viernes, 3 de junio de 2011
Le Roman de la Femme à Barbe
Je soulevai le rideau rouge à galons jaunes qui clôturait le sanctuaire du phénomène, et je pénétrai.
L'homme à la mèche en accroche-cœur m'avait suivi avèc un joyeux empressement, et s'adressant à la jeune et belle femme à barbe invisible, mais présente derrière la toile:
— Paraissez, mademoiselle! fit-il d'un ton respectueusement impératif.
Un nouveau rideau, — blanc, celui-là,— coula en bruissant le long de la tringle, et, sur une estrade légèrement exhaussée, j'aperçus la reine du lieu.
Assise sur un fauteuil dont la coupe remontait au premier Empire et l'étoffe au-delà peut-être, elle était vêtue d'une robe de tulle d'un rose qui se nuançait de noir de fumée.
La robe était rehaussée d'agréments en galons d´argent, qui essayaient de répondre par des étincelles aux agaceries impuissantes d'un quinquet à trois branches.
Les bras de Mademoiselle,—comme avait dit l'aboyeur, — étaient garnis d'un triple rang de bracelets où le cuivre et la verroterie avaient épuisé tous les raffinements de leurs combinaisons.
Ses épaules et sa poitrine, chastement décolletées, se teintaient de brun, grâce au duvet caractéristique dont la nature avait velouté leur surface.
Enfin, sur sa tête, le phénomène portait un turban qui évoquait, sans s'en douter, le souvenir des Turcs de tragédie ou de carnaval,— ce qui est tout un,— et d'où s'échappaient de chaque côté deux grandes anglaises châtain foncé, dont les ondoiements se mêlaient aux flots d'une barbe aussi épaisse, aussi longue, aussi souple, aussi brillante que l'avaient affirmé les promesses de la porte.
Et moi, saisi par l'imprévu de cet amalgame, je passais en revue l'ensemble de ce personnage sans classiflcation dans lequel se fusionnaient des réminiscences d'ingénue, de pacha et de vieille milady.
L'homme à l'accroche-cœur, qui jouissait de mon étonnement, me cligna de l'œil en m'apostrophant d'un:
« C'est un peu ça, hein?... » Où fermentaient bien des admirations contenues et passionnées.
Le sujet cependant s'était levé, m'avait salué, et, — avec un organe interlope comme tout le reste:
- Messieurs et dames (j'étais seul, mais que roulez-vous, l'habitude) Messieurs et dames, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
Je suis native de Bourg-en-Bresse. Je suis âgée de vingt-trois ans, neuf mois et dix-sept jours. Bien faite, bien proportionnée, d'un physique que l'on dit agréable (ici le sujet baissa les yeux), j'ai reçu de la nature le don phénomènal et véritablement unique d'une magnifique barbe noire, telle que je ne crois pas qu'il y en ait une sur la surface du globe connu pour pouvoir lui rivaliser.
» Cette barbe mesure trente-quatre centimètres de longueur, vingt-sept de large. Remarquez, messieurs et dames, que le cou que je porte exprès décolleté, sans m'écarter des bienséances, est également gratifié d'un duvet qui n'est pas d'ordinaire l'apanage du beau sexe.
» Afin que tout un chacun soit à même de s'assurer que l'imposture ne joue chez moi aucun rôle, et que ma barbe m'appartient de naissance et par la volonté du Créateur, je vais avoir l'avantage de faire le tour de l'aimable société qui m'environne. (J'étais toujours seul, mais l'habitude! ) J'autorise les esprits sceptiques et malveillants, s'il s'en trouvait, à passer la main dans les boucles soyeuses de mon miraculeux appendice.
> De la sorte ils se persuaderont que rien n'est impossible à la nature et que l'intelligence humaine doit s'incliner devant les mystères qu'elle n'a pas la puissance de pénétrer dans leur secret... »
En achevant cette tirade, récitée comme une leçon, la jeune et belle femme à barbe descendit de son estrade.
D'un pas majestueux elle s'avança vers l'aimable compagnie, qui continuait à s'incarner uniquement en ma personne.
— Monsieur, fit-elle, désire-t-il s'assurer?...
Je ne pus dissimuler un mouvement d'âne dédaigneuse signification.
— Monsieur ne croit pas? monsieur me prend peut-être pour un homme travesti?...
J'essayai un geste de dénégation indécise.
— Oh! mon Dieu! vous n'êtes pas le seul, reprit le phénomène, et pourtant si vous saviez mon histoire vous verriez que...
Un soupir ponctua cette exclamation corroborée par un regard, levé sentimentalement vers 3e plafond de la barraque.
La réticence, le soupir, le regard piquaient triplement ma curiosité. D'ailleurs je me ressouvins de la promesse du compère à l´accroche-cœur -. « Vous pourrez causer avec le sujet! »
Pourquoi n'en pas profiter?
— Vous avez sans doute beaucoup voyagé? hasardai-je en manière de transition.
Le sujet ne m'écoutait pas, et se parlant à lui-même:
— Un homme! Le monde est bien tout le même... Ah! si j'avais été un homme, j'aurais moins souffert!
— Vous avez été malheureuse? questionnai-je de plus en plus intrigué.
— Ceci est mon secret, on ne le saura que plus tard, à ma mort, quand on trouvera les mémoires que j'ai retracés.
