Une rupture inhumaine
Quand apparaît le danger de la contagion, on
essaie d'abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font
ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures
qu'imposait l'imminence du péril, étant vrai toutefois que le mécanisme de
défense une fois déclenché, les moyens de protection allèrent en se
perfectionnant au cours des siècles. En Italie, en 1348, alors que l'épidémie
se répand à partir des ports — Gênes, Venise et Pise — Florence est la seule
ville de l'intérieur qui tente de se protéger contre l'assaillant qui approche. Les mêmes inerties se répètent à Châlons-sur-Marne en juin 1467 où,malgré
le conseil du gouverneur de Champagne, on refuse d'interrompre écoles et
sermons, à Burgos et à Valladolid en 1599, à Milan en 1630, à Naples en
1656, à Marseille en 1720, cette énumération n'étant pas exhaustive. Certes, on
trouve à une telle attitude des justifications raisonnables : on voulait ne pas
affoler la population — d'où les multiples interdictions de manifestations de
deuil au début des épidémies — et surtout ne pas interrompre les relations
économiques avec l'extérieur. Car la quarantaine pour une ville signifiait
difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres
probables dans la rue, etc. Tant que l'épidémie ne causait encore qu'un nombre
limité de décès on pouvait encore espérer qu'elle régresserait d'elle-même
avant d'avoir ravagé toute la cité. Mais, plus profondes que ces raisons
avouées ou avouables, existaient certainement des motivations moins conscientes
: la peur légitime de la peste conduisait à retarder le plus longtemps possible
le moment où on la regarderait en face. Médecins et autorités cherchaient donc
à se tromper eux-mêmes. Rassurant les populations ils se rassuraient à leur
tour (…) et la masse des gens se comportait comme eux, ce qu'a très bien noté
Manzoni à propos de l'épidémie de 1630 en Lombardie :
« Aux fatales nouvelles qui arrivaient des
pays infectés, de ces pays qui forment autour de [Milan] une ligne demi-circulaire,
distante sur quelques points à peine de vingt milles, sur quelques autres de
dix seulement, qui ne croirait à une émotion générale, à des précautions
empressées, ou au moins à une stérile inquiétude ! Et toutefois si les mémoires
du temps s'accordent sur un point, c'est d'attester qu'il n'en fut rien. La
disette de l'année précédente, les exactions de la soldatesque, les chagrins
d'esprit parurent plus que suffisants pour expliquer cette mortalité. Dans les
rues, dans les boutiques, dans les maisons, on accueillait avec un rire
d'incrédulité, avec des moqueries, avec un mépris mêlé de colère celui qui
hasardait un mot sur le danger, qui parlait de peste. La même incrédulité,
disons mieux, le même aveuglement, la même obstination prévalaient au Sénat, au
Conseil des décurions, auprès de tous les corps de la magistrature. »
Les mêmes attitudes
collectives reparurent à Paris lors du choléra de 1832. Le jour de la
mi-carême, Le Moniteur annonça la triste nouvelle de l'épidémie qui commençait.
Mais on se refusa d'abord à croire ce journal trop officiel. H. Heine raconte: "Comme c'était le jour de la mi-carême, qu'il
faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec
d'autant plus de jovialité sur les boulevards où l'on aperçut même des masques
qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte
du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics
furent plus fréquentés que jamais : les rires les plus présomptueux couvraient
presque la musique éclatante ; on s'échauffait beaucoup au chahut, danse plus
qu'équivoque ; on engloutissait toutes sortes de glaces et de boissons froides
quand, tout à coup, le plus sémillant des arlequins sentit trop de fraîcheur
dans ses jambes, ôta son masque et découvrit à l'étonnement de tout le monde un
visage d'un bleu violet . »
(...) Arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d'appeler la
contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville.
La solution
raisonnable était de fuir. On savait la médecine impuissante et qu' « une paire
de bottes » constituait le plus sûr des remèdes. Dès le XIVe siècle, la
Sorbonne avait conseillé à ceux qui le pouvaient de fuir « tôt, loin et
longtemps ». Le Décaméron est fait des joyeux devis de jeunes gens qui se
sont échappés de l'enfer florentin en 1348. « Il me paraît tout indiqué pour
nous, conseille Pampinée au début de la Première Journée, de suivre l'exemple
que beaucoup nous ont donné et nous donnent encore, c'est-à-dire de quitter ces
lieux. » Les riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large,
créant ainsi l'affole ment collectif. C'était alors le spectacle des queues
auprès des bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de
santé, et aussi l'engorgement des rues remplies de coches et de charrettes.
