"La réalité des possessions est attestée,
on le sait, par l’Écriture, par le Christ lui-même, qui délivra au pays des
Géraséniens un possédé qui avait en lui une légion de diables. Il semble qu’on
puisse en croire l’église sans forfaire à la raison, lorsque, s’appuyant sur la
doctrine de l’épreuve et de l’expiation qui donne le mot de tout le mystère
humain, elle enseigne que Dieu permet au diable de posséder l’homme pour le
punir quand il est pécheur, pour l’éprouver quand il est saint, et consumer par
la souffrance l’écume de son azur. Mais quand la sorcellerie raconte que Satan, sur
l’ordre d’un bohémien, d’un berger ou d’une vieille femme, quitte les
profondeurs de l’abîme pour se loger dans le corps d’une pauvre et innocente
jeune fille ou d’un bourgeois paisible qui n’a jamais rien eu à démêler avec
l’enfer, alors le scepticisme est légitime, et l’on se souvient de ce que
disait, en 1598, le docteur Marescot, qui était un médecin de bon sens, à
propos de. Marthe Brossier, la possédée de Romorantin dont s’est moqué
Voltaire : A natura multa, plura ficta, à Dæmone nulla [son
cas s´explique beaucoup par son naturel- mélancolique- par sa feintise, en rien
par le diable]. Il est si facile, en effet, d’expliquer par des causes
naturelles la présence du diable dans le corps des femmes !
Comment s’opère cette redoutable
union ? Suivant l’historien juif Josèphe, par la transfusion de l’âme des
morts condamnés aux supplices éternels dans la substance des vivans ; suivant une opinion plus générale et plus
accréditée, par la transfusion du diable lui-même, soit qu’il reste invisible
en pénétrant dans le corps, soit qu’il s’y introduise sous la forme d’une
mouche, d’un insecte ou de tout autre animal. Cette superfétation d’un second
principe actif dans un même être porte au fond même de l’organisme une
effrayante perturbation, et, depuis les premiers jours du christianisme
jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle, les symptômes de cette affliction
surhumaine sont partout les mêmes. Les possédés, comme les lycantropes des
Grecs, se détournent de la société des hommes pour s’exiler dans les cimetières
et jusqu’au fond même des tombeaux : ils pleurent et gémissent sans avoir
un sujet de douleur. Leur figure a la couleur du cèdre, cedrinus color ;
leurs membres sont raides et appesantis, leurs yeux enflés sortent de la tête,
leur langue roulée comme un cornet pend sur leur menton. Des mouvemens convulsifs les enlèvent d’un seul
bond à plusieurs pieds de terre, et ils retombent sur la tête sans se blesser.
Félix de Nole en a vu qui marchaient comme des mouches sous les voûtes des
églises. Saint Martin en a connu d’autres qui restaient pendant plusieurs heures
suspendus dans les airs, les pieds tournés vers le ciel, sans que la pudeur fût
offensée. La présence ou le contact des choses saintes redouble leurs
souffrances et leur tristesse. Lorsqu’on leur donne de l’eau bénite à boire,
leurs lèvres s’attachent au vase sans qu’il soit possible de les en séparer.
Placés devant l’hostie, ils se replient en cercle, et leurs membres craquent
comme un morceau de bois mort quand on le casse. Malgré cet ébranlement
universel et profond de l’être, l’intelligence des possédés brille par instans
d’une lumière plus vive. Ils savent le passé et l’avenir ; ils parlent
toutes les langues sans les avoir jamais apprises, et, chose plus
surprenante ! sans remuer les lèvres. Mais si troublée que soit leur âme,
elle n’est point cependant altérée dans sa substance. La chair appartient au
démon, l’âme appartient à Dieu. L’église d’ailleurs, pour déloger cet hôte
incommode, savait de mystérieuses formules, de redoutables sommations.
