande assemblée, c'est tout un ; si je raisonne mal, monsieur l'Editeur, ne m'épargnez pas, je vous prie : rigueur n'est pas injustice. Le reste va sans dire. On voit bien qu'il m'a suffi
d'examiner le ruban qui attache au cou ce manteau, et de nouer ce ruban juste à l'endroit déja frippé par l'usage ordinaire, pour reconnaître que, l'espace embrassé par ce nœud étant peu considérable, le cou enfermé journellement dans cet espace est trèsfin et dégagé. Point de difficulté là-dessus. Mesurant ensuite avec attention l'éloignement qui se trouve entre le haut de ce manteau, par-derrière, et les plis ou froissement horizontal formé vers le bas de la taille par l'effort du manteau, quand la personne le serre à la française pour animer sa stature, et qu'elle fait froncer toute la partie supérieure aux hanches, pendant que l'inférieure, garnie de dentelle, tombe et flotte avec mollesse sur une croupe arrondie et fortement prononcée, il n'y a pas un seul amateur qui n'eût décidé, comme je l'ai fait, que, le buste étant très-élancé, la personne est grande et bien faite. Cela parle tout seul, on voit ici le nu sous la draperie. Supposez encore, monsieur l'Editeur, qu'en examinant le corps du manteau vous eussiez trouvé sur le taffetas noir l'impression d'un très-joli petit soulier, marqué en gris de poussière, n'auriez-vous pas réfléchi que si quelque autre femme eût marché sur le manteau depuis sa chute, elle m'eût certainement privé du plaisir de le ramasser ? Alors il ne vous eût plus été possible de douter que cette impression ne vînt du joli soulier de la personne même qui avait perdu le manteau. Donc, auriez-vous dit, si son soulier est très-petit, son joli pied l'est bien davantage. Il n'y a nul mérite à moi de l'avoir reconnu ; le moindre observateur, un enfant, trouverait ces choses-là. Mais cette impression, faite en passant , et sans même avoir été sentie, annonce, outre une extrême vivacité de marche, une forte
préoccupation d'esprit, dont les personnes graves, froides ou âgées
sont peu susceptibles : d'où j'ai conclu très-simplement que ma
charmante blonde est dans la fleur de l'âge, bien vive et distraite en proportion. N'eussiez-vous pas pensé de même, monsieur l'Éditeur ? je vous le demande, et ne veux point abonder dans IIlOIl SeIlS. Enfin, réfléchissant que la place où j'ai trouvé son manteau conduisait à l'endroit où
la danse commençait à s'échauffer, j'ai jugé que cette personne aimait
beaucoup cet amusement, puisque cet attrait seul avait pu lui faire
oublier son manteau, qu'elle foulait aux pieds. Il n'y avait pas moyen,
je crois, de conclure autrement ; et, quoique Français, je m'en rapporte à tous les honnêtes gens d'Angletel're. Et quand je me suis rappelé le lendemain que, dans une place où il passait autant de monde, j'avais ramassé librement ce manteau (ce qui prouve assez qu'il tombait à l'instant même), sans que j'eusse pu découvrir celle qui venait de le perdre (ce qui dénote aussi qu'elle était déja bien loin ), je me suis dit : Assurément cette jeune personne est la plus alerte beauté d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande ; et si je n'y joins pas l'Amérique, c'est que depuis quelque temps on est devenu diablement alerte dans ce pays-là.
En poussant plus loin mes recherches, peut-être aurais-je appris, dans son manteau, quelle est sa noblesse et sa qualité; mais quand on a reconnu d'une femme qu'elle est jeune et belle, ne sait-on pas d'elle à peu près tout ce qu'on veut en savoir ? Du moins en usait-on ainsi de mon temps dans quelques bonnes villes de France, et même dans quelques villages, comme Marly, Versailles, etc.
Ne soyez donc plus surpris, monsieur l'Éditeur, qu'un Français qui, toute sa vie, a fait une étude philosophique et particulière du beau sexe ait découvert , au seul aspect du manteau d'une dame, et sans l'avoir jamais vue, que la belle blonde aux plumes roses qui l'a perdu joint à tout l'éclat de Vénus le cou dégagé des nymphes, la taille des Graces et la jeunesse d'Hébé; qu'elle est vive, distraite, et qu'elle aime à danser au point d'oublier tout pour y courir, sur le petit pied de Cendrillon, avec toute la légèreté d'Atalante.
Et soyez
encore moins étonné si, rempli toute la nuit des sentiments que tant de
graces n'ont pu manquer de m'inspirer, je lui ai fait à mon réveil ces
petits vers innocents, auxquels son manteau, votre feuille et vos bontés, monsieur l'Éditeur, serviront de passe-port :
O vous que je n'ai jamais vue, Que je ne connais point du tout, Mais que je crois, par avant-goût, D'attraits abondamment pourvue ! Hier, quand vous vous échappiez Parmi tant de beiles en armes, Je sentis tomber à mes pieds Le manteau qui couvrait vos charmes. A l'instant cet espoir secret Qui nous saisit et nous chatouille Quand nous tenons un bel objet Me fit mieux sentir le regret De n'en tenir que la dépouille. Je voudrais vous la reporter ; Mais examinons s'il est sage A moi de m'en laisser tenter. Si l'Amour me guette au passage, Le sort ne m'aura donc jeté Dans un pays de liberté Que pour y trouver l'esclavage ! Peut-être aussi, pour mon malheur, Un époux, un amant, que sais-je ? A-t-il déja le privilége De sentir battre votre cœur ; Et pour prix de ma fantaisie, Loin que le charme de vous voir Fît naitre en moi le moindre espoir, J'expirerais de jalousie ! Il vaut donc mieux, belle inconnue, Ne pas chercher dans votre vue Le hasard d'un tourment nouveau.
Beaumarchais, Gaieté faite à Londres adressée à l´éditeur de la Chronique du matin, 1776
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