Ecoutons le récit de D. Defoe : « ...
Les plus riches, les nobles et la gentry de l'Ouest [de Londres, en 1665]
s'empressaient de quitter la ville avec leurs familles et leurs domestiques...
Dans [ma] rue..., on ne voyait que voitures et charrettes chargées de bagages,
de femmes, d'enfants, de domestiques. »
L'exemple donné par
les riches était immédiatement suivi par toute une partie de la population.
Ainsi à Marseille en 1720 : .. Sitôt qu'on vit déménager certaines
personnes de condition, une infinité de bourgeois et autres habitants les
imitèrent : il y eut alors un grand mouvement dans la ville où l'on ne voyait
plus que transport de meubles. » La même chronique précise encore : « Toutes
les portes de la ville ont peine à suffire à la foule de ceux qui sortent...
Tout déserte, tout abandonne, tout fuit. »
La même scène se
renouvela à Paris au moment de l'épidémie de choléra de 1832. Evoquant la «
fuite bourgeoise » qui se produit alors, L. Chevalier note : « Dans les journées
des 5, 6 et 7 avril, 618 chevaux de poste sont retenus et le nombre des
passeports augmente de 500 par jour ; Louis Blanc estime à 700 par jour le
nombre des personnes emmenées par les Messageries. »
(...). Ainsi, en
théorie, on avait raison de fuir la peste. Mais ce déménagement collectif
improvisé et cet afflux aux portes d'une ville qui allait bientôt se fermer
prenaient des allures d'exode : beaucoup partaient à l'aventure sans savoir où
ils aboutiraient. Des scènes qui annoncent celles que, pour un autre motif, la
France connut en juin 1940.
Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine,
au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l'angoisse quotidienne et
contrainte à un style d'existence en rupture avec celui auquel elle était
habituée. Les cadres familiers sont abolis. L'insécurité ne naît pas seulement
de la présence de la maladie, mais aussi d'une destructuration des éléments qui
construisaient l'environnement quotidien. Tout est autre. Et d'abord la ville
est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de maisons sont désormais
inhabitées. Mais, en outre, on s'est hâté de chasser les mendiants :
asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs de peste ? Et puis, ils sont
sales et répandent des odeurs polluantes. Enfin, ils sont des bouches de trop à
nourrir. Révélatrice, à cet égard, entre mille autres documents semblables, une
lettre écrite de Toulouse, en juin 1692, par un capitoul Marin-Torrilhon, qui
redoute une épidémie : « Il y a ici des grandes maladies et il y a le
moins 10 à 12 morts par jour dans chaque paroisse, tout couverts de pourpre.
Nous avons deux villes autour de Toulouse, Muret et Gimond, où les habitants en
santé ont déserté et tiennent la campagne : on fait garde à Gimond comme en
temps de peste ; enfin c'est une misère générale. Les pauvres nous apporteront
ici quelque malheur si l'on n'y donne promptement ordre ; on travaille à les
sortir de la ville et n'y laisser entrer aucun mendiant étranger... ». Dans une lettre
postérieure (sans doute de juillet), Marin-Torrilhon exprime son soulagement :
« Nous commençons à respirer un meilleur air depuis l'ordre qu'on a mis pour le
renfermement des pauvres. »
Par précaution,
aussi, on tue en masse les animaux : pourceaux, chiens et chats. A Riom, en
1631, un édit enjoint d'abattre chats et pigeons « pour arrêter la propagation
du mal ». Une eau-forte de J. Ridder (musée Van Stolk, Rotterdam) présente des
gens qui fusillent à bout portant des animaux domestiques. Le cartouche qui la
surmonte recommande de tuer « tous les chiens et tous les chats dans l'enclos
commun et, en dehors de celui-ci, à une heure de marche à la ronde». On
aurait détruit à Londres, en 1665, 40 000 chiens et cinq fois plus de chats.
Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l'arrêt du commerce
et de l'artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises, l'arrêt de
tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers.
Le religieux portugais déjà cité, qui exalte le courage de ses confrères morts
au cours des épidémies antérieures, nous est un bon témoin de ce que la peste
représentait pour ses contemporains et des immenses perturbations qu'elle
provoquait dans les comportements quotidiens :
« La peste est, sans aucun doute, entre toutes
les calamités de cette vie, la plus cruelle et véritablement la plus atroce.
