« Parmi les
personnes curieuses de monstres, la plus curieuse qu'on eût jamais connue fut certainement
Marcia Antonina Priscilla, la propre nièce du dernier César~ qui tenait de lui ce
goût des monstres et qui l'avait poussé jusqu'à la fureur. Son palais
ressemblait au marché célèbre
qu'on appelle le marché des prodiges de la nature, où des marchands, venus de tous les
points du monde, exhibent et vendent les plus étranges difformités de l'espèce humaine,
soit que le caprice de la procréation les ait produites, soit qu'on les
ait obtenues par
les patients et cruels artifices d'une éducation pétrissant les chairs comme de l'argile.
C'est ainsi qu'on vit chez Priscilla des nains, des géants, des avortons, des
hermaphrodites, des femmes à barbe, des gibbeux à double et triple bosse, des hommes-squelettes,
des enfants à tête de veau, une femme-chienne, un couple d'êtres sans bras ni
jambes, une jeune fille à queue de poisson, une autre à la peau de panthère, et enfin le
fameux disloqué Mimmulas, dont le corps absolument dénué d'os, ou du moins
paraissant tel,
se roulait, se déroulait, se nouait et se dénouait à la façon d'un serpent.
Mais
tous ces monstres, et même Mimmulas, qui avait longtemps été le favori de Priscilla,
jusqu'à partager sa couche, tous furent éclipsés par Grunnax le Garamante. C'est le Phénicien Medherbal qui avait ramené le Garamante d'un voyage dans la Libye inconnue, voyage extraordinairement périlleux, puisqu'il avait traversé toute l'Afrique en large, des sources du Nil aux rivages de l'Océan extérieur. Et vraiment on ne pouvait que l'envier d'avoir afronté tant de dangers pour rapporter de son voyage une si rare et admirable merveille.
Grunnax le Garamante avait huit pieds de haut, et le plus grand géant de Priscilla lui venait à peine au menton. Son ventre était lourd et trop gros ses jambes étaient trop courtes et en cerceaux violemment arqués; ses bras d émesurément longs faisaient presque traîner à terre ses mains énormes. Mais il paraissait d'une force si au-dessus des forces humaines, ses gestes avaient une si puissante détente de catapulte, son visage respirait une telle férocité, qu'il en était beau, malgré sa peau toute noire entièrement couverte d'un poil rude et fauve, malgré les cavernes que faisait ses yeux l'effrayante proéminence de ses arcades sourcilières, et
malgré ses mâchoires prognathes, armées, à l'avant, de quatre dents qui croisaient deux à deux leurs coniques et redoutables poignards d'ivoire.
Grunnax le Garamante avait huit pieds de haut, et le plus grand géant de Priscilla lui venait à peine au menton. Son ventre était lourd et trop gros ses jambes étaient trop courtes et en cerceaux violemment arqués; ses bras d émesurément longs faisaient presque traîner à terre ses mains énormes. Mais il paraissait d'une force si au-dessus des forces humaines, ses gestes avaient une si puissante détente de catapulte, son visage respirait une telle férocité, qu'il en était beau, malgré sa peau toute noire entièrement couverte d'un poil rude et fauve, malgré les cavernes que faisait ses yeux l'effrayante proéminence de ses arcades sourcilières, et
malgré ses mâchoires prognathes, armées, à l'avant, de quatre dents qui croisaient deux à deux leurs coniques et redoutables poignards d'ivoire.
(…)Medherbal
l'avait amené chez Priscilla dans une
cage dont les barreaux de fer avaient un pouce de diamètre; car le Garamante pouvait
tordre dans ses poings jusqu'aux épieux de bronze
des belluaires. Quand on s'approchait de sa cage, il grinçait des dents,roulait ses yeux
terribles, poussait des cris aigus pareils à des appels de clairon, et se frappait la
poitrine de ses mains avec un bruit qui faisait penser aux rugissements du
tonnerre.
Et cependant, à la
vue de Priscilla, brusquement il s'adoucit, allongea vers elle ses lèvres comme pour
un baiser, et se mit à parler en un langage susurrant et volubiïe a la fois, si bien
que l'on eût dit un chant d'oiseau. Sans doute avait-il été tout de suite séduit par la grâce
et la beauté de Priscilla, dont le charme, en effet, savait dompter tout le monde autour
d'elle, jusqu'aux bêtes, disait-on, puisqu'elle passait pour avoir été aimée
par un tigre.
Mais ce qu'il y
eut de plus étonnant, c'est que Priscilla, elle aussi, fut séduite. Et bientôt
ce ne fut plus un secret, pour ses intimes, que cet amour mutuel. Tout à fait dompté
et la domptant à son tour, Grunnax le Garamantc devint son amant. Comme il demeurait
formidable et dangereux pour les autres, elle continua de le tenir en cage; mais
la cage désormais était une somptueuse chambre, lambrissée d'or, où elle vivait
avec lui, heureuse de ses monstrueuses caresses, si heureuse qu'un jour enfin
elle déclara vouloir le prendre pour époux.
Or c'est ici qu'éclate
l'hostilité des dieux, jaloux de la gloire romaine. Ils savaient, eux, ui était
Grunnax le Garamante, et quel destin lui était réservé s'il fût devenu l'époux de
Priscilla, et ce qui devait arriver un mois plus tard, quand les prétoriens
soulevés voulurent donner l'empire à celui que leur désignerait Priscilla, dont
toute la légion était amoureuse. Les
dieux, connaissant cet avenir, s'opposèrent a ce qu'il fût réalisé. Foudroyé d'une
maladie soudaine et mystérieuse, en deux jours Grunnax le Garamante mourut.
Qu'il eût vécu un
mois de plus, et c'est lui certainement que Priscilla eût désigné au choix des prétoriens,
et c'est lui qui eût obtenu l'empire, et voila ce qui eût mis le comble à la
gloire romaine, ce qui eût définitivement et triomphalement affirmé notre primauté en tout,
jusque dans l'infamie. Car la pourpre des Césars a déjà, certes, été magnifiée par
bien des monstres dans tous les genres, depuis la plus sanguinaire cruauté
jusque la plus
immonde crapule; mais jamais encore elle n'avait connu l'incomparable lustre d'être portée
par un monstre pareil, par un monstre aussi digne d'incarner toute notre bestiale
grandeur, puisque Grunnax le Garamante n'était pas même un Libyen, puisque
Medherbal, en mourant, a révélé le secret de son mensonge, puisque Priscilla voulait faire de
Grunnax son époux, puisque cet époux serait devenu notre empereur, et
puisque cet
empereur, héritier monstrueux des plus monstrueux Césars, cet empereur commandant au
monde entier, cet empereur presque égal aux dieux de son vivant, cet empereur que son
trépas devait un jour apothéoser, puisque cet empereur, enfin, eût été un singe ».
Jean Richepin, Contes de la Décadence romaine
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