"On parle beaucoup de l'amélioration de l'espèce humaine et de sa destinée progressionnelle; on ne parle jamais de sa fin. C'est une erreur qui caractérise singulièrement la vanité de l'homme que de croire la race d'Adam immortelle au milieu de tout ce qui meurt, et d'imaginer que le principe de destruction qui mine les soleils ménagera respectueusement l'organisation du triste quadrupède vertical auquel appartient maintenant l'empire du monde. Si on vient vous parler en philosophe ou en théologien de la dernière catastrophe du globe, voilà tout à coup la catastrophe des dernières familles qui se figure à votre pensée; des peuples luttant contre l'invasion d'un déluge ou d'un incendie; des femmes qui gémissent en emportant leurs nouveau-nés dans leurs bras; des vieillards qui reprochent à l'univers son empressement à mourir, parce qu'ils avoient, eux, quelques jours à vivre encore. J'aime à croire, si notre planète vit âge de planète, que cela ne sera pas si tragique, au moins pour notre noble race d'anthropomorphes, dont la durée générique est loin d'être essentiellement mesurée sur celle d'une sphère minérale de neuf mille lieues de circonférence. A moins d'accident, car les planètes n'en sont pas exemptes, il y aura longtemps alors que des espèces nouvelles s'amuseront à recomposer de débris fossiles le squelette de l'homme, et à lui chercher une place convenable à côté de ceux du singe et de la chauve-souris. C'est la marche de la nature; il n'y a rien à y faire.
Je me souviens peu de ce que je savois de philosophie physique et d'histoire naturelle quand je croyois savoir quelque chose; mais il me semble qu'il y a des principes si rationnels dans les sciences de faits qu'on peut mettre les académies au défi d'y rien changer. Ceux-là sont tels que vous avez le droit de les convertir en axiomes, et de leur imprimer le même sceau d'infaillibilité qu'à une addition de deux chiffres exactement faite. J'en rapporterai quelques-unes pour prouver à quel point cette proposition est naïve; j'ai peur qu'elle ne le soit trop.
Et d'abord les corps les plus simplement organisés sont les plus durables.
Et secondement les premières combinaisons élémentaires qui aient produit l'être ont été les plus simples.
Et troisièmement, à mesure que les élaborations permanentes de l'agent créateur se compliquent, elles perdent en vitalité ce qu'elles gagnent en perfection.
Et voilà pourquoi les huîtres de Lucrin, si estimées d'Apicius, seront probablement belles encore, et vermeilles, et succulentes, quand elles n'auront plus à redouter depuis des siècles, dans la race d'Apicius, le plus insatiable des animaux ostréophages.
Et voilà pourquoi les algues de la mer verront finir des générations de coquillages; et les rochers qu'elles embrassent des générations de plantes marines; et le monde ses rochers dissous; et le tourbillon ses mondes, et l'infini ses tourbillons.
Tout passe du simple au composé en s'enrichissant graduellement de nouvelles acquisitions organiques, et tout retourne du composé au simple pour lui rendre ses éléments.
Ainsi une existence complète c'est une existence qui commence à mourir.
Les développements d'une existence complète ont cependant des limites inconnues devant lesquelles ils reculent tout à coup comme la sève du chêne ou le vol du condor; et ce qui est vrai des individus après soixante siècles d'observation est également vrai des espèces. Au moins faut-il convenir que cette induction est universellement reçue, car il n'y a point d'autre preuve de la mort.
Autrement, si l'on admettoit la perfectibilité indéfinie des espèces, qui n'est qu'une théorie, et que l'on ne contestât pas la décadence indéfinie des espèces, qui est un fait, ce seroit l'huître qui finiroit par manger Apicius.
Il n'y a qu'un moyen de défendre le système de la perfectibilité humaine; c'est de faire intervenir au dénouement de la discussion la machine tragique des Grecs, un dieu. Alors le paradoxe change de nom, il devient dogme, et je ne m'en mêle plus. Vous en savez plus que la science, et je ne suis pas même
savant.
Sous l'aspect philosophique et scientifique de la question, et je ne vois pas sous quel autre aspect on oseroit la considérer aujour-d'hui, elle va se réduire presque à rien :
Les espèces finissent; donc l'espèce homme doit finir.
Elles finissent après avoir accompli les conditions possibles de leur développement; reste-t-il à l'homme des conditions possibles de développement à remplir?
S'il ne lui en reste plus, quelles sont les marques de sa décadence, et à quel âge en est-il arrivé? Voilà ce que je voudrois éclaircir en m'affranchissant de ce fatras technique des méthodes où l'on retombe toujours malgré soi quand on a eu le malheur de lire. (...)