C'est à grande raison qu'on l'appelle par
antonomase le Mal. Car il n'y a sur terre aucun mal qui soit comparable et
semblable à la peste. Dès que s'allume dans un royaume ou une république ce feu
violent et impétueux, on voit les magistrats abasourdis, les populations
épouvantées, le gouvernement politique désarticulé. La justice n'est plus obéie
; les métiers s'arrêtent ; les familles perdent leur cohérence, et les rues
leur animation. Tout est réduit à une extrême confusion. Tout est ruine. Car
tout est atteint et renversé par le poids et la grandeur d'une calamité aussi
horrible. Les gens, sans distinction d'état ou de fortune, sont noyés dans une
tristesse mortelle. Souffrant, les uns de la maladie, les autres de la peur,
ils sont confrontés à chaque pas soit à la mort, soit au danger. Ceux qui hier
enterraient aujourd'hui sont enterrés et, parfois, par-dessus les morts qu'ils
avaient mis en terre la veille.
« Les hommes
redoutent jusqu'à l'air qu'ils respirent. Ils ont peur des défunts, des vivants
et d'eux-mêmes, puisque la mort bien souvent s'enveloppe dans les vêtements
dont ils se couvrent et qui à la plupart servent de linceul, en raison de la
rapidité du dénouement...
« Les rues, les
places, les églises jonchées de cadavres présentent aux yeux un spectacle
navrant dont la vue rend les vivants jaloux du sort de ceux qui sont déjà
morts. Les lieux habités paraissent transformés en déserts et, à elle seule,
cette solitude inusitée accroît la peur et le désespoir. On refuse toute pitié
aux amis, puisque toute pitié est périlleuse. Tous étant à la même enseigne, à
peine a-t-on compassion les uns des autres.
« Toutes les lois de
l'amour et de la nature se trouvant noyées ou oubliées au milieu des horreurs
d'une si grande confusion, les enfants sont soudain séparés des parents, les
femmes des maris, les frères ou les amis les uns des autres — absence désolante
de gens que l'on quitte vivants et qu'on ne reverra plus. Les hommes, perdant
leur courage naturel et ne sachant plus quel conseil suivre, vont comme des
aveugles désespérés qui butent à chaque pas sur leur peur et leurs
contradictions. Les femmes, par leurs pleurs et leurs lamentations, accroissent
la confusion et la détresse, en demandant un remède contre un mal qui n'en
connaît aucun. Les enfants versent des larmes innocentes, car ils ressentent le
malheur à défaut de le comprendre.
Coupés du reste du monde, les habitants s'écartent les uns
des autres à l'intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer
mutuellement. On évite d'ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre dans
la rue. On s'efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves qu'on a pu
accumuler. S'il faut tout de même sortir acheter l'indispensable, des
précautions s'imposent. Clients et vendeurs d'articles de première nécessité ne
se saluent qu'à distance et placent entre eux l'espace d'un large comptoir. A
Milan, en 1630, certains ne s'aventurent dans la rue qu'armés d'un pistolet
grâce auquel ils tiendront en respect toute personne susceptible d'être contagieuse. Les séquestrations forcées s'ajoutent à l'enfermement volontaire pour
renforcer le vide et le silence de la ville. Car beaucoup sont bloqués dans
leur maison déclarée suspecte et désormais surveillée par un gardien, voire
enclouée ou cadenassée. Ainsi, dans la cité assiégée par la peste, la présence
des autres n'est plus un réconfort. L'agitation familière de la rue, les bruits
quotidiens qui rythmaient les travaux et les jours, la rencontre du voisin sur
le pas de la porte : tout cela a disparu. D. Defoe constate avec stupeur ce «
manque de communication entre les hommes » qui caractérise le temps de la
peste. A Marseille, en 1720, un contemporain évoque ainsi sa ville morte :
« ... Silence général des cloches..., calme
lugubre..., au lieu qu'autrefois on entendait de fort loin un certain murmure
ou un bruit confus qui frappait agréablement les sens et qui réjouissait..., il
ne s'élève pas plus de fumée des cheminées sur les toits des maisons que s'il
n'y avait personne ;... tout est généralement fermé et interdit. »
En 1832, à Marseille
toujours, l'épidémie de choléra produira les mêmes effets. A preuve ce
témoignage : « Les fenêtres, les portes restaient fermées, les maisons ne
donnaient signe de vie que pour rejeter les corps que le choléra y avait tués ;
peu à peu tous les lieux publics furent clos ; dans les cafés, dans les
cercles, une morne solitude ; le silence de la tombe était partout. »
Silence oppressant,
et aussi univers de défiance. Qu'on lise à ce propos telle chronique italienne
de la peste de 1630 qu'à recopiée Manzoni : ... Pendant que les monceaux
de cadavres, entassés toujours sous les yeux, toujours sous les pas des
vivants, faisaient de la ville tout entière un vaste tombeau, il y avait
quelque chose de plus funeste et de plus hideux encore : c'était la défiance
réciproque, la monstruosité des soupçons... On ne prenait pas seulement ombrage
de son voisin, de son ami, de son hôte : ces doux noms, ces tendres liens
d'époux, de père, de fils, de frère étaient des objets de terreur ; et, chose
indigne et horrible à dire, la table domestique, le lit nuptial, étaitent
redoutés comme des pièges, comme des lieux où se cachait le poison. »
Autrui est dangereux
surtout si la flèche de la peste l'a déjà atteint : alors ou bien on l'enferme
en sa maison, ou bien on l'évacue en hâte vers quelque lazaret situé hors les
murs. Quelle différence avec le traitement réservé en temps ordinaire aux
malades que parents, médecins et prêtres entourent de leurs soins diligents !
