PAPAOUTEMARI
(à la manière de Pierre Loti)
I
Une plage semée de tortues vertes, de noix coco et de rameaux de
corail. Un sable rouge, d’un rouge brun de sang séché. Sur ma tête, une
voûte mystérieuse formée par des cholas, des palétuviers, des manguiers,
des arbres à pain, des baobabs et des dighuelas. En face, la mer. C’est
une mer verte et magnifique, pareille à un miroir bleu, — mais à un
miroir qui ne refléterait rien, et dont ne changerait jamais la couleur
étincelante et profonde.
L’Amiral-Picard, le sous-marin de haut bord que je commande,
est depuis un mois au radoub dans la cale sèche de Toutouasamémé. Me
voilà immobilisé en pleine Polynésie, de l’autre côté de la boule
terrestre. Et une grande mélancolie amère et puissante me serre le cœur
quand je songe que, partout où j’ai vécu, où des femmes m’ont aimé,
j’étais partout aux antipodes de quelque chose…
II
Lorsque je ne suis pas retenu à bord par les obligations du service,
j’habite près de la grève une case qui a des murs en pandanus et en
roseaux. J’ai acheté à un vieux sorcier les quelques meubles qui
m’étaient nécessaires. Oh ! bien peu de chose ! Une couchette de jonc,
un rideau de plumes de perruches, une calebasse qui me sert pour les
ablutions matinales, et une descente de lit en peau de porc-épic. C’est
tout.
Là, je me sens chez moi. J’ai adopté le costume indigène, fait de
verroteries, de tatouages et de fibres. Il laisse paraître agréablement
les lignes harmonieuses de mon corps, et me donne, ma foi, très bon air.
Ma demeure est intime et sombre. On n’y pénètre que par un petit trou,
pareil à l’entrée d’une ruche d’abeilles, tout au ras du sol.
Quelquefois, à plat ventre, je m’étends là pour regarder la mer, la
mer trop bleue, et le rivage étincelant où passent en silence les ombres
des gypaètes…
III
Je la revois quand elle marchait sous les cacaouettiers, dans la grande lumière matinale, je revois ma petite amie Papaoutemari.
Je l’ai appelée : Papaoutemari, ce qui veut dire, dans le langage polynésien, Regard de Vierge.
Moins grande que moi, elle me vient à la ceinture. Elle porte les
cheveux en brosse, ainsi que les femmes annamites. Je revois ses
oreilles de poupée, toujours froides comme celles des chattes, ses
lèvres noires, ses mains délicates dont l’intérieur est pâle, la souple
ligne de son dos rougi vers le bas, et ses yeux petits, rapprochés,
pétillants de malice… Mais comment peindre cette chose enchanteresse,
les yeux de Papaoutemari ? Ce n’est pas sans peine que je suis devenu
son ami. Jamais, ni pour Rarahu, ni pour Azyadé, ni pour Mme
Chrysanthème, il ne m’a fallu tant de diplomatie !
J’ai dû poser devant ma porte une écuelle pleine de lait de
bufflonne, des colliers, une montre, une paire de bretelles et un
parapluie… Ainsi, j’ai gagné sa confiance. Chère petite Papaoutemari !
