"Il est probable que, dans leur enfance, tous les peuples ont tiré de
la chasse et de la pêche les éléments primordiaux de leur nourriture,
par la raison qu'on peut chasser et pêcher d'un bout à l'autre de
l'année, tandis qu'on ne trouve des fruits et des plantes comestibles
que pendant une partie de l'année.
A peine nés et dans le double
but de se défendre et de se sustenter, les hommes ont traqué, autour
d'eux, les animaux terrestres lorsque le gibier est devenu rare, leur a
manqué, ils ont poursuivi les animaux fluviatiles ou marins.
En
examinant sommairement la vie des sauvages modernes, on se rend
facilement compte de la place que la chasse et la pêche ont tenue dans
l'alimentation chez les premières races.
Encore aujourd'hui, les
Australiens, nous citons les êtres qui occupent le degré le plus bas de
l'échelle de La chasse aux temps préhistoriques.
l'immanilé
comptent uniquement sur le gibier et sur le poisson pour subsister;
quand la chasse et la pèche ne leur donnent plus rien, ils sont aux
abois, recherchent avidement les animaux les plus repoussants
insectes, reptiles, vers; se fendent mutuellement des pièges et se mangent entre eux.
Le cannibalisme, qui dans divers pays est devenu un culte, n'a sans doutc pas d'autre origine que la disette.
Il
paraît cependant, nous ne parlons point ici par expérience, que la
chair humaine a une saveur qui attire le cannibale, comme l'alcool
attire l'ivrogne.
Ainsi, le plus bel éloge qu'un Fijien puisse
faire d'un quartier de venaison, c'est de dire «qu'il est tendre comme
de l'homme mort », et spécialement comme l'avant-bras et la cuisse, les
morceaux les plus friands de l'homme mort.
Les Fijiens ont
conservé un goût si vif pour la chair humaine, qu'ils engraissent des
esclaves pour les manger ou pour les vendre au marché comme viande de
boucherie. A leurs yeux, tout cadavre est comestible, et leurs
cimetières sont leurs estomacs. Il en résulte qu'aussitôt que deux
Fijiens se croient seuls dans un bois, qu'ils soient parents ou amis,
ils se tiennent sur la défensive; car, pour peu que l'appétit les
talonne, ils ont envie de se dévorer l'un l'autre.
Les Nouveaux-Zélandais ne le leur cèdent guère sur ce point.
Earle
raconte qu'un jeune chef maori reconnut un jour une jolie fille de
seize ans qui avait travaillé pour lui, Earle; que ce chef la réclama
comme une esclave qui s'était enfuie de son domaine, et qu'il la ramena à
son village, où il la tua et la mangea.
Le lendemain, il montra,
en riant, au voyageur, le poteau auquel il avait attaché la
malheureuse, et se vanta de la façon dont il l'avait trompée « Je
l'assurai que mon intention était seulement de la fouetter, ajoutat-il
en se tenant les côtes de rire; mais je lui tirai un coup de fusil dans
le coeur. »
Pourtant, termine naïvement Earle (Residence in
New-Zealand), je puis affirmer que c'était un charmant jeune homme, doux
et bien élevé, notre favori à tous.
Voilà un charmant et doux jeune homme qui ressemble furieusement à un tigre.
«
Presque toujours en guerre avec les tribus voisines, dit l'amiral
Fitzroy en parlant des naturels de la Terre de Feu, il est rare qu'ils
se rencontrent sans qu'il en résulte une bataille, et les vaincus, s'ils
ne sont pas déjà morls, sont tués et mangés par les vainqueurs. Les
femmes dévorent les bras et la poitrine; les hommes se nourrissent des
jambes, et le tronc est jeté à la mer. Dans les hivers rigoureux, 'quand
ils ne peuvent se procurer d'autre nourriture, ils prennent la plus
vieille femme de la troupe, lui tiennent la tête au-dessus d'une épaisse
fumée qui provient d'un feu de bois vert, et l'étranglent en lui
serrant la gorge. »
Ils dévorent ensuite sa chair morceau par morceau, sans en excepter le tronc, comme dans le cas précédent.
Les
nègres de l'Afrique centrale sont aussi cannibales, de l'aveu de tous
les explorateurs de la troisième partie du monde; mais il est également
vrai que le cannibalisme est abhorré partout où l'agriculture et la
civilisation sont en honneur.
L'agriculture a donc du bon.
Si
l'on nous objectait que les habitants des régions glaciales, Lapons,
Samoyèdes, Groënlandais, ont de pauvres ressources dans l'agriculture,
et que, néanmoins, ils ne sont point cannibales, nous répondrions que si
ces sauvages du Nord ne trouvaient pas dans la pêche de quoi pourvoir à
leur nourriture, ils auraient probablement les vices gastronomiques des
Fijiens et des Fuégiens.
Mais comment penseraient-ils à se
manger entre eux lorsqu'ils attrapent, à l'embouchure de leurs fleuves,
plus de poisson qu'ils n'en peuvent consommer avec leurs meutes de
chiens? •
Le besoin est un grand maître, souvent un détestable maître.
D'après
le sentiment des savants qui ont recherché les origines de la
civilisation, dans toutes les régions, aux époques préhistoriques,
l'homme il mangé l'homme. Il la mangé en Angleterre, en Gaule, en
Germanie, en Espagne, en
Italie, en Grèce, comme il le mange encore en Océanie, en Afrique, eu
Australie, et dans certaines parties de l'Amérique.
La faim et la
misère le firent, des le principe, universellemcnt anthropophage
l'instinct de la conservation et son intérêt bien compris le
transformèrent, par la suite, en pasteur et en agriculteur.
Lorsqu'il
vit que la chasse ne lui promettait plus qu'un rare diner, la masse du
gibier ayant été tuée par lui; lorsqu'il s'aperçut, dans la zone
tempérée, que la pêche ne pouvait être qu'un appoint dans son
alimentation lorsqu'il comprit que les arbres fruitiers ne fournissaient
qu'une récolte passagère et insuffisante lorsqu'il se rendit compte
qu'en mangeant son semblable il ne tarderait pas à arriver à
l'extinction de sa race, il chercha anxieusement, passionnément, un
moyen de se nourrir sans tout détruire autour de lui et sans se détruire
lui-même, et il découvrit l'agriculture, la plus belle des découvertes.
Avec l'agriculture, l'homme eut à foison des céréales, des
légumes, des fruits, des animaux dits domestiques; car ces animaux ne
pullulent que dans les pays où le sol est labouré ou dans ceux ltabités
par des peuples pasteurs, où les prairies naturelles sont assez vastes,
les plantes fourragères assez abondantes pour nourrir de nombreux
troupeaux, comme les plateaux herbeux de l'Amérique du Nord, les pampas
de l'Amérique du Sud, les vallées de l'Arabie Heureuse, les steppes de
Russie, les pâturages de l'Htat romain.
Après avoir tàté de tous
les animaux, des plus gros comme des plus petits, des plus féroces comme
des plus doux, des plus appétissants comme des plus repoussants après
avoir taté de l'homme, l'homme en vint, quand il put composer son
alimentation à peu près à son gré, à se nourrir de céréales, de légumes,
de fruits, de poisson et de viande, et à ne plus manger, normalement du
moins, que les bètes dont son expérience lui avait démontré les
qualités nutritives et le goût succulent, c'est-à-dire le bœuf, le
cheval, le chameau, le renne, l'âne, le chien, le porc, le mouton e la
chèvre..."
Armand Dubarry, Le boire et le manger
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