domingo, 13 de febrero de 2011

La Belle Epoque de la morphine




"Au bout d`un temps plus ou moins long, le malade n'éprouve plus les sensations agréables du début, et, pour tâcher de les retrouver, il augmente la dose.

L`intelligence est abaissée ; il y a une perte très notable de la mémoire. J'ai eu l'occasion de voir un médecin qui, sous l`influence de la morphine, — il en prenait 2, 5 grammes par jour — avait complètement perdu la mémoire de tout ce qui touchait à la médecine. A la suite d*un traitement de démorphinisation, sa mémoire revint.

Le sens moral est annihilé; le malade n'a plus d'affection pour les siens; il ne soupe plus qu'à la morphine et ne pense qu'aux moyens qu'il emploiera pour s'en procurer.

La vie de famille devient impossible, et bien des fois j'ai reçu des lettres éplorées de femmes de morphinomanes me demandant conseil et me faisant le navrant tableau de ce qu'était devenu leur intérieur depuis que leur mari avait pris la malheureuse habitude de la morphine.

Il y a une perte complète de la volonté; tous les efforts, tout ce qui reste d'intelligence est concentré sur les moyens utilisables pour avoir la morphine. Je vous ai cité le cas de cette femme du meilleur monde, qui, pour avoir son poison, avait vendu une partie de la bibliothèque de son mari, avait vendu le bâton de maréchal de son grand-père et avait été arrêtée pour vol dans un magasin.


Ball a cité le cas d une femme, mère de trois enfants, qui jusque-là avait eu une vie absolument régulière, qui n'hésitait pas à se prostituer, non par désir voluptueux, mais dans le seul but d'avoir la somme nécessaire pour se procurer de la morphine.

La morphinomane vole pour se procurer de l'argent non pas qu'elle ait le désir de voler, mais parce qu'elle est indifférente à l'acte qu'elle va commettre et qu'elle veut pouvoir acheter de la morphine. Les kleptomanes sont des individus dont l'état organique est déprimé ; c'est ainsi que la kleptomanie est assez fréquente dans l'état de grossesse ; mais souvent c'est une manie spécialisée, et souvent le kleptomane vole toujours le même objet dont il n'a souvent nul besoin. Je puis vous citer le cas d'une dame millionnaire qui avait la singulière manie de voler des éponges ; son mari la faisait suivre par une personne qui payait toutes les éponges qu'elle dérobait ; à la mort de sa femme, il les distribua à des œuvres charitables ; il y en avait plein une charrette. Une autre femme volait des cravates d'hommes ; elle les rangeait dans une armoire sans même les déplier; on en trouva chez elle au moins trois cents. Dans ces cas, la kleptomane ne cherche pas à tirer parti de son vol; il n'en est pas de même pour les morphinomanes qui volent; elles commettent cet acte délictueux dans le but de se procurer de l'argent pour acheter de la morphine.

Avoir de la morphine est la préoccupation unique, obsédante. Tout autre sentiment disparaît. La morphinomane ne songe plus à sa tenue. La femme coquette, élégante, ne se coiffe plus, elle est couverte de vêtements souillés de taches.

Messieurs, je vous conseille de toujours vous méfier des dires d'un morphinomane ; ces malades mentent avec une
facilité extraordinaire, et ils savent donner à leurs mensonges une apparence de vérité capable de dérouter la perspicacité la plus en éveil.

Après l'excitation donnée par l'action d'une piqûre, le morphinomane se sent, au bout d'un temps plus ou moins long, retomber dans l'anéantissement dont, seule, une nouvelle injection pourra le relever. Si elle se fait attendre, le malade est en état de besoin, c'est-à-dire qu'il est dans un état d'excitation, de malaise du au désir impérieux, inassouvi, que seul fera cesser la dose normale de morphine.

L état de besoin existe môme chez le fœtus et le nouveau-né. Charcot a vu une femme enceinte de sept ou huit mois qui était morphinomane ; quand ou diminuait la dose de morphine de la mère, l'enfant faisait dans l'utérus des mouvements désordonnés. L'enfant, après sa naissance, était très agité, n'avait pas de sommeil et mourut bientôt.

Des observations analogues ont été rapportées en Amérique et en Allemagne; les enfants étaient extrêmement agités et sans sommeil, et, à ces nouveau-nés, on n'hésita pas à faire des injections de 2 ou 3 milligrammes de morphine; ils se sont alors calmés et ont vécu.