Quelquefois même elle soumettait les possédés à un véritable traitement
hygiénique. « L’énergumène, dit saint Martin dans l’exorcisme qui porte
son nom, l’énergumène jeûnera quarante jours et quarante nuits ; la
première semaine, il mangera pour toute nourriture du pain froid cuit sous la
cendre, et il boira de l’eau bénite ; les cinq semaines suivantes, il
pourra prendre du vin, manger du lard, mais il aura soin de ne point s’enivrer,
et il s’abstiendra de la tanche et de l’anguille (sans doute parce que
l’anguille rappelle le serpent, qui lui-même rappelle le démon). S’il se lave
les pieds, la face ou toute autre partie du corps, il se lavera seulement avec
de l’eau bénite. Il ne tuera pas et ne verra pas tuer ; il évitera de
souiller ses yeux en regardant des cadavres, et quand le prêtre se présentera
pour l’exorciser, il boira de l’absinthe, usque ad vomitum » Saint Pacôme avait une autre
recette : il faisait manger aux possédés du pain bénit coupé par petits
morceaux qu’il cachait dans des dattes. Saint Hubert ordonnait les bains, et il
arriva en 1080 qu’un possédé ayant été par son ordre placé dans un tonneau
d’eau froide, le diable, qui ne pouvait s’échapper par la bouche, se retira
sous une forme tout aérienne, avec la violence d’une petite trombe, et défonça
le tonneau.
(...) A toutes les époques, le diable des possessions se produit dans des
conditions pareilles. En Égypte ou en France, dans la grotte de saint
Antoine ou dans l’église de Notre-Dame-de-Laon, sous le règne de Néron
ou le règne de Henri IV, qu’il parle grec ou français, ce proscrit de
l’abîme est toujours insolent, railleur et goguenard ; il accable de ses
sarcasmes, de ses bravades cyniques, l’église, les saints, les prêtres,
le Christ même. On reconnaît là ce procédé indirect de satire, qui est
familier au moyen-âge, ces allusions détournées dont la responsabilité
se dérobe et ne revient à personne. Quand les impies craignent
l’anathème ou le bûcher, Satan se fait en quelque sorte l’éditeur
insaisissable de toutes les impiétés. Voici deux exemples pris au hasard
à des dates extrêmes. — On présenta un jour à saint Antoine un jeune
homme possédé qui écumait comme une bête fauve, et déchirait à coups de
dents ceux qui osaient l’approcher. Le saint se mit en prière et dit au
démon : Sors de cet homme. -Vieux radoteur, reprit Satan, vieux
gourmand, vieux paresseux, moine fainéant qu’on ne saurait rassasier,
qui t’a donné le droit de me tyranniser ainsi ? Je ne sortirai pas. — Le
saint prit sa peau de mouton, et, frappant le dos du possédé : Sors
donc, puisque je le veux. Le diable alors se mit à crier, à blasphémer, à
rire. — Eh bien ! reprit le saint, puisque tu refuses d’obéir, je vais
le dire à Jésus-Christ. Et, s’éloignant aussitôt, il fut s’agenouiller
au sommet d’une montagne, sous les feux d’un soleil plus ardent que les
flammes de la fournaise. Immobile comme une pierre, il fit vœu de rester
là sans boire et sans manger jusqu’à ce que Dieu eût ordonné à l’esprit
malin de lâcher sa victime. L’ordre ne se fit pas attendre, car Dieu
aimait trop saint Antoine pour le désobliger, et on vit bientôt Satan,
sous la forme d’un dragon long de soixante-dix coudées, sortir par la
bouche de l’énergumène, et se traîner en rampant vers la mer Rouge. Ses
écailles sonnaient sur les rocs calcinés comme des larmes d’airain.
Ici du moins il y a encore quelque trait de drame ; mais, en
approchant de nos jours, la possession n’est plus qu’une parade
bouffonne. Satan abdique toute réserve ; c’est l’arlequin italien, le
paillasse de la foire. Je cite mes textes.
