"Le
mariage de Sighebert, ses pompes, et surtout l’éclat que lui prêtait le rang
de la nouvelle épouse, firent, selon les chroniques du temps, une vive
impression sur l’esprit du roi Hilperik. Au milieu de ses concubines et des
femmes qu’il avait épousées à la manière des anciens chefs germains, sans
beaucoup de cérémonie, il lui sembla qu’il menait une vie moins noble, moins
royale que celle de son jeune frère. Il résolut de prendre, comme lui, une
épouse de haute naissance ; et, pour l’imiter en tout point, il fit partir
une ambassade, chargée d’aller demander au roi des goths la main de
Galeswinthe, sa fille aînée. Mais cette demande rencontra des
obstacles qui ne s’étaient pas présentés pour les envoyés de Sighebert. Le
bruit des débauches du roi de Neustrie avait pénétré jusqu’en Espagne ; les
Goths, plus civilisés que les Francs, et surtout plus soumis à la discipline
de l’évangile, disaient hautement que le roi Hilperik menait la vie d’un
païen. De son côté, la fille aîné d’Athanaghild, naturellement timide et d’un
caractère doux et triste, tremblait à l’idée d’aller si loin, et d’appartenir
à un pareil homme. Sa mère Goïswinthe, qui l’aimait tendrement, partageait sa
répugnance, ses craintes et ses pressentiments de malheur ; le roi était
indécis et différait de jour en jour sa réponse définitive. Enfin, pressé par
les ambassadeurs, il refusa de rien conclure avec eux, si leur roi ne
s’engageait par serment à congédier toutes ses femmes, et à vivre selon la
loi de Dieu avec sa nouvelle épouse. Des courriers partirent pour la Gaule, et revinrent
apportant de la part du roi Hilperik une promesse formelle d’abandonner tout
ce qu’il avait de reines et de concubines, pourvu qu’il obtînt une femme
digne de lui et fille d’un roi.
(...) Cependant
Hilperik, fidèle à sa promesse, avait répudié ses femmes et congédié ses
maîtresses. Frédégonde elle-même, la plus belle de toutes, la favorite entre
celles qu’il avait décorées du nom de reines, ne put échapper à cette
proscription générale ; elle s’y soumit avec une résignation apparente, avec
une bonne grâce qui aurait trompé un homme beaucoup plus fin que le roi
Hilperik. Il semblait qu’elle reconnût sincèrement que ce divorce était
nécessaire, que le mariage d’une femme comme elle avec un roi ne pouvait être
sérieux, et que son devoir était de céder la place à une reine vraiment digne
de ce titre. Seulement, elle demanda, pour dernière faveur, de ne pas être
éloignée du palais, et de rentrer, comme autrefois, parmi les femmes
qu’employait le service royal. Sous ce masque d’humilité, il y avait une
profondeur d’astuce et d’ambition féminine, contre laquelle le roi de
Neustrie ne se tint nullement en garde. Depuis le jour où il s’était épris de
l’idée d’épouser une fille de race royale, il croyait ne plus aimer
Frédégonde, et ne remarquait plus sa beauté ; car l’esprit du fils de
Chlother, comme en général l’esprit des barbares, était peu capable de
recevoir à la fois des impressions de nature diverse. Ce fut donc sans
arrière-pensée, non par faiblesse de cœur mais par simple défaut de jugement,
qu’il permit à son ancienne favorite de rester près de lui, dans la maison
que devait habiter sa nouvelle épouse.
Les
noces de Galeswinthe furent célébrées avec autant d’appareil et de
magnificence que celles de sa sœur Brunehilde ; il y eut même, cette fois,
pour la mariée des honneurs extraordinaires ; et tous les Francs de la Neustrie, seigneurs et
simples guerriers, lui jurèrent fidélité comme à un roi. Rangés en
demi-cercle, ils tirèrent tous à la fois leurs épées, et les brandirent en
l’air en prononçant une vieille formule païenne, qui dévouait au tranchant du
glaive celui qui violerait son serment. Ensuite le roi lui-même renouvela
solennellement sa promesse de constance et de foi conjugale ; posant sa main
sur une châsse qui contenait des reliques, il jura de ne jamais répudier la
fille du roi des goths, et tant qu’elle vivrait, de ne prendre aucune autre
femme.
Galeswinthe
se fit remarquer, durant les fêtes de son mariage, par la bonté gracieuse
qu’elle témoignait aux convives ; elle les accueillait comme si elle les eût
déjà connus ; aux uns, elle offrait des présents, aux autres elle adressait
des paroles douces et bienveillantes ; tous l’assuraient de leur dévouement,
et lui souhaitaient une longue et heureuse vie. Ces vœux, qui ne devaient
point se réaliser pour elle, l’accompagnèrent jusqu’à la chambre nuptiale ;
et le lendemain, à son lever, elle reçut le présent du matin, avec le
cérémonial prescrit par les coutumes germaniques. En présence de témoins
choisis, le roi Hilperik prit dans sa main droite la main de sa nouvelle
épouse, et, de l’autre, il jeta sur elle un brin de paille, en prononçant à
haute voix les noms des cinq villes qui devaient, à l’avenir, être la
propriété de la reine. L’acte de cette donation perpétuelle et irrévocable
fut aussitôt dressé en langue latine ; il ne s’est point conservé jusqu’à
nous ; mais on peut aisément s’en figurer la teneur, d’après les formules
consacrées et le style usité dans les autres monuments de l’époque
mérovingienne :
Puisque Dieu a commandé que l’homme
abandonne père et mère pour s’attacher à sa femme, qu’ils soient deux en une
même chair, et qu’on ne sépare point ceux que le Seigneur a unis, moi,
Hilperik roi des Francs, homme illustre, à toi Galeswinthe, ma femme bien
aimée, que j’ai épousée suivant la loi salique, par le sou et le denier, je
donne aujourd’hui par tendresse d’amour, sous le nom de dot et de morgane-ghiba,
les cités de Bordeaux, Cahors, Limoges, Béarn et Bigorre, avec leur
territoire et leur population. Je veux qu’à compter de ce jour, tu les
tiennes et possèdes en propriété perpétuelle, et je te les livre, transfère
et confirme par la présente charte, comme je l’ai fait par le brin de paille
et par le handelang[7].