— Mademoiselle écrit... Alors, en qualité de confrère, je...
— Vous êtes homme de lettres? demanda vivement le phénomène. Une bien belle profession...
Ah! si je n'avais pas été ce que je suis, c'est là ce que j'aurais voulu être... seulement, vous comprenez, dans ma partie on ne s'appartient pas. On est trop au public. Aussi n'ai-je pu que jeter sur le papier des pensées et des impressions au jour le jour...
—Mais ce doit être fort intéressant, répondis-je en réprimant mal une affreuse envie de rire.
— C'est écrit avec le cœur, répliqua simplement la femme à barbe avec un nouveau soupir... Pour un homme du métier, comme vous, il y aurait quelque chose à en faire. Parce que, voyez-vous, généralement on se figure comme cela qu'un phénomène, cen'est bon qu'à être ce que ça est... on nous traite comme si nous n'avions ni intelligence ni sentiment. Mais, monsieur, moi qui vous parle, j'ai le culte des belles choses. J'ai lu tout M. Alexandre Dumas, tout Paul de Kock... et aussi M. Ponson du Terrail... un garçon qui travaille joliment... Moi, d'abord, il me va à l'âme... — Il serait bien heureux de vous entendre.
— C'est comme je vous le dis... Mainte et mainte fois j'ai eu envie de m'adonner à mon penchant. Malheureusement on ne doit pas avoir plusieurs vocations à la fois.
— La chose se voit pourtant continuellement. Tout le monde maintenant fait de la littérature en même temps que n'importe quoi.
— Possible, monsieur... Mais moi, il aurait fallu que je m'y livre tout entière, et comme mon art me réclamait... D'ailleurs, c'est un mal pour un bien... je me mettrais trop moi-même dans ce que j'écrirais...
A mesure que je pénétrais plus avant dans les confidences de la belle Bressanne, le besoin d'hilarité me torturait d'une façon plus impérieuse.
Néanmoins, me maintenant énergiquement:
— Avez-vous, interrogeai-je, conservé vos œuvres? —Oui, comme je vous l'ai dit... Des notes pour mes mémoires... Encore les ai-je interrompues depuis un certain jour dont jamais le souvenir s'effacera de ma pensée... J'ai juré de ne plus jamais toucher la plume!
— Au moins auriez-vous dû publier...
— Je ne vous dis pas non... seulement, dans ma position, je ne pouvais pas aller faire antichambre chez un libraire.
— Je suis certain que tous auraient été trop heureux de...
—Eh bien! tenez, monsieur, voulez-vous que je vous parle sans cérémonie1? Vous me revenez! Quoique vous ayez primitivement eu l'air de douter... Mes mémoires se chargeront de vous enlever ce soupçon-là... Vous me revenez, et puisque vous êtes homme de lettres... Pour de bon, au moins?
— Ma parole d'honneur!
— Attendez un peu...
A phénomène remonta lestement sur son estrade en me montrant l'autre moitè de sa robe
décolletée, de ses épaules veloutées et de son turban.
La femme à barbe ouvrit ensuite un petit coffre dont elle avait la clé dans sa poche, en tira un cahier de papier que le contact réitéré des mains de l'auteur avait notablement défraîchi, et, redescendant vers moi:
— Voilà!... Vous trouverez là ce que nul ne peut se vanter d'avoir jamais lu... la vie et les pensées intimes de la seule et unique femme à barbe... car les autres ne sont que des contrefaçons impudentes...
Je tendis la main vers le précieux manuscrit.
— Vous me promettez de le lire?
— En pouvez-vous douter? Je vous promets même de le faire imprimer.
— Passons mon nom... objecta vivement la femme à barbe... parce que, vous comprenez... ma famille...
— Rassurez-vous, je mettrai le mien.
— A la bonne heure !... Quant à l'original...
— C'est juste. Où pourrai-je vous le restituer?
— Dans deux mois, à la fête de Saint-Gloud... Entre les trois premiers arbres de l'avenue après le bassin... c'est là que je nie mets tous les ans...
— A Saint-Cloud, soit ! Et merci !...
— Vous verrez dans quelle pénible situation l'amour peut placer une pauvre femme, fit le phénomène sans prendre garde au témoignage de ma reconnaissance.
— Je le verrai dès ce soir, car je commencerai cette intéressante lecture aussitôt que je serai rentré.
— Surtout, pas de nom! me répéta en forme d'adieu la femme à barbe.
Puis, comme je voulais, en m'éloignant, payer mes dix centimes à l'aboyeur:
— Joseph, je te défends de recevoir... criat-elle... monsieur est un ami !...
A ces mots, Joseph, qui était déjà, durant le cours de notre conversation, venu voir ce qui Se passait dans l'intérieur de la barraque, Joseph, trouvant sans doute que j'avais abusé de la permission de causer, me regarda sournoisement.
Son regard était chargé de jalousie!...
Est-ce que?
Aussitôt rentré chez moi, je tins la promesse que j'avais faite au bas-bleu de la fête de Bellevue.
Je déployai son rouleau de papier.
Une fois que j'en eus parcouru trois lignes, je ne le quittai plus...
Pierre Véron
Le Roman de la Femme à Barbe (1872)
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