"Ritta et Christina n’existent plus !
Christina-Ritta a cessé de vivre, cette
âme unique s’est envolée, ce double coeur a cessé de battre, et déjà M.
Geoffroy Saint-Hilaire a procédé à l’autopsie de l’étrange phénomène ;
cette charmante création, ces deux jeunes enfants en un seul corps, a
été soumise au scalpel de l’opérateur : le scalpel aujourd’hui répond à
toutes les questions au delà du monde habituel, il tranche sans pitié le
noeud qui attache le possible à l’impossible, le fini à l’infini, cette
âme unique à ce double corps. Il semble que lorsqu’on a dit : «Voilà un
monstre !» on n’ait plus rien à dire ; grave malheur, en vérité, car,
avec cette manière de résoudre un problème par une opération physique,
il n’y a plus de problème dans le monde moral, il n’y a plus rien, pas
même de paradoxe, de ces longs paradoxes si favorables à la pensée :
toute l’histoire de ces deux enfants se réduit donc à ce peu de mots :
Ritta-Christina est morte ; elle avait deux coeurs, un seul poumon. Un
épanchement de sang a provoqué la maladie bleue, que voulez-vous savoir
de plus ? Le monstre est renfermé dans un bocal d’amphithéâtre, et vous
pourrez le voir trois fois par semaine entre les crânes de Papavoine et
de Castaing !
On n’a pu rien nous dire de plus
satisfaisant à ce sujet. Ce pauvre enfant, qui nous arrive de si loin,
que le préfet de police proscrit à son entrée dans la ville, qui meurt
faute d’un médecin ou d’un apothicaire, deux choses si vulgaires parmi
nous, et qu’on prive de cercueil par une fiction, en supposant qu’il est
mort à l’hôpital, cet enfant n’est pas étudié avec plus de soin qu’un
veau à deux têtes ou quelque mouton à six pieds un jour de foire.
Plus de question au delà du corps ;
Ritta-Christina est venue trop tard. Comme l’intérêt est changé !
combien ce phénomène eût été plus puissant sous le père Malebranche !
que c’eût été pour le sublime rêveur un admirable spectacle ! Deux
jeunes filles, deux têtes d’enfant, deux sensations diverses ! Ici de la
joie, là de la douleur, des larmes et un sourire plus distincts que le
sourire mouillé d’Homère ; deux passions, deux volontés, deux désirs, un
seul corps ! O père Malebranche ! que tout cela aurait bien valu pour
vous la pomme de Newton. Je vois d’ici son inquiétude ! «Y a-t-il donc
là deux âmes, là deux pensées, là deux créatures immortelles ? Ou bien
n’y a-t-il de chaque côté qu’une partie du souffle divin qui fait
l’homme ? – Cherchez, mon père !» Et voilà Malebranche déchaîné, qui se
livre à ses extases platoniciennes, colorées à la manière antique ;
puis, quand il a jugé, la Sorbonne plus lente, qui se remue, qui
examine, qui disserte ; toute la philosophie est en émoi ;
Ritta-Christina occupe la ville et la cour, Port-Royal et Saint-Sulpice,
l’hôtel Rambouillet et l’Académie ; c’est un mouvement très supérieur
au mouvement excité par la dent d’or de Fontenelle, mouvement
respectable toujours, parce qu’il prouve deux choses rares chez les
peuples qui s’en vont, de la croyance et du travail.
D’un siècle de foi rendons-nous dans un
siècle incrédule, de Malebranche allons à Diderot, deux imaginations et
deux styles si étonnés de leur ressemblance. Vienne Ritta-Christina.
Christina au XVIIIe siècle ; vous verrez le scepticisme du XVIIIe siècle
s’inquiéter autant de Ritta et Christina que la foi du siècle d’Arnaud
et de Pascal. L’école de Voltaire est triomphante à l’aspect de ce
monstre inespéré. – Voyez, une âme suffit à deux corps, la pensée et la
volonté, qu’on croyait indivisibles, se divisent, l’âme n’est plus une,
il n’y a plus d’unité, et par conséquent plus d’immortalité pour l’âme ;
il n’y a pas d’âme. Pour ce siècle d’incrédulité religieuse, Ritta et
Christina jouent le même rôle que les anguilles de farine du jésuite
Needham ; Ritta et Christina occupent autant et à plus juste titre les
penseurs de l’époque que les miracles de Pâris ou les mandements de M.