où es-tu maintenant, toi dont l’âme ingénue m’a permis de comprendre ce
qu’étaient nos premiers ancêtres aux premiers âges du monde ? Peut-être
es-tu vieille, peut-être es-tu morte, puisque c’est l’inexorable destin…
Mais sans doute d’autres petites Papaoutemari sont nées à leur tour,
et, sur la plage où tu gambadais, jouent en ce moment avec les tortues
vertes…
IV
Un matin, ma petite amie m’a présenté sa famille, qui est devenue un
peu la mienne. Étrange famille éphémère, perdue en plein océan, et que
je vais peut-être quitter demain pour toujours…
Ils étaient trois, qui se sont d’abord tenus à l’écart en faisant des
gestes. Ils se communiquaient leurs impressions sur moi, sans doute…
Mon beau-père a une singulière figure, et semble assez peu vénérable, je
dois le reconnaître, malgré sa barbe en éventail pareille à celle que
je voyais aux matelots sur mes images d’enfance. Ma belle-mère
l’accompagne, une petite vieille ridée et renfrognée, mais qui a les
yeux de Papaoutemari… Il y a là aussi mon beau-frère, un enfant…
J’ai dû faire un mouvement trop brusque, car toute la société,
soudain, s’effarouche… Mon beau-père bondit sur un palmier et y monte
des pieds et des mains, à la mode néo-zélandaise, très vite, comme ayant
quelque affaire urgente à terminer là-haut. Ma belle-mère presse contre
elle, d’un geste protecteur, Papaoutemari et le petit beau-frère, et me
regarde en poussant des cris d’effroi.
Mais on me voit si calme que la paniquc s’évanouit.
Ma nouvelle famille se rapproche ; nous nous asseyons en rond, et je
distribue des cacaouettes dont Papaoutemari choisit les plus beaux pour
me les éplucher.
Ce fut notre repas de noces.
V
Chaque jour, quand j’arrive, après avoir été relever le point sur l’Amiral-Picard toujours au radoub, je trouve Papaoutemari en train de jouer à un jeu différent.
Elle est coquette, cette petite. La glace que j’emploie pour me raser
est, dans son esprit, quelque chose de prodigieux. Elle la prend, se
regarde, puis passe vite la main derrière… Personne !… Surprise,
irritée, elle vient vers moi, me tire par la manche et me demande des
explications dans sa langue qu’aucun missionnaire ne parle sur la
surface du globe, et que nul n’a pu m’enseigner.
***
Elle veut s’instruire, et montre pour m’imiter une volonté touchante
de perfectionnement. Comme elle a vu cirer mes bottes, elle a essayé
l’autre jour de faire briller ses pieds en les frottant avec ma brosse à
dents et de la pâte dentifrice. Chère petite Papaoutemari !
***
Elle est si délicieusement puérile, si fantasque ! Hier, à la nuit
tombante, n’a-t-elle pas plongé sa main mignonne dans mon grand encrier,
et barbouillé toutes les feuilles d’un manuscrit de roman… Chère petite
Papaoutemari ! Elle a bien compris que j’étais très en colère et que je
faisais la grosse voix. Alors elle est allée se réfugier sur le sommet
de la paillote. J’ai dû moi-même grimper là-haut avec des agilités
d’acrobate pour la rejoindre ; je l’ai consolée doucement jusqu’à ce
qu’elle appuyât sa petite tête sur ma poitrine, et m’entourât le cou de
ses bras fluets et tièdes. Ainsi nous nous sommes réconciliés, et couché
près d’elle sur les palmes sèches de la toiture, j’ai connu l’orgueil
et le délice d’être aimé d’un amour primitif, sous la Croix du Sud, dans
l’absolu silence et la paix magnifique d’une nuit équatoriale.
VI
Nous sommes au mois d’août. C’est l’hiver. Il est onze heures du
matin, et il fait nuit noire, car sous ces lointaines latitudes l’ordre
des saisons et des heures se trouve renversé, et ce n’est pas la moindre
cause de ma perpétuelle angoisse que ce retournement des choses
naturelles. Vers midi, l’aube est venue, l’aube de mon dernier jour.
Oui, c’est mon dernier jour à Toutouasamémé. Depuis deux mois que je
vis ici, séparé des miens par l’épaisseur effroyable de la terre, je me
suis endormi dans une existence de rêve et d’oubli. Mais il faut partir.
L’ordre est arrivé hier, comme un coup de foudre. L’Amiral-Picard met à la voile dans une heure. Il faut partir.
Quel temps ! il fait sombre et froid. Les nuages semblent traîner sur le sol, et le ciel menace d’un déluge.
