"Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils
ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s’allongeait en
proboscide ; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. Leurs
figures se nuançaient de teintes surnaturelles.
L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d’un
spectacle invisible ; l’autre faisait d’incroyables efforts pour porter
son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient des
huées étourdissantes.
Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une
incroyable agilité ; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les
yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la
mer sans fond de l’anéantissement.
Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d’un
reste de raison qui s’en allait et revenait par instants comme une
veilleuse près de s’éteindre.
De sourdes chaleurs me parcouraient les membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se retire pour s’élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, qu’elle finit par envahir tout à fait.
L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée chez moi.
(...)
Au bout de quelques minutes, mes compagnons ; les uns après les
autres, disparurent, ne laissant d’autre prestige que leur ombre sur la
muraille, qui l’eut bientôt absorbée ; ainsi que les taches brunes que
l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant.
La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques clartés
douteuses ; puis, tout à coup, il me lassa un éclair rouge sous les
paupières, une innombrable quantité de bougies s’allumèrent d’elles
mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et blonde. L’endroit
où je me trouvais était bien le même, mais avec la différence de
l’ébauche au tableau ; tout était plus grand, plus riche, plus
splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux
magnificences de l’hallucination.
Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d’une multitude.
J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements d’escarpins,
des voix qui chuchotaient, susurraient, blésaient et zézayaient, des
éclats de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On
tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait les portes ;
il se passait quelque chose d’inaccoutumé.
Un personnage énigmatique m’apparut soudainement.
Par où était-il entré ? je l’ignore ; pourtant cela ne me causa
aucune frayeur : il avait un nez en bec d’oiseau, des yeux verts
entourés de cercles bruns, qu’il essuyait fréquemment avec immense
mouchoir ; une haute cravate blanche empesée, dans le nœud de laquelle
était passée une carte visite où se lisaient écrits ces mots :
Daucus-Carota, du Pot d’or, étranglait son col mince, et faisait
derrière la peau de ses joues en plis rougeâtres ; un noir à basques
carrées, d’où pendaient des grappes breloques, emprisonnait son corps
bombé en de chapon. Quant à ses jambes, je dois avouer étaient faites
d’une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds
et de verrues, paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles
de terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se
tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit torse
qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l’étrange
personnage éclata en sanglots, et, s’essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix la plus dolente :
" C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! " Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez.
" De rire… de rire… " répétèrent comme un écho des chœurs de voix discordantes et nasillardes.
Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule de têtes sans
corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si
comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que
je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité.
Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, et leurs
narines se dilataient ; c’étaient des grimaces à réjouir le spleen en
personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en
sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.
Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme
on n’en trouve que dans les eaux-fortes de Callot et dans les
aquatintes de Goya : un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons
caractéristiques, de formes humaines et bestiales ; en toute autre
occasion, j’eusse été peut-être inquiet d’une pareille compagnie, mais
il n’y avait rien de menaçant dans ces monstruosités. C’était la malice,
et non la férocité qui faisait pétiller ces prunelles. La bonne humeur
seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.
Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à
tour dans le cercle lumineux dont j’occupais le centre, avec un air de
componction grotesque, me marmotter à l’oreille des plaisanteries dont
je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur le moment, me
paraissaient prodigieusement spirituelles, et m’inspiraient la gaieté la
plus folle.
À chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense,
étourdissant, et qui semblait résonner dans l’infini, éclatait autour de
moi avec des mugissements de tonnerre.
Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient : " Non,
c’est trop.drôle ; en voilà assez ! Mon Dieu, mon Dieu, que je m’amuse !
De plus fort en plus fort !
— Finissez ! . je n’en puis plus… Ho ! ho ! hu ! hu ! hi ! hi ; Quelle bonne farce ; Quel beau calembour ;
— Arrêtez ! j’étouffe ; j’étrangle ! Ne me regardez pas comme cela…
ou faites-moi cercler, je vais éclater… " Malgré ces protestations
moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la formidable hilarité allait
toujours croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les planchers et
les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un
diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible,
implacable.
Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes
grotesques m’assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de
pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien,
écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler en
nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons
extravagantes sur des rimes impossibles. (...)
Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes
drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l’homme, de la bête
et de l’ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites
pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de
bois dans des serres d’oiseau, hommes d’État mus par des engrenages de
tournebroche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en
poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres
contournés en alambics, ribaudes faites d’une agrégation de citrouilles à
renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude du
crayon un cynique à qui l’ivresse pousse le coude.
Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela
grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis.
(...)
Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les yeux, des pirouettes
et des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des
jambes en racine de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement
piteux :
" C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! "
Théophile Gautier, Le Club des Haschischins
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