Voici l'homme, résultat culminant d'une œuvre de providence ou de hasard; l'homme soumis à toutes les vicissitudes du temps, qui altère, qui détruit, qui décompose tout; et condamné à les subir avec plus de promptitude et d'intensité en raison même de la complication de ses organes et du pouvoir de son intelligence; l'homme presque aussi vital que les anges, et moins vivace que les reptiles. C'est la condition essentielle de sa supériorité.
A lui finit, selon vous, l'échelle ascendante de l'organisation animale; il ne lui reste plus qu'à descendre vers la mort.
La religion seule a le droit de supposer qu'il étoit réservé à une autre destination; elle l'a fait, mais en reconnoissant qu'il l'avoit perdue, tant se manifestoient déjà sensiblement les progrès de sa dégénération inévitable, au temps des premières religions écrites! Ainsi, aux yeux du chrétien comme aux yeux du philosophe, l'espèce est appelée à mourir de mort; car ce n'est pas au père des hommes lui seul que s'est adressée cette terrible et profonde révélation de Dieu; ce n'est pas seulement à chacun de ses descendants pris dans son individualité mortelle : c'est à tout le genre humain, qui doit aussi mourir un jour comme un seul homme.
Ce phénomène de la destruction des êtres au bout d'un certain période n'étoit plus un nouveau mystère, selon toute apparence, dès le sixième des grands jours de la création. La terre avoit dû voir se renouveler plusieurs fois et les animaux qui la parcourent, et les plantes qui la décorent. La demeure de l'homme naissant étoit le tombeau d'une multitude d'existences qu'Adam ne put nommer dans le Paradis terrestre, parce qu'elles avoient cessé d'être avant qu'il fût. Sous ses pieds gisoient, réunies à l'humus reproducteur, ces immenses forêts de juncacées gigantesques, et restituées en fossiles à la forme minérale de la matière, ces familles de sauriens incommensurables qui livrent encore aujourd'hui à l'investigation du savant les vestiges authentiques de plusieurs créations successivement rendues au foyer des créations éternelles.
(...) Les premières générations d'hommes, qui duroient longtemps et qui avoient des loisirs pour observer, parce que la terre n'étoit pas encore une arène- c'étoit toujours un spectacle-ne tardèrent pas sans doute à reconnoître, sous l'œuvre annuelle des reproductions, le travail sourd et permanent de la destruction, qui modifie, oblitère, transforme tout, et puis fait tout disparoître à son jour. (...) Une tradition perpétuée d'âge en âge, et qui subsiste encore dans leurs livres sacrés, entretenoit chez eux le souvenir du béhémoth et du léviathan, ces colosses du monde vivant, et celui du griffon au bec et au vol d'aigle, qui avoit quatre pieds de lion. Dans la race même de l'homme, elles purent déjà observer une déclivité menaçante. Ce ne furent bientôt plus ces géants millénaires dont il est question dans toutes les histoires, et dont tant de monuments presque indestructibles attestent la puissance. Leur mission d'ascendant et de conquête s'étoit accomplie en peu de temps, soit qu'il entre dans l'essence des espèces jeunes d'épuiser rapidement, en luxe inutile, le feu surabondant qui les vivifie, soit qu'il ait convenu à Dieu de hâter sous les regards de sa seule créature raisonnante les scènes qui pouvoient lui faire comprendre le secret de son organisation et de sa décadence. Il est probable qu'il ne fut pas question alors de la perfectibilité indéfinie de la race humaine. Ce ridicule étoit réservé à des nains de cinq pieds entassés dans des cloaques odieux pour souffrir et pour mourir, et qui expirent tout caducs, à soixante ans, dans une atmosphère de sang et de boue, sur la page où ils délaient dans quelques gouttes d'encre ce dernier mensonge de la vanité.
Il n'y a plus de sophismes dans tout cela; car, à force de nous rapprocher de la matière et d'y chercher notre origine, nous y avons trouvé du moins les ruines de ce qui étoit avant nous. Il n'y a point de dendrite qui ne conserve l'empreinte d'une plante inconnue. Vous verrez des fleurs enchâssées dans le cristal laiteux de l'agathe, comme le bouquet merveilleux de la fiancée d'un génie. Ce sable que vous roulez sous vos pieds et qui étincelle de reflets de nacre, ce sont les débris d'un nautile qui n'est plus; celui-là qui se maintient en disques solides et dorés, parce qu'il s'est revêtu, comme les courtisans habiles qui savent survivre aux révolutions, de la couche la plus solide des métaux, c'est un ammonite dont l'espèce est perdue.
Et puis cherchez ce qui adviendra de l'espèce humaine tout entière: un sable à rouler sous les pieds!...
Charles Nodier, LA FIN PROCHAINE DU GENRE HUMAIN (1831)
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