miércoles, 2 de diciembre de 2020

La réalité des possessions

 


"La réalité des possessions est attestée, on le sait, par l’Écriture, par le Christ lui-même, qui délivra au pays des Géraséniens un possédé qui avait en lui une légion de diables. Il semble qu’on puisse en croire l’église sans forfaire à la raison, lorsque, s’appuyant sur la doctrine de l’épreuve et de l’expiation qui donne le mot de tout le mystère humain, elle enseigne que Dieu permet au diable de posséder l’homme pour le punir quand il est pécheur, pour l’éprouver quand il est saint, et consumer par la souffrance l’écume de son azur. Mais quand la sorcellerie raconte que Satan, sur l’ordre d’un bohémien, d’un berger ou d’une vieille femme, quitte les profondeurs de l’abîme pour se loger dans le corps d’une pauvre et innocente jeune fille ou d’un bourgeois paisible qui n’a jamais rien eu à démêler avec l’enfer, alors le scepticisme est légitime, et l’on se souvient de ce que disait, en 1598, le docteur Marescot, qui était un médecin de bon sens, à propos de. Marthe Brossier, la possédée de Romorantin dont s’est moqué Voltaire : A natura multa, plura ficta, à Dæmone nulla [son cas s´explique beaucoup par son naturel- mélancolique- par sa feintise, en rien par le diable]. Il est si facile, en effet, d’expliquer par des causes naturelles la présence du diable dans le corps des femmes ! 

Comment s’opère cette redoutable union ? Suivant l’historien juif Josèphe, par la transfusion de l’âme des morts condamnés aux supplices éternels dans la substance des vivans ; suivant une opinion plus générale et plus accréditée, par la transfusion du diable lui-même, soit qu’il reste invisible en pénétrant dans le corps, soit qu’il s’y introduise sous la forme d’une mouche, d’un insecte ou de tout autre animal. Cette superfétation d’un second principe actif dans un même être porte au fond même de l’organisme une effrayante perturbation, et, depuis les premiers jours du christianisme jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle, les symptômes de cette affliction surhumaine sont partout les mêmes. Les possédés, comme les lycantropes des Grecs, se détournent de la société des hommes pour s’exiler dans les cimetières et jusqu’au fond même des tombeaux : ils pleurent et gémissent sans avoir un sujet de douleur. Leur figure a la couleur du cèdre, cedrinus color ; leurs membres sont raides et appesantis, leurs yeux enflés sortent de la tête, leur langue roulée comme un cornet pend sur leur menton. Des mouvemens convulsifs les enlèvent d’un seul bond à plusieurs pieds de terre, et ils retombent sur la tête sans se blesser. Félix de Nole en a vu qui marchaient comme des mouches sous les voûtes des églises. Saint Martin en a connu d’autres qui restaient pendant plusieurs heures suspendus dans les airs, les pieds tournés vers le ciel, sans que la pudeur fût offensée. La présence ou le contact des choses saintes redouble leurs souffrances et leur tristesse. Lorsqu’on leur donne de l’eau bénite à boire, leurs lèvres s’attachent au vase sans qu’il soit possible de les en séparer. Placés devant l’hostie, ils se replient en cercle, et leurs membres craquent comme un morceau de bois mort quand on le casse. Malgré cet ébranlement universel et profond de l’être, l’intelligence des possédés brille par instans d’une lumière plus vive. Ils savent le passé et l’avenir ; ils parlent toutes les langues sans les avoir jamais apprises, et, chose plus surprenante ! sans remuer les lèvres. Mais si troublée que soit leur âme, elle n’est point cependant altérée dans sa substance. La chair appartient au démon, l’âme appartient à Dieu. L’église d’ailleurs, pour déloger cet hôte incommode, savait de mystérieuses formules, de redoutables sommations. Quelquefois même elle soumettait les possédés à un véritable traitement hygiénique. « L’énergumène, dit saint Martin dans l’exorcisme qui porte son nom, l’énergumène jeûnera quarante jours et quarante nuits ; la première semaine, il mangera pour toute nourriture du pain froid cuit sous la cendre, et il boira de l’eau bénite ; les cinq semaines suivantes, il pourra prendre du vin, manger du lard, mais il aura soin de ne point s’enivrer, et il s’abstiendra de la tanche et de l’anguille (sans doute parce que l’anguille rappelle le serpent, qui lui-même rappelle le démon). S’il se lave les pieds, la face ou toute autre partie du corps, il se lavera seulement avec de l’eau bénite. Il ne tuera pas et ne verra pas tuer ; il évitera de souiller ses yeux en regardant des cadavres, et quand le prêtre se présentera pour l’exorciser, il boira de l’absinthe, usque ad vomitum  » Saint Pacôme avait une autre recette : il faisait manger aux possédés du pain bénit coupé par petits morceaux qu’il cachait dans des dattes. Saint Hubert ordonnait les bains, et il arriva en 1080 qu’un possédé ayant été par son ordre placé dans un tonneau d’eau froide, le diable, qui ne pouvait s’échapper par la bouche, se retira sous une forme tout aérienne, avec la violence d’une petite trombe, et défonça le tonneau.

