« C’est un simple débat avec la mort. Il n’y
en a pas d’autre. Vu de haut, nous pourrons en tirer toutes les images que nous
voudrons. On peut faire de ça une chanson de Roland avec la plus grande
facilité. La vérité est ailleurs. La vérité est dans les très petits
sentiments. Au milieu de ce glorieux tumulte, la vérité est dans de petites
choses sales et basses. Vous ne tarderez pas à comprendre que ces petites
choses matérielles sales et basses ont beaucoup plus d’importance pour vous que
tout l’esprit supérieur du combat. Brusquement au milieu d’une bataille qui
semblait se dérouler pour des besoins spirituels légitimes, vous sentez qu’en
réalité on vous a illégalement imposé un simple débat entre vous-même et la
douleur, vous-même et la nécessité de vivre, vous-même et le désir de vivre,
que tout est là ; que si, simplement vous mourez, il n’y a plus ni bataille, ni
patrie, ni droit, ni raison, ni victoire, ni défaite et qu’ainsi on vous fait
tout simplement vous efforcer douloureusement vers le néant. Il n’y a pas
d’épopée si glorieuse soit-elle qui puisse faire passer le respect de sa gloire
avant les nécessités d’un tube digestif. Celui qui a construit l’épopée avec la
souffrance de son corps sait que dans ces moments dits de gloire, en vérité, la
bassesse occupe le ciel.
Sous le fer de Verdun les soldats tiennent. Pour
un endroit que je connais nous tenons parce que les gendarmes nous empêchent de
partir. On en a placé des postes jusqu’en pleine bataille, dans les tranchées
de soutien, au-dessus du tunnel de Tavannes. Si on veut sortir de là il faut un
ticket de sortie. Idiot mais exact ; non pas idiot, terrible. Au début de la
bataille, quand quelques corvées de soupe réussissent encore à passer entre le
barrage d’artillerie, arrivées là, elles doivent se fouiller les cartouchières
et montrer aux gendarmes le ticket signé du capitaine. L’héroïsme du communiqué
officiel, il faut ici qu’on le contrôle soigneusement. Nous pouvons bien dire
que si nous restons sur ce champ de bataille, c’est qu’on nous empêche
soigneusement de nous en échapper. Enfin, nous y sommes, nous y restons ; alors
nous nous battons ? Nous donnons l’impression de farouches attaquants ; en
réalité nous fuyons de tous les côtés. Nous sommes entre la batterie de
l’hôpital, petit fortin, et le fort de Vaux, qu’il nous faut reconquérir. Cela
dure depuis dix jours. Tous les jours, à la batterie de l’hôpital, entre deux
rangées de sacs à terre, on exécute sans jugement au revolver ceux qu’on
appelle les déserteurs sur place. On ne peut pas sortir du champ de bataille,
alors maintenant on s’y cache. On creuse un trou, on s’enterre, on reste là. Si
on vous trouve on vous traîne à la batterie et, entre deux rangées de sacs à
terre, on vous fait sauter la cervelle. Bientôt il va falloir faire accompagner
chaque homme par un gendarme. Le général dit « ils tiennent ». A Paris est un
historien qui s’apprête à conjuguer à tous les temps et à toutes les personnes
(compris la sienne) le verbe « tenir à Verdun ». Ils tiennent, mais, moi
général, je ne me hasarderais pas à supprimer les gendarmes ni à conseiller
l’indulgence à ce colonel du 52ème d’infanterie qui est à la batterie de
l’hôpital. Cela dure depuis quinze jours.
Depuis huit jours les corvées de soupe ne
reviennent plus. Elles partent le soir à la nuit noire et c’est fini, elles se
fondent comme du sucre dans du café. Pas un homme n’est retourné. Ils ont tous
été tués, absolument tous, chaque fois, tous les jours sans aucune exception.
On n’y va plus. On a faim. On a soif. On voit là-bas un mort couché par terre,
pourri et plein de mouches mais encore ceinturé de bidons et des boules de pain
passées dans un fil de fer. On attend. que le bombardement se calme. On rampe
jusqu’à lui. On détache de son corps les boules de pain. On prend les bidons
pleins. D’autres bidons ont été troués par les balles. Le pain est mou. Il faut
seulement couper le morceau qui touchait le corps. Voilà ce qu’on fait tout le
jour. Cela dure depuis vingt-cinq jours. Depuis longtemps il n’y a plus de ces
cadavres garde-manger. On mange n’importe quoi. Je mâche une courroie de bidon.
Vers le soir, un copain est arrivé avec un rat. Une fois écorché, la chair est
blanche comme du papier. Mais, avec mon morceau à la main j’attends malgré tout
la nuit noire avant de manger. On a une occasion pour demain : une mitrailleuse
qui arrivait tout à l’heure en renfort a été écrabouillée avec ses quatre
servants à vingt mètres en arrière de nous. Tout à l’heure on ira chercher les
musettes de ces quatre hommes. Ils arrivaient de la batterie. Ils doivent avoir
emporté à manger pour eux. Mais il ne faudrait pas que ceux qui sont à notre
droite n’y aillent avant nous. Ils doivent guetter aussi de dedans leur trou.
Nous guettons. L’important c’est que les quatre soient morts. Ils le sont. Tant
mieux. Cela dure depuis trente jours.