de Beaumont, toute l’Encyclopédie se répand au dehors ; à ce
propos, Ferney s’ébranle, le salon d’Holbach se soulève ; vers, prose,
moquerie, dissertation sérieuse, roman pour faire suite à Candide,
rien n’y manque ; voilà ce qui s’appelle de l’intérêt et de la passion,
voilà du zèle, voilà encore du prosélytisme, voilà ce que nous n’avons
plus de nos jours ; pour ma part, j’aime encore mieux cette façon d’agir
et de voir du XVIIIe siècle que la froide opération du scalpel ; j’aime
mieux voir disséquer une âme que disséquer un corps ; mais, si je
préfère Diderot à M. Geoffroy Saint-Hilaire, je mets le père Malebranche
bien au-dessus de l’Encyclopédie. J’aime qu’on rêve quand il y
a tant de choses ! Quand il y va d’un monde moral, scalpel ou éclat de
rire sont deux contresens à faire peur. Si vous ne pouvez pas expliquer
le phénomène qui vous occupe, du moins gardez-vous de le calomnier, de
l’anéantir; étudiez-le simplement et sans ostentation, ne fût-ce que
pour vous tout seul. Si la réalité vous fait peur, si vous reculez
devant le monstre, oubliez-le, ne pensez qu’à la partie au delà du
monstre, persuadez-vous, s’il le faut, que cette âme en deux corps n’est
qu’une vision, mais ne vous attaquez pas au corps pour trouver l’âme,
suivez votre vision comme Hamlet suit son fantôme, avec les yeux de son
esprit.
Car vraiment, à propos d’un phénomène si
étrange, quand les combinaisons immuables de la nature se trouvent
fortuitement dérangées, il s’agit bien d’un squelette sans mouvement et
sans chair ! Vous courez après un homme moral, et vous arrivez en
présence d’un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. Un
crâne desséché, des membres rabougris, des nerfs retirés, des
phalanges, des os, des excoriations hideuses, voilà tout ce que le
scalpel vous donnera. Vous avez la main légère, j’y consens, votre
instrument est rudement affilé, le sujet sur lequel vous opérez est
aussi ferme que s’il sortait tout sanglant de Clamart, en un mot, c’est
le plus beau cadavre de monstre que se puisse voir ; opérez cependant,
et tout se perd au premier coup, vous gâtez ce beau cadavre, vous mettez
ce monstre au niveau des hommes ordinaires, et quand tout est fini,
vous vous êtes donné bien du mal pour n’arriver qu’à une ombre de
cadavre, à une représentation osseuse d’une nature extraordinaire ; vous
n’avez en dernier résultat qu’une apparence de monstre, un monstre fait
au trait, un Callot à l’eau-forte, rien de plus. Vous êtes moins avancé
que Malebranche : Malebranche, au moins, a fait un beau rêve ; moins
avancé même que Diderot : Diderot, il est vrai, est arrivé comme vous au
néant, mais, avant d’atteindre ce but, il a passé par de ravissantes
extases. En résumé, pour Malebranche, pour Diderot, pour M. Geoffroy
Saint-Hilaire, Ritta et Christina est un être perdu.
C’est que les uns et les autres ont
procédé d’une manière incomplète. Le philosophe a bien saisi au passage
le souffle qui animait ce corps, ce quelque chose qui se tenait
au-dessous de la monstruosité ; il a bien assisté à l’unique battement
de ce double coeur, il a bien vu tout le côté moral de cet étrange
produit d’un père et d’une mère faits à l’image de Dieu ; mais il s’est
arrêté au moment où il avait besoin d’un corps pour agir ; il s’est
persuadé que la métaphysique n’était appelée qu’à travailler sur l’âme
pure ; l’opérateur, au contraire, n’a voulu agir que sur le corps ;
scalpel ou logique, c’est donc toujours le même résultat incomplet,
c’est une sensation ou une opinion isolées qui devraient être réunies.