Les
premiers mois de mariage furent, sinon heureux, du moins paisibles pour la
nouvelle reine ; douce et patiente, elle supportait avec résignation tout ce
qu’il y avait de brusquerie sauvage dans le caractère de son mari.
D’ailleurs, Hilperik eut quelque temps pour elle une véritable affection ; il
l’aima d’abord par vanité, joyeux d’avoir en elle une épouse aussi noble que
celle de son frère ; puis, lorsqu’il fut un peu blasé sur ce contentement
d’amour-propre, il l’aima par avarice, à cause des grandes sommes d’argent et
du grand nombre d’objets précieux qu’elle avait apportés. Mais après s’être complu
quelque temps dans le calcul de toutes ces richesses, il cessa d’y trouver du
plaisir, et dès-lors aucun attrait ne l’attacha plus à Galeswinthe. Ce qu’il
y avait en elle de beauté morale, son peu d’orgueil, sa charité envers les
pauvres, n’était pas de nature à le charmer ; car il n’avait de sens et d’âme
que pour la beauté corporelle. Ainsi le moment arriva bientôt où, en dépit de
ses propres résolutions, Hilperik ne ressentit auprès de sa femme que de la
froideur et de l’ennui. Ce
moment, épié par Frédégonde, fut mis à profit par elle avec son adresse
ordinaire. Il lui suffit de se montrer comme par hasard sur le passage du
roi, pour que la comparaison de sa figure avec celle de Galeswinthe fît
revivre, dans le cœur de cet homme sensuel, une passion mal éteinte par
quelques bouffées d’amour-propre. Frédégonde fut reprise pour concubine, et
fit éclat de son nouveau triomphe ; elle affecta même envers l’épouse
dédaignée des airs hautains et méprisants. Doublement blessée comme femme et
comme reine, Galeswinthe pleura d’abord en silence ; puis elle osa se
plaindre, et dire au roi qu’il n’y avait plus dans sa maison aucun honneur
pour elle, mais des injures et des affronts qu’elle ne pouvait supporter.
Elle demanda comme une grâce d’être répudiée, et offrit d’abandonner tout ce
qu’elle avait apporté avec elle, pourvu seulement qu’il lui fût permis de
retourner dans son pays. L’abandon volontaire d’un riche trésor, le
désintéressement par fierté d’âme, étaient des choses incompréhensibles pour
le roi Hilperik ; et, n’en ayant pas la moindre idée, il ne pouvait y croire.
Aussi, malgré leur sincérité, les paroles de la triste Galeswinthe ne lui
inspirèrent d’autre sentiment qu’une défiance sombre, et la crainte de
perdre, par une rupture ouverte, des richesses qu’il s’estimait heureux
d’avoir en sa possession. Maîtrisant ses émotions et dissimulant sa pensée
avec la ruse du sauvage, il changea tout d’un coup de manières, prit une voix
douce et caressante, fit des protestations de repentir et d’amour qui trompèrent
la fille d’Athanaghild. Elle ne parlait plus de séparation, et se flattait
d’un retour sincère, lorsqu’une nuit, par l’ordre du roi, un serviteur affidé
fut introduit dans sa chambre, et l’étrangla pendant qu’elle dormait. En la
trouvant morte dans son lit, Hilperik joua la surprise et l’affliction, il
fit même semblant de verser des larmes, et, quelques jours après, il rendit à
Frédégonde tous les droits d’épouse et de reine.
Ainsi périt cette jeune femme
qu’une sorte de révélation intérieure semblait avertir d’avance du sort qui
lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie
mérovingienne, comme une apparition d’un autre siècle. Malgré
l’affaiblissement du sens moral au milieu de crimes et de malheurs sans
nombre, il y eut des âmes profondément émues d’une infortune si peu méritée,
et leurs sympathies prirent, selon l’esprit du temps, une couleur
superstitieuse. On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau
de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans
que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre
sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle,
que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière
molle, et la lampe s’y enfoncer à demi. De semblables récits peuvent nous
faire sourire, nous qui les lisons dans de vieux livres, écrits pour des
hommes d’un autre âge ; mais, au vie siècle, quand ces légendes passaient de
bouche en bouche, comme l’expression vivante et poétique des sentiments et de
la foi populaires, on devenait pensif, et l’on pleurait en les entendant
raconter.
Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens, 1840
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