(...)  A toutes les époques, le diable des possessions se produit dans des conditions pareilles. En Égypte ou en France, dans la grotte de saint Antoine ou dans l’église de Notre-Dame-de-Laon, sous le règne de Néron ou le règne de Henri IV, qu’il parle grec ou français, ce proscrit de l’abîme est toujours insolent, railleur et goguenard ; il accable de ses sarcasmes, de ses bravades cyniques, l’église, les saints, les prêtres, le Christ même. On reconnaît là ce procédé indirect de satire, qui est familier au moyen-âge, ces allusions détournées dont la responsabilité se dérobe et ne revient à personne. Quand les impies craignent l’anathème ou le bûcher, Satan se fait en quelque sorte l’éditeur insaisissable de toutes les impiétés. Voici deux exemples pris au hasard à des dates extrêmes. — On présenta un jour à saint Antoine un jeune homme possédé qui écumait comme une bête fauve, et déchirait à coups de dents ceux qui osaient l’approcher. Le saint se mit en prière et dit au démon : Sors de cet homme. -Vieux radoteur, reprit Satan, vieux gourmand, vieux paresseux, moine fainéant qu’on ne saurait rassasier, qui t’a donné le droit de me tyranniser ainsi ? Je ne sortirai pas. — Le saint prit sa peau de mouton, et, frappant le dos du possédé : Sors donc, puisque je le veux. Le diable alors se mit à crier, à blasphémer, à rire. — Eh bien ! reprit le saint, puisque tu refuses d’obéir, je vais le dire à Jésus-Christ. Et, s’éloignant aussitôt, il fut s’agenouiller au sommet d’une montagne, sous les feux d’un soleil plus ardent que les flammes de la fournaise. Immobile comme une pierre, il fit vœu de rester là sans boire et sans manger jusqu’à ce que Dieu eût ordonné à l’esprit malin de lâcher sa victime. L’ordre ne se fit pas attendre, car Dieu aimait trop saint Antoine pour le désobliger, et on vit bientôt Satan, sous la forme d’un dragon long de soixante-dix coudées, sortir par la bouche de l’énergumène, et se traîner en rampant vers la mer Rouge. Ses écailles sonnaient sur les rocs calcinés comme des larmes d’airain.

Ici du moins il y a encore quelque trait de drame ; mais, en approchant de nos jours, la possession n’est plus qu’une parade bouffonne. Satan abdique toute réserve ; c’est l’arlequin italien, le paillasse de la foire. Je cite mes textes.