C’est la grande bataille de Verdun. Le monde
entier a les yeux fixés sur nous. Nous avons de terribles soucis. Vaincre?
résister? tenir? faire notre devoir? Non. Faire nos besoins. Dehors, c’est un
déluge de fer. C’est très simple : il tombe un obus de chaque calibre par
minute et par mètre carré. Nous sommes neuf survivants dans un trou. Ce n’est
pas un abri, mais les quarante centimètres de terre et de rondins sur notre
tête sont devant nos yeux une sorte de visière contre l’horreur. Plus rien au
monde ne nous fera sortir de là. Mais ce que nous avons mangé, ce que nous
mangeons se réveille plusieurs fois par jour dans notre ventre. Il faut que
nous fassions nos besoins. Le premier de nous que ça a pris est sorti ; depuis
deux jours il est là, à trois mètres devant nous, mort déculotté. Nous faisons
dans du papier et nous le jetons là devant. Nous avons fait dans de vieilles
lettres que nous gardions. Nous sommes neuf dans un espace où normalement on
pourrait tenir à peine trois serrés. Nous sommes un peu plus serrés. Nos jambes
et nos bras sont emmêlés. Quand on veut seulement plier son genou, nous sommes
tous obligés de faire les gestes qui le lui permettront. La terre de notre abri
tremble autour de nous sans cesse. Sans cesse les graviers, la poussière et les
éclats soufflent dans ce côté qui est ouvert vers le dehors. Celui qui est près
de cette sorte de porte a le visage et les mains écorchés de mille petites
égratignures. Nous n’entendons plus à la longue les éclatements des obus ; nous
n’entendons que le coup de masse d’arrivée. C’est un martèlement ininterrompu.
Il y a cinq jours que nous sommes là-dedans sans bouger. Nous n’avons plus de
papier ni les uns ni les autres. Nous faisons dans nos musettes et nous les
jetons dehors. Il faut démêler ses bras des autres bras, et se déculotter, et
faire dans une musette qui est appuyée sur le ventre d’un copain. Quand on a
fini on passe la saleté à celui de devant, qui la passe à l’autre qui la jette
dehors. Septième jour. La bataille de Verdun continue. De plus en plus héros.
Nous ne sortons toujours pas de notre trou. Nous ne sommes plus que huit. Celui
qui était devant la porte a été tué par un gros éclat qui est arrivé en plein
dedans, lui a coupé la gorge et l’a saigné. Nous avons essayé de boucher la
porte avec son corps. Nous avons bien fait. Une sorte de tir rasant qui s’est
spécialisé depuis quelques heures sur ce morceau de secteur fait pleuvoir sur
nous des éclats de recul. Nous les entendons frapper dans le corps qui bouche
la porte. Malgré qu’il ait été saigné comme un porc avec la carotide ouverte, il
saigne encore-à chacune des ces blessures qu’il reçoit après sa mort. J’ai
oublié de dire que depuis plus de dix jours aucun de nous n’a de fusil, ni de
cartouches, ni de couteau, ni de baïonnette. Mais nous avons de plus en plus ce
terrible besoin qui ne cesse pas, qui nous déchire. Surtout depuis que nous
avons essayé d’avaler de petites boulettes de terre pour calmer la faim, et
aussi parce que cette nuit il a plu et, et comme nous n’avions pas bu depuis
quatre jours, nous avons léché l’eau de la pluie qui ruisselait à travers les
rondins et aussi celle qui venait de dehors et qui coulait chez nous
par-dessous le cadavre qui bouche la porte. Nous faisons dans notre main. C’est
une dysenterie qui coule entre nos doigts. On ne peut même pas arriver à jeter ça
dehors. Ceux qui sont au fond essuient leurs mains dans la terre à côté d’eux.
Les trois qui sont près de la porte s’essuient dans les vêtements du mort.
C’est de cette façon que nous nous apercevons que nous faisons du sang. Du sang
épais mais absolument vermeil. Beau. Celui-là a cru que c’était le mort sur
lequel il s’essuyait qui saignait. Mais la beauté du sang l’a fait réfléchir.
Il y a maintenant quatre jours que ce cadavre
bouche la porte et nous sommes le 9 août, et nous voyons bien qu’il se pourrit.
Celui-là avait fait dans sa main droite ; il a passé sa main gauche à son
derrière ; il l’a tirée pleine de ce sang frais. Dans le courant de ce jour-là
nous nous apercevons tous à tour de rôle que nous faisons du sang. Alors, nous
faisons carrément sur place, là, sous nous. J’ai dit que nous n’avons plus
d’armes depuis longtemps ; mais, nous avons tous notre quart passé dans une
courroie de notre équipement car nous sommes à tous moments dévorés par une
soif de feu,et de temps en temps nous buvons notre urine. C’est l’admirable
bataille de Verdun.
Deux ans plus tard, au Chemin des Dames, nous
nous révolterons (à ce moment-là je survivais seul de ces huit derniers) pour
de semblables ignominies. Pas du tout pour de grands motifs, pas du tout contre
la guerre, pas du tout pour donner la paix à la terre, pas du tout pour de
grands mots d’ordre, simplement parce que nous en avons assez de faire dans
notre main et de boire notre urine. Simplement parce qu’au fond de l’armée,
l’individu a touché l’immonde."
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