"Dans la plupart des cas, la morphinomanie est un mal réservé, comme
la goutte, aux heureux du monde. C’est un péché de luxe. À part les
victimes du bistouri, les opérées des gynécologues, les unsexeds
qui traînent leur blessure éternelle ; à part les maniaques
professionnels : médecins, apothicaires, sages-femmes, le principal
effectif des toxicomanes se recrute dans le monde salarié de la
galanterie. Les belles-de-nuit, leurs stupides clients, qui ne satisfont
plus les vins ruineux, les liqueurs de flamme, condimentent de poisons
leurs mornes caravanes, pratiquent un régime d’alcaloïdes : morphine,
cocaïne, héroïne, plus ou moins soutenu.
Le docteur Georges Dumas, soupant au café Sylvain, près d’un morphinomane en « état de besoin », a vu l’une des péripatéticiennes
jouxtantes à ce prostibule se lever après avoir diagnostiqué d’un œil
expert l’état du malade, et lui proposer une piqûre, avec le même air
dont entre fumeurs on s’offre du tabac.
Maurice Talmeyr (Les Possédés de la morphine) cite le cas
d’une pierreuse qui, par dégoût des obligations professionnelles,
recourait à la Pravaz. Premier que de subir le client, elle s’injectait
quelques centigrammes, fermait les paupières ; la demi-anesthésie
morphinique lui rendait presque tolérable son esclavage et l’odieux
labeur de chaque soir.
Il appartenait aussi au monde ignorant et vaniteux de la race
fashionable, ce fils de banquier mort avec son amie, dans une hideuse
maison meublée du faubourg Saint-Honoré, après huit jours de
morphinisation ininterrompue. Il avait pris goût à ces redoutables
pratiques dans une maison de santé où sa famille l’avait interné par
esprit d’économie !
Elle menait la vie à grandes guides, cette Loris
B… qui, de Naples à Pétersbourg, de Londres à Constantinople, dissipa
vingt fortunes en princières orgies. Ayant épuisé les inventions d’une
débauche capable de satisfaire Julie ou Messaline, elle se tourna vers
les plantes vénéneuses, fut en peu de temps une toxicomane de la grande
portion. À l’état normal, prodigue, payant ses plaisirs avec une
libéralité d’impératrice, elle devenait, sous l’influence du pavot, une
maîtresse de maison économe jusqu’à la pingrerie, épluchant les
factures, grondant ses domestiques pour le plus minime débours, lésinant
sur le blanchissage, attentive à la desserte, râleuse, en un
mot, comme la dernière des bourgeoises. En « état de besoin », sa
complexion véritable reprenait le dessus. Elle gaspillait de plus belle
et se donnait à prix d’or les moins honnêtes distractions.
Il s’en faut de beaucoup, néanmoins, que tous les morphinomanes
soient membres des cercles aristocratiques, habitués des grands bars,
riches demi-mondaines comme cette Loris B… ou bien encore comme Mlle D…, « la reine du Sahara » dont M. Edgard Bérillon a publié l’observation (Revue de l’hypnotisme, juillet-octobre 1899).
Le docteur Griffon, médecin à la Santé, a, dans le courant de janvier
1901, traité le peintre en bâtiment Namêche qui, après avoir communiqué
le goût de la morphine à sa compagne, ainsi qu’aux enfants de la dame,
volait aux pharmaciens l’objet de ses désirs par un procédé original
dont il fut, croyons-nous, l’inventeur.
Quelques instants avant l’heure où les marchands de pilules mettent
leurs volets, s’étant assuré au préalable que la victime de son choix
était bien seule et gardait la boutique, Namêche lui mandait sa
pseudo-belle-fille nantie d’une fausse prescription ordonnant plusieurs
grammes du chlorhydrate impatiemment attendu. Quand l’homme de l’art,
ayant effectué sa préparation, n’avait plus qu’à boucher la fiole,
Namêche, qui le guettait sur le trottoir, pénétrait dans l’officine en
coup de vent. Il demandait, à la hâte,
une bouteille d’eau minérale : Vichy, Contrexéville, ce qui, dans la
plupart des cas, obligeait le pharmacien à quitter son comptoir pour
descendre à la cave.
Pendant ce temps, l’homme transvasait la solution
de morphine dans un récipient à large ouverture qu’il cachait sous sa
vareuse et lui substituait de l’eau claire apportée à cet effet. Puis,
sous couleur qu’il avait oublié sa bourse, il partait sans prendre l’eau
minérale. Après quoi, la fillette ne tardait guère à le suivre, en
invoquant le premier prétexte venu. Ce travail compliqué lui rendait la
vie assez incommode en Belgique, — il était de Namur. Comme tous les
inventeurs plus grands que leur destinée, il vint demander un refuge à
Paris, où, sans la clairvoyance d’un potard inaccessible à la fantaisie,
il cueillerait sans doute encore des pavots dans chacun des vingt
arrondissements.
⁂
La morphine compte sous ses étendards moins de poètes que l’alcool. À peine Édouard Dubus et Stanislas de Guaita, lorsque la « Muse verte »
s’enorgueillit de Verlaine, de Musset, d’Edgar Poë et de tant
d’illustres envoûtés. D’Anacréon à Litaïpé, d’Horace à Chaulieu, de
Khayyam à Béranger, tous les faiseurs d’odelettes ont dit le charme de
la coupe et les festins couronnés de verveine, cependant Baudelaire, en
même temps qu’il célébrait l’« âme du vin », montrait les
…hardis amants de la démence,
Fuyant le grand troupeau parqué dans le destin.
Et se réfugiant dans l’opium immense.
Fuyant le grand troupeau parqué dans le destin.
Et se réfugiant dans l’opium immense.
Après lui, Guaita, dont les poèmes inconnus étincellent de beautés,
a, seul avec Jacques d’Adelsward, chanté, en France, un hymne aux herbes
vénéneuses :
Salut, flore équivoque !
L’infortuné t’invoque.
Dompteuses des douleurs,
Salut, ô fleurs !
En revanche, les hommes politiques recourent fréquemment au coup de
fouet de la piqûre. Le docteur Louveau, en 1887, au moment de l’affaire
Schnœbelé, a vu, dans les jardins de l’Élysée, le général Boulanger se
faire une piqûre. Le prince de Bismarck ne parlait au Reichstag qu’après
s’être injecté une assez forte dose. Vers le soir de sa vie, il usa
largement de la drogue favorite.
L’acteur Marais, morphinomane enragé, mourut en pleine démence, vers
la quarantième année. Il se croyait en vérité Michel Strogoff. Il se
prenait de querelle dans les rues avec des passants inoffensifs, « pour
Dieu, pour le tzar, pour la patrie » ! Le beau Damala ne pouvait jouer La Dame aux camélias sans se faire donner, à chaque entracte, plusieurs grammes de morphine. Guy de Maupassant,
morphino-éthéro-cocaïnomane, combinait les divagations de la paralysie
générale avec les délires toxiques, dans la maison de santé où finit
misérablement une vie à ses débuts trop heureuse. Enfin, on atteste,
chez les gens bien informés, que le docteur Babinski injectait quelques
centigrammes de morphine, par vingt-quatre heures, à l’illustre Charcot,
atteint, pendant les derniers mois de sa vie, d’un lumbago chronique.
Alphonse Daudet, que les douleurs fulgurantes du tabès excruciaient nuit
et jour, fut obligé de recourir au poison dont il avait, dans l’Évangéliste, analysé avec tant d’élégance et de précision l’influence endormeuse.
Laurent Tailhade
La Noire Idole
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