"On s'était battu, au commencement de l'hivernage, avec les bakalais habitant, à l'ouest, le cours inférieur de la rivière, à propos de mauvaises défriches dont on se disputait la possession, quand plus haut, plus bas, à droite, à gauche, se trouvait la savane illimitée, plus fertile, mieux cultivable, complétement libre. La raison vraie, cette réclamation de terre n'étant qu'un prétexte, c'est que chaque tribu désirait enrichir, aux dépens de
sa voisine, son garde-manger de chair humaine.
Vainqueurs, les guerriers pahouins ramenaient une douzaine de prisonniers au clos d'équarrissage, tandis que leurs épouses, qui les avaient de loin encouragés au combat, se précipitaient sur le champ de victoire où, de mœurs simples et n'ayant pas encore acquis le goût raffiné des viandes faisandées, elles dédaignaient les morts pour achever, débiter et emporter ceux des blessés dont les morceaux restaient présentables. Les cuisines fumaient, les potages bouillaient, les étuvés gazouillaient, les rôtis rissolaient, et c'était surtout, les
enfants toute la journée pelant les légumes pour l'assaisonnement, une orgie de bakalais aux carottes. De pauvres vieux anémiés retrouvaient leur vigueur d'adultes; des rachitiques guérissaient de tristes petites filles, non encore mariées à cause de la hideur de leur ventre ballonné, récupéraient assez d'énergie pour expulser, d'un coup, les paquets d'helminthes dont elles étaient farcies.
Jusqu'au moment où on les servait comme pièces de résistance, dans des repas publics intelligemment espacés afin que les convives évitassent de trop rapprocher leurs indigestions, les prisonniers étaient soumis à un engraissement progressif, bien soignés, maintenus en stabulation permanente.
Enchaînés par le cou au fond de la halle du conseil des grands dignitaires, on les détachait pour qu'ils se dégourdissent les membres sous l'œil de nombreux surveillants on les forçait à s'amuser, à .gambader, à rire, sous peine des verges; on les lavait, épilait, oignait d'huile de palme, par tout le corps, ainsi que des petites maîtresses, et on ne les brutalisait que dans leur intérêt. L'un d'eux, manquant à sa dignité de bétail royal, refusant toute nourriture, exprès pour maigrir et faire niche aux cuisiniers, on l'empêchait de dépérir davantage en le faisant cuire tout vif à petit feu. Et ses compagnons même applaudissaient à son sort.
Joueurs loyaux, ils eussent, vainqueurs, savouré du pahouin; vaincus, le pahouin les savourerait. Résignés donc à la volonté d'Amara-Widdah-Boulou, le grand serpent qui a pondu le monde et dont les anneaux dans leurs nœuds font rouler le soleil et la lune, les bakalais chantaient, se gavaient toute la journée, luttant d'orgueil à qui s'offrirait le mieux entrelardé sur la table du banquet.
Jan avait souvent déjà maudit l'anthropophagie, en particulier durant son premier séjour, lorsque, sur le point d'être mangé, il avait plaidé avec toute la chaleur qu'un tempérament même moins ardent que le sien eût mis à une cause aussi personnelle, instituant des conférences dans lesquelles, son maigre dictionnaire des langues africaines l'obligeant à suppléer par des gestes aux trois quarts des paroles, il s'était élevé àl'éloquence des plus illustres pantomimes. Il avait cessé en voyant un jour Akérawiro, son plus fidèle auditeur, l'écouter et
l'applaudir tout en décrottant, avec ses dents, un os de gigot humain. Très calme, le roi avait répondu à ses reproches:
- Soit, mon cher féticheur blanc, c'est une mauvaise habitude, mais elle est si ancienne que l'abandonner serait manquer de respect aux innombrables générations qui nous l'ont transmise. La tradition, mon cher, la tradition Et dans le respect de la tradition, voyez-vous, tout se soude, se relie. J'accorde la vie à mes ennemis c'est un détail qui a l'air insignifiant, n'est-ce pas? Eh bien, qui sait si demain mes propres sujets, c'est-à-dire
l'applaudir tout en décrottant, avec ses dents, un os de gigot humain. Très calme, le roi avait répondu à ses reproches:
- Soit, mon cher féticheur blanc, c'est une mauvaise habitude, mais elle est si ancienne que l'abandonner serait manquer de respect aux innombrables générations qui nous l'ont transmise. La tradition, mon cher, la tradition Et dans le respect de la tradition, voyez-vous, tout se soude, se relie. J'accorde la vie à mes ennemis c'est un détail qui a l'air insignifiant, n'est-ce pas? Eh bien, qui sait si demain mes propres sujets, c'est-à-dire
mon bien, mon héritage, ma marchandise, ne me blâmeront pas d'user d'eux à ma guise, ne regretteront pas que je les donne en pâture à Irro, mon lion favori, qui pourtant ne veut goûter à rien autre chose? Continuez donc vos discours, ils m'intéressent. A moins que vous ne préfériez partager mon modeste déjeuner. Comment! Que je perde mon trône, si je comprends votre effroi. Du moment que je tue un bakalais, n'est-ce pas lui prouver que je lui pardonne son crime d'être bakalais, que de le manger moi-même, au lieu de
le laisser à Hou-Tou-Vah, l'éternel, l'indépendant, l'immuable,'l'infini ?