Les empaquetages ont commencé.
Dans son instinct de créature primitive, Papaoutemari a prévu ce
départ. Ses regards s’attachent sur moi avec une mobilité
déconcertante ; elle suit tous mes gestes.
Comme elle me voyait emballer les souvenirs que je voulais emporter, —
des madrépores, quelques-uns de ces moucherons irisés qui naissent et
dansent une heure au crépuscule, des idoles de porphyre, ma descente de
lit, un tronc de baobab, — elle m’a d’abord imité. Elle a essayé de
ranger et d’empaqueter. Le mouvement trompait sa douleur. Et puis elle a
exigé un souvenir, elle aussi. Elle s’est approchée de moi par
derrière, pour recueillir une mèche de mes cheveux. Comme elle ne sait
pas se servir des ciseaux, elle a saisi une touffe à pleines mains et
s’est mise à tirer… Je n’ai pas eu le courage de lui faire des
reproches…
Deux heures. L’alizé souffle avec une violence croissante. Oh ! la
tristesse des adieux, par ce temps d’averse et de rafales, par ce froid
subit, si imprévu dans la nature tropicale, et qui lui donne un aspect
morne et transi…
Tout à l’heure il faudra se dire adieu pour toujours. Et l’éternité
va commencer entre nous deux… Ah ! si du moins un enfant issu mon sang
pouvait perpétuer ma race sur cette terre perdue…
***
Ma famille a voulu me saluer une dernière fois, et je l’aperçois
là-bas, toujours très réservée, très discrète… Je fais un signe et je
montre quelques cacaouettes… Mon petit beau-frère galope aussitôt vers
moi, suivi de loin par mon beau-père et ma belle-mère. Je m’assieds au
milieu de mes parents sauvages, et nous attendons, de cette attente
cruelle et désœuvrée qui précède les grands départs. Papaoutemari s’est
blottie, suivant son habitude, contre moi. Sans pouvoir parler, elle
tremble, et elle m’exprime, par ses yeux si profondément touchants, la
détresse de son cœur. Un coup de sifflet m’annonce que la baleinière va
venir me prendre. Allons, c’est la fin… Il faut se quitter, avec la
certitude de ne plus jamais nous revoir. Ah ! c’est aussi horrible que
si nous mourions tous, à ce moment-là, les uns devant les autres…
Mais voici qu’un accident trouble nos adieux. L’équipage du canot se
dirige vers moi. Ma famille comprend qu’on vient me prendre.
Papaoutemari ramasse un crabe vert, et le jette contre ces méchants. Les
siens l’imitent, et mes hommes doivent s’avancer en se garant contre
cette fusillade imprévue.
Comme ils savent quelle affection m’unit aux agresseurs, ils n’osent
trop rien dire. Pourtant, j’en entends un qui pousse tout bas un gros
juron. Mes ballots s’en vont un par un. Il ne reste plus rien de ce qui
fut ma maison tant aimée. Un dernier coup d’œil autour de moi, un
dernier baiser à Papaoutemari, et je m’embarque.
Tandis que le canot rejoint L’Amiral-Picard, je regarde
tristement ceux qui sont restés sur la rive. Mon beau-père seul paraît
ému et, pour me dire au revoir, agite sa queue tricolore. Mais ma belle-mère se gratte l’aisselle; Papaoutemari et son frère
jouent ensemble, déjà presque consolés. Ainsi, durant ces deux mois de
vie comune où nous avons dormi côte à côte, cette petite guenon ne m’a
pas compris, et sans doute je ne l’ai pas comprise. Personne n’arrive à
se connaître, hélas ! Et il en fut d’elle et de moi comme de tous les
êtres qui demeurent étrangers les uns aux autres, et ne sont vraiment
unis que le jour où ils se confondent, sous la terre clémente, en une
poussière sans nom.
P. Reboux et C. Müller, À la Manière de...
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