En période d'épidémie au contraire, les proches s'écartent, les médecins ne
touchent pas les contagieux, ou le moins possible ou avec une baguette ; les
chirurgiens n'opèrent qu'avec des gants ; les infirmiers déposent à longueur de
bras du malade nourriture, médicaments et pansements. Tous ceux qui approchent
les pestiférés s'aspergent de vinaigre, parfument leurs vêtements, au besoin
portent des masques ; près d'eux, ils évitent d'avaler leur salive ou de
respirer par la bouche. Les prêtres donnent de loin l'absolution et distribuent
la communion au moyen d'une spatule d'argent fixée à une baguette qui peut
dépasser un mètre. Ainsi les rapports humains sont totalement bouleversés :
c'est au moment où le besoin des autres se fait le plus impérieux — et où, d'habitude,
ils vous prenaient en charge — que maintenant ils vous abandonnent. Le temps de
peste est celui de la solitude forcée.
On lit dans une
relation contemporaine de la peste de Marseille en 1720 : « [Le malade] est
séquestré dans un galetas ou dans l'aptement le plus reculé de la maison, sans
meubles, sans commodités, couvert de vieux haillons et de ce qu'on a de plus
usé, sans autre soulagement à ses maux qu'une cruche d'eau qu'on a mise en
fuyant auprès de son lit et dont il faut qu'il s'abreuve lui-même malgré sa
langueur et sa faiblesse, souvent obligé de venir chercher son bouillon à la
porte de la chambre et de se traîner après pour reprendre le lit. Il a beau se
plaindre et gémir, il n'y a personne qui l'écoute... »
D'ordinaire, la maladie a ses rites qui
unissent le patient à son entourage ; et la mort, plus encore, obéit à une
liturgie où se succèdent toilette funèbre, veillée autour du défunt, mise en
bière et enterrement. Les larmes, les paroles à voix basse, le rappel des
souvenirs, la mise en état de la chambre mortuaire, les prières, le cortège
final, la présence des parents et des amis : autant d'éléments constitutifs
d'un rite de passage qui doit se dérouler dans l'ordre et la décence. En
période de peste, comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait au
contraire dans des conditions insoutenables d'horreur, d'anarchie et d'abandon
des coutumes les plus profondément enracinées dans l'inconscient collectif.
C'était d'abord l'abolition de la mort personnalisée. Au plus fort des épidémies,
c'est par centaines, voire par milliers que les pestiférés succombaient chaque
jour à Naples, à Londres ou à Marseille. Les hôpitaux et les baraquements de
fortune aménagés en hâte étaient remplis d'agonisants. Comment s'occuper de
chacun d'eux ? En outre, beaucoup ne parvenaient pas jusqu'aux lazarets et
mouraient en chemin. Toutes les relations d'épidémie d'autrefois mentionnent
les cadavres dans les rues, même à Londres où pourtant les autorités, en 1665,
semblent avoir moins mal qu'ailleurs dominé les multiples problèmes nés de la
contagion. Le Journal de D. Defoe précise : « On pouvait à peine passer par une
rue sans y voir quelques cadavres par terre. » Dès lors, plus question de
pompes funèbres pour les riches ou d'une cérémonie, même modeste, pour les
pauvres. Plus de glas, plus de cierges autour d'un cercueil, plus de chants et,
souvent, plus de tombeau individuel. Dans le cours habituel des choses, on
s'arrange pour camoufler l'aspect horrible de la mort grâce à un décor et à des
cérémonies qui sont autant de maquillages. Le défunt garde sa respectabilité.