Jan se renseignant sur ce formidable Hou-Tou-Vah, le roi avait achevé
-Hou-Tou-Vah, Celui qui est. Au ciel, sur la terre, en tous lieux. Celui dont même la Bible, ce livre des blancs que vous me lisiez, exalte la grandeur souveraine le roi des rois, l'incréé, c'est-a dire né de rien.
le laisser à Hou-Tou-Vah, l'éternel, l'indépendant, l'immuable,'l'infini ?
Jan se renseignant sur ce formidable Hou-Tou-Vah, le roi avait achevé
-Hou-Tou-Vah, Celui qui est. Au ciel, sur la terre, en tous lieux. Celui dont même la Bible, ce livre des blancs que vous me lisiez, exalte la grandeur souveraine le roi des rois, l'incréé, c'est-a dire né de rien.
Hou-Tou-Vah Jéhovah s'écria Jan ému.
Non, Hou-Tou-Vah, Celui qui sans nombril, sans pieds, sans yeux, sans oreilles et sans bouche,
naît de tout, toujours pareil à Lui-même, va partout, voit, entend et dévore tout.
Eh bien oui, Jéhovah!
Non, Hou-Tou-Vah, le dieu des asticots.
Se rappelant une vieille phrase clichée sur la morale ou plutôt les morales qui changent selon les latitudes, ne sachant en outre que répondre au nègre insistant pour savoir quelle différence un blanc peut trouver entre manger son ennemi mort ou le laisser manger par les vers, Jan s'était tu, moins encore pour éviter toute nouvelle discussion que les incessantes obsessions du premier ministre, lequel le suppliait de lui faire l´honneur d'épouser sa femme, pour le temps de son séjour parmi eux. Tout ce qu'il avait obtenu, c'est que lui présent, son ami Akérawiro ne se livrât plus, ni ne laissât aucun des siens se livrer à de telles gourmandises. Aussi réclame-t.il, en surprenant aujourd'hui les apprêts pour la manducation du dernier
prisonnier le village en émoi, les casseroles et les jarres de terre alignées devant chaque porte, le
bûcher dressé au milieu de la grande rue.
Aké-rawiro s'excuse la visite de l'ami blanc étant inopinée, comment lui cacher la fête? Le pire, c'est qu'il ne peut la retarder, ses femmes ayant invité de nombreuses amies. Mais Jan n'écoute plus; indigné d'une sainte fureur en apercevant le bakalais qui contemple d'un ceil stupide les préparatifs de sa cuisson, il s'élance, le délie, lui dit qu'il est libre. L'autre, qui n'a jamais vu de blanc, demeure un instant idiot, puis suppose celui-ci convié au banquet, s'affole à l'idée de passer dans l'estomac d'un monstre pâle, lui saute dessus, le mord terriblement à la main, à l'épaule, le mordait à la gorge si Jan, perdant la tête, ne lui fendait pas la sienne
d'un coup de hache. C'est sa première difficulté avec un sauvage; elle lui semble d'un fâcheux présage pour la suite de ses travaux; il pleure en entendant les hurlements affamés dont la foule accompagne les marmitons emportant le cadavre, et pleure plus fort en recevant les félicitations des sacrificateurs sur son adresse ils lui conseillent seulement de ne plus frapper au crâne en semblable occurrence ça abîme la cervelle, morceau
de choix.
d'un coup de hache. C'est sa première difficulté avec un sauvage; elle lui semble d'un fâcheux présage pour la suite de ses travaux; il pleure en entendant les hurlements affamés dont la foule accompagne les marmitons emportant le cadavre, et pleure plus fort en recevant les félicitations des sacrificateurs sur son adresse ils lui conseillent seulement de ne plus frapper au crâne en semblable occurrence ça abîme la cervelle, morceau
de choix.
Emile Dodillon, Hémo
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