En procédant ainsi, il serait impossible
d’arriver à une réponse précise. Il faut, pour comprendre Ritta et
Christina, réunir l’âme et le corps ; pour cela, il existe un moyen
infaillible, une réponse certaine, si toutefois une réponse est possible
: c’est le roman.
Le roman seul va réunir ces deux
extrêmes. O le beau et noble sujet ! Faites que le philosophe et
l’amateur de monstres soient d’accord, Ritta et Christina vont revivre
de plus belle. Le romancier s’arrête tout étonné devant une variation
inconnue de l’homme moral ; que de découvertes il se promet à l’aspect
de cet être à deux vies ! Ce ne sera peut-être plus la même âme, la même
douleur, le même amour, la même passion ! Il y a peut-être dans ces
deux têtes réunies un sens qui nous manque, une manière de sentir que
nous allons apprendre. Déjà notre écrivain se fait, en pensée, le
Christophe Colomb d’un nouveau monde moral ! Que la voile s’enfle, qu’il
parte seul pour cette lointaine Amérique, qu’il nous porte à des
passions inconnues, son héros lui est donné, Ritta-Christina ; le roman
psychologique compte un chef-d’oeuvre de plus.
Il ne s’agit que de bien poser la scène.
Le roman commence. Faites que Ritta et Christina ne soient pas deux
enfants de pauvres laboureurs, la misère gâte tout ce qu’elle touche.
Voilà nos deux enfants, Ritta et Christina, qui naissent ensemble,
grandissent ensemble, s’épanouissent ensemble au souffle de leur
dix-septième printemps ; deux jolies têtes : l’une est brune, l’autre
est blonde, c’est le jour et la nuit ; Christina est plus forte que
Ritta ; c’est elle qui protège sa soeur, elle qui veille sur Ritta, qui
la regarde dormir, et qui se dit : «Comme elle est frêle !» Arrive
l’amour, et, comme dans le Songe d’une nuit d’été, le joyeux
Puck fait des siennes, il mêle tout, il confond tout ; Christina et
Ritta doivent jouer dans le roman le même rôle qu’Hermia et Titania,
dans la pièce fantastique de Shakespeare.
Laissez faire le romancier, il saura bien
à qui donner le beau rôle, il saura tellement dédoubler cette âme de
femme qu’il trouvera encore de quoi mettre de l’intérêt des deux parts.
Vous verrez même que, sans le vouloir, il rencontrera quelque Werther à
passion concentrée et timide, qui n’osera pas parler d’amour à Christina
parce que Ritta est là, invinciblement là, qui l’écoute. Il aime la
sérieuse Christina, il lui parle sérieusement d’amour, et à ses propos
Ritta éclate de rire ; la folâtre Ritta se mêle sans pitié à cette
passion, en jeune fille qui comprend son droit, car il n’y a qu’un seul
coeur pour deux femmes : deux femmes et un seul amant, deux femmes et
une seule vie ! Ici serait la catastrophe du roman, le quatrième livre
de ce poème ; Ritta, la folâtre Ritta, languit et se meurt, son jeune
front se décolore penché sur le sein de sa soeur, tout se perd, même le
sourire. Cependant Christina se rassure, Christina ne sent rien encore,
sa santé est toujours forte, elle interroge son pouls à elle, et elle
juge que sa soeur n’a pas de fièvre ; elle met la main sur sa moitié de
coeur, et aux battements de ce coeur elle juge que sa soeur ne peut pas
mourir ; Christina veille pour Ritta, elle se nourrit pour Ritta ; elle
soutient de ses bras cette soeur défaillante, elle se sert de la vie
pour elle ; c’est une lutte énergique entre la force et la faiblesse, la
maladie et la santé, la défaillance et le courage ; une lutte inouïe
comme dans un combat épique, quand un guerrier est frappé à mort.