Il est l'occasion d'une sorte de culte. En période de peste, au contraire,
compte tenu de la croyance aux effluves maléfiques, l'important est d'évacuer
les cadavres au plus vite. On les dépose à la hâte hors des maisons, voire on
les descend par les fenêtres à l'aide de cordes. Les « corbeaux » les agrippent
grâce à des crochets fixés au bout de longs manches et les entassent n'importe
comment dans les affreux tombereaux qu'évoquent toutes les chroniques relatives
aux contagions. Quand ces lugubres carrioles apparaissent dans une ville
précédées de porteurs de clochettes, c'est le signe que l'épidémie a franchi
tous les barrages. Il n'y a pas à chercher bien loin où Breughel a puisé l'idée
de la charrette pleine de squelettes qui figure dans son Triomphe de la mort du
Prado. Durant une vie d'homme de la ville, il était normal d'avoir vécu au
moins une peste et assisté au stupéfiant va-et-vient des tombereaux entre les
maisons et les fosses communes. Relisons encore à ce propos D. Defoe : « ...Tout le spectacle était plein de terreur
: la charrette portait seize ou dix-sept cadavres enveloppés de draps ou de
couvertures, quelques-uns si mal recouverts qu'ils tombèrent nus parmi les
autres. Il leur importait peu, à eux, et l'indécence n'importait guère à
personne, ils étaient tous morts et devaient être confondus ensemble dans la
fosse commune de l'humanité. On pouvait bien l'appeler ainsi, car on n'y
faisait pas de différence entre riches et pauvres. Il n'y avait pas d'autre
manière d'enterrer et on n'aurait pas trouvé de cercueils en raison du nombre
prodigieux de ceux qui périssaient dans une calamité comme celle-là . »
Le sellier mis en scène par Defoe raconte
encore que dans sa paroisse « les charrettes des morts furent trouvées
plusieurs fois arrêtées aux portes du cimetière pleines de cadavres, sans
clocheteur, sans conducteur, sans personne ». Les villes empestées
n'arrivaient plus à absorber leurs morts. Ainsi rien, durant les grandes
contagions, ne distinguait plus la fin des hommes de celle des bêtes. Déjà
Thucydide, décrivant l'épidémie (qui n'était sans doute pas une peste) de
430-427, avait noté : « [Les Athéniens] mouraient comme des troupeaux. » (II,
51.) De même, abandonnés dans leur agonie, les contagieux de n'importe quelle
ville d'Europe entre XIVe et XVIIIe siècles, une fois trépassés, étaient
accumulés pêle-mêle, comme des chiens ou des moutons, dans des fosses aussitôt
recouvertes de chaux vive. C'est une tragédie pour les vivants que l'abandon
des rites apaisants qui accompagnent en temps normal le départ de ce monde.
Lorsque la mort est à ce point démasquée, « indécente », désacralisée, à ce
point collective, anonyme et repoussante, une population entière risque le
désespoir ou la folie, étant soudain privée des liturgies séculaires qui
jusque-là lui conféraient dans les épreuves dignité, sécurité et identité. D'où
la joie des Marseillais quand, à la fin de l'épidémie de 1720, ils virent à
nouveau des corbillards dans les rues. C'était le signe certain que la
contagion évacuait la ville et qu'on retrouvait les habitudes et les cérémonies
sécurisantes des temps ordinaires.
Arrêt des activités familières, silence de la
ville, solitude dans la maladie, anonymat dans la mort, abolition des rites
collectifs de joie et de tristesse : toutes ces ruptures brutales avec les
usages quotidiens s'accompagnaient d'une impossibilité radicale à concevoir des
projets d'avenir, l'« initiative » appartenant désormais entièrement à la peste. Or, en période normale, même les vieillards agissent en fonction du futur,
tel celui de La Fontaine qui non seulement bâtit, mais plante. Vivre sans
projet n'est pas humain. Pourtant l'épidémie obligeait à considérer chaque
minute comme un sursis et à n'avoir d'autre horizon devant soi que celui d'une
mort prochaine. Regrettant d'être resté à Londres, le sellier de Defoe
s'efforce de sortir de chez lui le moins possible, confesse continuellement ses
péchés, s'abandonne à Dieu, se confie au jeûne, à l'humiliation et à la
méditation. « Le temps qui me restait, écrit-il, je l'employais à lire et à
écrire ces notes sur ce qui m'arrivait chaque jour.» » A Marseille, en
1720, quand il devient évident que le danger est partout dans la ville, un contemporain
confie à son journal cet aveu d'impuissance : « [Désormais il n'y a] pas
d'autre parti à prendre que de crier miséricorde au Seigneur en se préparant à
la mort. » Destructurant l'environnement quotidien et barrant les routes de
l'avenir, la peste ébranlait ainsi doublement les assises du psychisme tant
individuel que collectif.
Jean Delumeau, La Peur en Occident
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