Le jour des trépassés de l’an 1565, Nicole Obry, de Vervins, près Laon, alla prier sur le tombeau de sa famille. Un spectre, sous la forme d’un homme enseveli, se dressa devant elle et lui dit : Je suis ton grand-père, mort sans confession, et je viens te demander des messes pour le repos de mon âme. Le spectre reparut plusieurs jours de suite, et la jeune fille, que cette apparition jetait dans de mortelles angoisses, criait, écumait, et se roulait par terre. On ne tarda point à reconnaître qu’elle était possédée, et on la conduisit à l’église pour l’exorciser. Maître Louis Sourbaud, docteur en théologie, commença les conjurations ; mais le diable, étant monté sur les voûtes, se mit à lancer des pierres à la tête des assistans, et maître Louis Sourbaud fut obligé de déguerpir. L’archevêque de Laon, duc et pair de France, voulut à son tour tenter l’aventure. — Ah ! c’est vous, monseigneur ! lui dit l’esprit malin aux premiers mots ; vous me faites vraiment trop d’honneur, et, pour vous recevoir comme il convient, j’ai convoqué dans le corps de cette fille dix-neuf diables déterminés. — Monseigneur resta tout interdit, et le diable reprit en riant : Moi et mes amis, nous nous moquons de votre excellence et de Jean Leblanc (Jean Leblanc, dans l’argot de ce diable, était le nom de Jésus-Christ). Je vous ferai cardinal et même pape si vous parvenez à me chasser ; mais, en attendant, je vous conseille d’aller dormir : vous avez trop bu en dînant. — L’archevêque n’insista pas. Les huguenots, qui riaient avec le diable de la mésaventure du prélat, se présentèrent à leur tour. Tournevelles et Conflans, ministres réformés, se rendirent auprès de Nicole Obry. — Qui êtes-vous ? -D’où venez-vous ? Qui vous a envoyés ? leur demanda le démon. Et depuis quand un diable peut-il en chasser un autre ? — Je ne suis pas diable, dit Tournevelles, mais serviteur du Christ. -Serviteur du Christ ! reprit Satan ; mais en vérité, Tournevelles, tu t’abuses ; tu es pis que moi. — Conflans, pour tirer d’embarras Tournevelles, qui ne savait que répondre, se mit à lire les psaumes de Marot. — Penses-tu me charmer, lui dit Satan, avec tes plaisantes chansons ? c’est moi qui les ai faites. Heureusement la Vierge se mêla de l’affaire ; elle somma Satan de partir, et il obéit ; mais, en quittant Nicole Obry, il alla, pour se venger, briser toutes les ardoises qui couvraient l’église, arracher toutes les fleurs dans le jardin du trésorier, et il partit ensuite pour Genève, où l’appelaient les intérêts de la réforme.

Ce long drame des possessions, ce drame barbare comme les mystères du moyen-âge, devait, au seuil même du grand siècle de Louis XIV, se dénouer par un supplice. En 1634, sur la déposition des religieuses de Loudun et d’ Astaroth, chef des diables de l’ordre des séraphins, Urbain Grandier fut condamné au feu, et cette triste et célèbre affaire, où Laubardemont avait joué un rôle plus actif que Satan, fit perdre aux possédés le peu de crédit qui leur restait encore.

Ainsi tout se mêle et se confond dans ces légendes de l’enfer, le rire et les larmes, le grotesque et le terrible, le mysticisme et l’impiété. L’homme a peur du diable, mais le diable n’a pas moins peur de l’homme. Il y a des oraisons qui font sur lui l’effet d’un coup de fouet, et il est contraint d’avouer qu’il lui serait plus facile de traîner un âne par la queue, de Ravenne à Milan, que de faire pécher ceux qui les répètent. On a vu des moines l’enchaîner avec leurs cordons, et le conduire en laisse comme un chien docile ; on a vu des vierges le chasser avec leur quenouille : c’est le loup vaincu par les agneaux. Honteux de ces défaites, Satan tombe alors dans une confusion extrême ; mais son impudence est si grande, il se croit sur le genre humain des droits de suzeraineté tellement imprescriptibles, qu’il va quelquefois se plaindre à Dieu lui-même des échecs qu’il éprouve sur la terre. Le jurisconsulte Barthole parle d’un procès en appel qu’il intenta, par-devant Jésus-Christ, contre les hommes qui avaient méconnu sa puissance ; saint Jean remplissait les fonctions de greffier, la Vierge, les fonctions d’avocat. Le diable perdit sa cause, et, lorsqu’il entendit l’arrêt qui le déboutait de sa demande, il se sauva en criant et en déchirant ses habits ; mais les anges, qui faisaient sans doute l’office d’huissiers, le reconduisirent garrotté dans l’abîme..."

 

C. Louandre, "Le Diable. - Sa Vie, ses Mœurs et son Intervention dans les choses humaines"
Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 31, 1842

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