Les troubles psychiques ont été admis par certains auteurs, Pichon et Bail, et niés par d'autres aliénistes, comme Magnan. e qui est certain, c'est que le morphinomane dort fort peu et mal et que l'insomnie est la règle; le malade est abattu, mais le sommeil le fuit. Pour Pichon et Ball, les hallucinations dues à la morphine se rapprochent beaucoup de celles que provoque l'alcool ; elles se produisent surtout la nuit, dans le demi-sommeil. Il est vrai qu'il peut y avoir association des deux intoxications.

J'ai eu l'occasion de voir une femme hystérique, qui, quelques mois après son mariage, devint morphinomane ; elle avait, sitôt qu'elle s'endormait, de terribles cauchemars; notamment, elle croyait toujours voir son cercueil près de son lit. Depuis le moment où elle devint morphinomane, elle n'eut plus de crises d'hystérie. Lancereaux a d`ailleurs signalé la disparition des grandes crises d'hystérie sous l'action de la morphine.

Les hallucinations diurnes sont rares, sauf quand le morphinomane devient en même temps cocaïnomane ; j'aurai à revenir sur ce point.

Les troubles digestifs sont très accentués. La bouche est sèche, la langue est couverte d`un enduit sale, l'haleine est fétide et le malade a toujours soif. D'après les recherches du D"" Combes, il y aurait des lésions dentaires caractérisées par une altération de l'ivoire qui entraînerait la chute de la dent sans périostite.

L'appétit, bien qu'on ait noté parfois de la boulimie, est en général très diminué; il existe des troubles gastriques dus à une diminution dans la sécrétion stomacale, qui est très pauvre en acide chlorhydrique ; les vomissements sont rares, mais la constipation est la règle ; elle est parfois interrompue par des débâcles diarrhéiques.

Enfin les malades signalent, au moment où ils reçoivent l'injection de morphine, un sentiment de constriction épigastrique qui doit bien être dû à la morphine, car il ne se produit pas lorsqu'on fait au morphinomane, à son insu, une injection d'eau pure.

La circulation est très troublée; le pouls est petit, filiforme; on constate parfois des palpitations et de l'hypotension artérielle. La respiration est ralentie.

Les fonctions génitales sont profondément troublées. Au début de l'intoxication, pendant la période d'excitation morphinique, Notta (de Lisieux) a signalé une certaine excitation génésique, accompagnée d'un sentiment voluptueux très réel; mais elle est inconstante et dure peu. Bientôt le morphinomane devient impuissant; le sens génésique s'émousse et l'appétit sexuel disparaît; les désirs vénériens sont rares et l'érection devient impossible.

Certains morphinomanes sont très affectés de la perte de leur virilité. Le D'" Pichon a signalé le cas d'un jeune homme qui fut pris d'un tel désespoir qu'il voulait se suicider. On il également signalé le cas d'un morphinomane qui, ne pouvant satisfaire aux exigences de sa femme n'avait rien trouvé de mieux que de la rendre morphinomane à son tour.

D'après Levinstein, au bout d`un certain temps, l`impuissance devient définitive par suite d'une atrophie testiculaire et les spermatozoïdes disparaissent de la liqueur
séminale. Levinstein a noté chez la femme l'atrophie des seins, de l'utérus, des ovaires.

Les grossesses sont rares chez les morphinomanes, mais elles ne semblent pas fâcheusement influencées par la morphine; on a cru remarquer qu'elles étaient un peu prolongées. En général, l'enfant issu d'une mère morphinomane n'est pas brillant; il est malingre, chétif et est parfois lui-même congénitalement morphinomane, puisque, ainsi qu'il ressort des faits rapportés par des auteurs allemands et américains, on ne peut lui procurer le calme et le sommeil qu'en lui faisant des injections de morphine.

Mais, même si la mère n'est pas morphinomane, la morphinomanie seule du père est suffisante pour entraîner chez l'enfant les conséquences les plus graves. Un diplomate qui prenait chaque jour environ O, 3O de morphine eut trois enfants : le premier mourut le troisième jour; le second, idiot, mourut phtisique à seize ou dix-sept ans; le troisième était imbécile, dépravé, puis dément.

P. Brouardel, 1906

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