"Écoutons Harry Killer, qui, nous montrant une sorte de lanterneau de
verre, comparable à celui d’un phare, bien que de dimensions plus
importantes, élevé au milieu de la plate-forme, continue sur le même
ton :
— N’en serait-il pas ainsi, que personne ne pourrait encore franchir
malgré moi une zone de protection large d’un kilomètre, située à cinq
kilomètres des murailles de Blackland, que les rayons de puissants
projecteurs parcourent pendant la nuit. Grâce à sa disposition optique,
cet instrument, qui a reçu le nom de cycloscope, redresse suivant la
verticale cette bande de terrain circulaire, dont le veilleur, qui se
trouve au centre de l’appareil, a constamment sous les yeux tous les
points énormément grossis. Entrez dans le cycloscope, je vous y
autorise, et rendez-vous compte par vous-mêmes.
Notre curiosité vivement excitée, nous profitons de la permission, et
nous pénétrons dans le lanterneau par une porte faite d’une énorme
lentille jouant sur des charnières. À peine y sommes-nous enfermés, que
le monde extérieur change d’aspect à nos yeux. De quelque côté qu’ils se
portent, nous n’apercevons d’abord qu’une muraille verticale, qu’un
réseau de traits noirs divisé en une multitude de petits carrés
distincts. Cette muraille, dont la base est séparée de nous par un abîme
de ténèbres, et dont le sommet nous paraît s’élever à une hauteur
prodigieuse, semble faite d’une sorte de lumière laiteuse. Toutefois,
nous ne tardons pas à constater que sa couleur est loin d’être uniforme,
mais qu’elle est, au contraire, la résultante d’une infinité de taches
de tonalités différentes, aux contours assez indécis. Un instant
d’attention nous montre que ces taches sont, les unes, des arbres, les
autres, des champs ou des chemins, d’autres encore, des hommes en train
de travailler la terre, le tout suffisamment grossi pour être reconnu
sans effort.
— Vous voyez ces nègres, dit Harry Killer, en nous désignant deux des
taches en question, que sépare un grand intervalle. Admettons qu’ils
aient l’idée de s’enfuir. Ce ne serait pas long.
Tout en parlant, il a saisi un transmetteur téléphonique.
— Cent onzième cercle ; rayon quinze cent vingt-huit, dit-il. Puis, s’emparant d’un autre transmetteur, il ajoute :
— Quatorzième cercle. Rayon six mille quatre cent deux. Enfin, se tournant vers nous :
— Regardez bien, nous recommande-t-il.
Après quelques instants d’attente, pendant lesquels il ne survient
rien de particulier, l’une des taches est masquée tout à coup par un
nuage de fumée. Quand la fumée s’est dissipée, la tache a disparu.
— Qu’est devenu l’homme qui travaillait là ? demande Mlle Mornas d’une voix étranglée par l’émotion.
— Il est mort, répondit froidement Harry Killer.
— Mort !… nous écrions-nous. Vous avez tué sans raison ce malheureux !…
— Rassurez-vous, ce n’est qu’un nègre, explique Harry Killer avec une
parfaite simplicité. Marchandise sans valeur. Quand il n’y en a plus,
il y en a encore. Celui-ci a été démoli par une torpille aérienne. C’est
une sorte de fusée qui porte jusqu’à vingt-cinq kilomètres, et dont
vous avez pu apprécier la rapidité et la précision.
Pendant que nous écoutons ces explications, autant du moins que nous
le permet le trouble que nous cause une aussi abominable cruauté,
quelque chose est entré dans notre champ visuel, s’est élevé rapidement
le long de la muraille laiteuse, et la seconde tache a disparu à son
tour.
— Et cet homme ? interroge Mlle Mornas, haletante. Est-il mort, lui aussi ?
— Non, répond Harry Killer, celui-là est vivant. Vous allez le voir dans un instant.
Il sort, entouré de sa garde qui nous pousse au-dehors. Nous voici de
nouveau sur la plate-forme de la tour. Nous regardons autour de nous,
et, à quelque distance, nous voyons accourir, avec la vitesse d’un
météore, un appareil semblable à celui qui nous a transportés ici.
Suspendu au-dessous du plateau inférieur, nous distinguons un objet qui
se balance.
— Voici le planeur, dit Harry Killer, qui nous apprend ainsi le nom
de la machine volante. Dans moins d’une minute, vous saurez s’il est
possible d’entrer ici ou d’en sortir malgré moi.
Le planeur s’approche rapidement, en effet. Il grossit à vue d’oeil…
Nous frissonnons soudain : l’objet qui oscille au-dessous de lui, c’est
un nègre, qu’une espèce de tenaille géante a saisi par le milieu du
corps.
Le planeur s’approche encore… Il passe au-dessus de la tour…
Horreur ! la tenaille s’est ouverte, et le malheureux nègre est venu
s’écraser à nos pieds. Hors de sa tête broyée, la cervelle a jailli de
toutes parts, et nous sommes éclaboussés de sang.
Un cri d’indignation est sorti de nos poitrines. Mais Mlle
Mornas ne se contente pas de crier, elle agit. Les yeux étincelants,
pâle, les lèvres exsangues, elle bouscule ses gardiens surpris et se
précipite sur Harry Killer.
— Lâche !… Misérable assassin !… lui crie-t-elle en plein visage, tandis que ses petites mains se nouent à la gorge du bandit.
Celui-ci s’est dégagé sans effort, et nous tremblons pour
l’audacieuse. Hélas ! nous ne pourrions lui porter secours. Les gardes
se sont emparés de nous et nous maintiennent à demi renversés.
Heureusement, il ne semble pas que le despote ait, pour le moment du
moins, l’intention de punir notre courageuse compagne, que deux hommes
ont entraînée en arrière. Si sa bouche a un rictus cruel, quelque chose
comme une expression de plaisir passe dans ses yeux, qu’il tient fixés
sur la jeune fille encore toute frémissante.
— Eh ! eh !… fait-il, d’un ton assez bonhomme, elle a du sang, la pouliche.
Puis, repoussant du pied les restes du misérable nègre :
— Ça !… dit-il. Il ne faut pas vous émouvoir pour si peu, ma petite.
Il descend, on nous entraîne à sa suite, et on nous ramène dans cette
salle, si richement meublée d’une table et d’un unique siège, que
j’appellerai désormais pour cette raison la salle du Trône. Harry Killer
prend place sur ledit trône et nous regarde.
Quand je dis qu’il nous regarde !… À la vérité, il ne fait attention qu’à Mlle Mornas. Il tient, fixés sur elle, ses yeux effrayants, dans lesquels s’allume peu à peu une lueur mauvaise.
— Vous connaissez maintenant mon pouvoir, dit-il enfin, et je vous ai
prouvé que mes offres ne sont pas à dédaigner. Je les renouvelle pour
la dernière fois…"
Jules (et Michel) Verne, L´Étonnante aventure de la mission Barsac
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