Le jour des trépassés de l’an 1565, Nicole Obry, de Vervins, près
Laon, alla prier sur le tombeau de sa famille. Un spectre, sous la
forme d’un homme enseveli, se dressa devant elle et lui dit : Je suis
ton grand-père, mort sans confession, et je viens te demander des messes
pour le repos de mon âme. Le spectre reparut plusieurs jours de suite,
et la jeune fille, que cette apparition
jetait dans de mortelles angoisses, criait, écumait, et se roulait par
terre. On ne tarda point à reconnaître qu’elle était possédée, et on la
conduisit à l’église pour l’exorciser. Maître Louis Sourbaud, docteur en
théologie, commença les conjurations ; mais le diable, étant monté sur
les voûtes, se mit à lancer des pierres à la tête des assistans, et
maître Louis Sourbaud fut obligé de déguerpir. L’archevêque de Laon, duc
et pair de France, voulut à son tour tenter l’aventure. — Ah ! c’est
vous, monseigneur ! lui dit l’esprit malin aux premiers mots ; vous me
faites vraiment trop d’honneur, et, pour vous recevoir comme il
convient, j’ai convoqué dans le corps de cette fille dix-neuf diables
déterminés. — Monseigneur resta tout interdit, et le diable reprit en
riant : Moi et mes amis, nous nous moquons de votre excellence et de
Jean Leblanc (Jean Leblanc, dans l’argot de ce diable, était le nom de
Jésus-Christ). Je vous ferai cardinal et même pape si vous parvenez à me
chasser ; mais, en attendant, je vous conseille d’aller dormir : vous
avez trop bu en dînant. — L’archevêque n’insista pas. Les huguenots, qui
riaient avec le diable de la mésaventure du prélat, se présentèrent à
leur tour. Tournevelles et Conflans, ministres réformés, se rendirent
auprès de Nicole Obry. — Qui êtes-vous ? -D’où venez-vous ? Qui vous a
envoyés ? leur demanda le démon. Et depuis quand un diable peut-il en
chasser un autre ? — Je ne suis pas diable, dit Tournevelles, mais
serviteur du Christ. -Serviteur du Christ ! reprit Satan ; mais en
vérité, Tournevelles, tu t’abuses ; tu es pis que moi. — Conflans, pour
tirer d’embarras Tournevelles, qui ne savait que répondre, se mit à lire
les psaumes de Marot. — Penses-tu me charmer, lui dit Satan, avec tes
plaisantes chansons ? c’est moi qui les ai faites. Heureusement la
Vierge se mêla de l’affaire ; elle somma Satan de partir, et il obéit ;
mais, en quittant Nicole Obry, il alla, pour se venger, briser toutes
les ardoises qui couvraient l’église, arracher toutes les fleurs dans le
jardin du trésorier, et il partit ensuite pour Genève, où l’appelaient
les intérêts de la réforme.
Ce long drame des possessions, ce drame barbare comme les
mystères du moyen-âge, devait, au seuil même du grand siècle de Louis
XIV, se dénouer par un supplice. En 1634, sur la déposition des
religieuses de Loudun et d’ Astaroth, chef des diables de l’ordre des
séraphins,
Urbain Grandier fut condamné au feu, et cette triste et célèbre
affaire, où Laubardemont avait joué un rôle plus actif que Satan, fit
perdre aux possédés le peu de crédit qui leur restait encore.
Ainsi tout se mêle et se confond dans ces légendes de l’enfer, le
rire et les larmes, le grotesque et le terrible, le mysticisme et
l’impiété. L’homme a peur du diable, mais le diable n’a pas moins peur
de l’homme. Il y a des oraisons qui font sur lui l’effet d’un coup de
fouet, et il est contraint d’avouer qu’il lui serait plus facile de
traîner un âne par la queue, de Ravenne à Milan, que de faire pécher
ceux qui les répètent. On a vu des moines l’enchaîner avec leurs
cordons, et le conduire en laisse comme un chien docile ; on a vu des
vierges le chasser avec leur quenouille : c’est le loup vaincu par les
agneaux. Honteux de ces défaites, Satan tombe alors dans une confusion
extrême ; mais son impudence est si grande, il se croit sur le genre
humain des droits de suzeraineté tellement imprescriptibles, qu’il va
quelquefois se plaindre à Dieu lui-même des échecs qu’il éprouve sur la
terre. Le jurisconsulte Barthole parle d’un procès en appel qu’il
intenta, par-devant Jésus-Christ, contre les hommes qui avaient méconnu
sa puissance ; saint Jean remplissait les fonctions de greffier, la
Vierge, les fonctions d’avocat. Le diable perdit sa cause, et, lorsqu’il
entendit l’arrêt qui le déboutait de sa demande, il se sauva en criant
et en déchirant ses habits ; mais les anges, qui faisaient sans doute
l’office d’huissiers, le reconduisirent garrotté dans l’abîme..."
C. Louandre, "Le Diable. - Sa Vie, ses Mœurs et son Intervention dans les choses humaines"
Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 31, 1842