jueves, 14 de mayo de 2009
Gracieux sajou
J´eus un rêve pendant mon sommeil. Dans ce rêve je me voyais au milieu de ces mêmes singes maudits auxquels j'avais si miraculeusement échappé dans la journée de la veille. J'étais encore en leur pouvoir! Rien n´était changé : ni le lieu de la scène, ni les personnages. Le lac s'étendait à mes regards ; les arbres s'élevaient et se balançaient autour de l´eau ; les feuilles et les fruits dont on les avait dépouillés à coups de pierre jonchaient la terre. Mes deux redoutables orangs-outangs non plus ne m'avaient pas quitté : l'un était encore à mes pieds, l'autre à ma tête. Ils continuaient les persécutions dont mon infortuné pantalon était le théâtre. Après l'avoir déchiré en deux parties à force de le tirailler en sens contraire, ils avaient mis à découvert mon corps, particulièrement le ventre et la poitrine; puis, de l'examen attentif de ma peau, ils étaient passés à celui de mes côtes, qu'ils paraissaient vouloir ouvrir afin de voir ce qu'elles renfermaient.
Pour parvenir à leur but, chacun d'eux s'était emparé d'une grosse pierre et se préparait à me. briser l'estomac. C'est là le procédé auquel ils ont ordinairement recours quand ils veulent manger l'intérieur d'une tortue ou d'une noix de coco. Les deux pierres étaient déjà soulevées sur ma poitrine. Mon salut avant tout! je fais feu sur l'un des deux orangs-outangs, et je le tue ; je vais faire feu sur l'autre... Le bruit du premier coup que j'avais réellement tiré en dormant m'avait éveillé. . . Mais en m´éveillant je me trouvai hors de moi, furieux, fou de rage et l´autre pistolet à la main. Un groupe de singes était devant moi ; j'ajuste mon second coup, je lâche la détente, un singe est frappé, il tombe.
Que Dieu, dans sa bonté, préserve à jamais moi et les miens d´un pareil spectacle ! Le pauvre singe, qui n'était pas un épouvantable orang-outang comme celui de mon rêve, mais un gracieux sajou se traîna jusqu'à mes pieds en perdant son sang. Je l'avais blessé mortellement au dessous du coeur. Ne voulant pas le faire longtemps souffrir, je le saisis par la queue, et après l'avoir agité circulairement comme une pierre au bout d'une fronde, je lui cognai la tête contre un arbre. Mon malheureux sajou vivait encore. Avec quel air touchant il me regardait! comme il me léchait les mains pour que je ne le fisse pas mourir! comme il me priait et me suppliait avec ses petits cris plaintifs que j'entends encore. Pour l'achever plus vite, je courus au rivage et le tins plongé dans la mer jusqu'à ce qu'il fût noyé. Pendant ce temps, qui me parut aussi long que si l'on eût exercé sur moi les mêmes tortures, ses charmants petits yeux mourants continuaient à suivre les miens ; ses regards étaient un reproche et une prière. Quelle déchirante agonie! Je la subis, je la partageai jusqu'au bout. Vivrais-je cent ans, ce tableau, où la souffrance avait élevé l´instinct de la béte au niveau de la cruelle intelligence de l'homme, demeurera sans fin dans ma mémoire. Et ces lignes, que je n'ai pas écrites sans me sentir remuer tout le cœur et les larmes me mouiller les yeux, sont le châtiment de mon meurtre inutile, car ce pauvre singe ne m'avait rien fait.
Plus tard je me souvins de ce que Buffon dit du sajou : « C'est un des animaux de la plus vive et de la plus amusante espèce des singes : il est à peu près de la grosseur d'un chat ; il a le corps brun, la face et les oreilles couleur de chair. Ils sont fantasques dans leurs goûts et dans leurs affections ; ils paraissent avoir une forte inclination pour de certaines personnes et une grande aversion pour d'autres, et cela constamment. »
L. Gozlan
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