Ritta expire, là finit le drame ;
Christina expire aussi : l’une et l’autre sont mortes en même temps ;
ces deux moitiés d’âme se sont réunies ; grâce au roman, nous sommes
arrivés à une terreur nouvelle, à une émotion inconnue… A la fin, nous
avons compris à quoi les monstres étaient bons à l’artiste. On a fait
des chefs-d’oeuvre plus difficiles : la comédie politique des Nuées d’Aristophane et le René
de M. de Chateaubriand. René est une âme autrement compliquée,
autrement difficile à saisir que ces deux âmes ou ces deux moitiés d’âme
qui ont un nom sur la terre, Ritta et Christina, et que leur père nous a
apportées comme une curiosité sans but. Le romancier se tire de tout
quand il opère sur une âme avec une âme ; ainsi fait, le roman est
supérieur de beaucoup à la dissertation la plus lumineuse, à la
dissertation la mieux faite. Vous verrez cependant que notre époque
laissera échapper ce beau sujet de Ritta et Christina ; ce sera comme si
Shakespeare avait refusé de peindre Ariel et Caliban.
Je ne serais pas même étonné qu’on ne
s’écriât à l’impossible, ceux mêmes qui savent tout ce qui se passe dans
les romans modernes. Ici, de l’esprit vieux comme l’empire ; là, des
observations de moeurs de caserne et d’antichambre ; plus bas, des
aventures que l’abbé Prévost n’eût pas avouées dans un mauvais rêve,
partout des coups de tonnerre, des effets et des catastrophes hideuses,
de sorte que, pour nous tirer de cette inquiétante léthargie, jamais ne
fut mieux trouvé que Ritta et Christina. Nous nous sommes
intéréssés à des êtres plus impossibles au roman. Un nègre, par exemple,
un de ces hommes traqués par des chiens espagnols et vendus à l’encan :
une pauvre négresse aux cheveux crêpés, aux grosses lèvres, à l’oeil
rond, en un mot quelque chose de très inférieur à nos deux jolies filles
blanches et roses, à nos deux charmantes jumelles. Regardez cependant :
une duchesse parisienne, une grande dame de cour, avec un style de
femme, s’est chargé d’Ourika ; elle a pris en pitié cette
pauvre créature ignorée, méconnue, ce phénomène de l’état social, et
Ourika fait verser autant de larmes que Virginie, Atala, pardon si
j’ajoute encore autant de larmes que Manon Lescaut ! Ourika meurt comme
Ritta et Christina, incomplète et malheureuse comme elles ; nature ou
monstre, histoire ou roman, le résultat est le même ; grâce à mon livre,
il vous sera démontré que la monstruosité n’existe pas pour le monde
moral, que ce ne peut être une science à part, Virginie, Atala, Manon,
Clarisse, Adolphe, Werther !
Ne dirait-on pas, en effet, autant de
monstres comme Ritta-Christina, autant de moitiés d’une belle âme qui
s’envole, parce qu’il leur tarde de se réunir à cette moitié inconnue
qui leur manque et à laquelle est attachée tout leur bonheur ! Et non
seulement Ourika, non seulement René, non seulement le Dernier Abencérage,
vagabond pèlerin dans le palais de ses pères, non seulement tout
l’extraordinaire du monde moral, mais encore tous les désordres du monde
physique, se sont montrés à nous sous la forme du roman. Le Lépreux nous est venu avec sa face rongée de lèpre, et nous avons pleuré ; le Vampire, et nous avons eu peur ; l’Hydrophobe
s’est produit sur la scène, et sans la censure nous avions un drame de
plus. Dernièrement encore n’avons-nous pas lu un livre aussi plein de
merveilleux qu’un Traité du petit Albert, livre singulier dans lequel,
après avoir parcouru dans tous les sens le discrimen obscurum de la statue d’Hermaphrodite, l’auteur conclut par cette phrase étrange : Mes frères, transportez le corps de ce pêcheur au couvent des soeurs de la Miséricorde ! Tout est fait. C’est justement parce que tout est fait que Ritta et Christina
est un beau sujet à proposer aux gens de l’art, aux philosophes de
l’être et du non-être ; il y a tout un abîme à combler entre Ritta et
Christina, tout un monde poétique à découvrir, il ne s’agit que d’y
songer.
Aujourd’hui surtout que les prodiges se
multiplient d’une manière inouïe, que les monstres ne se comptent plus,
et qu’on pourrait en peupler une terre vaste comme l’Atlantide ; naguère
nous avons vu sur le théâtre, où Jocko fut un acteur dramatique à
l’égal de Talma, un éléphant rival de Mlle Taglioni danser la danse du
schall, et se faire applaudir beaucoup plus longtemps que l’Othello
français ; à peine l’éléphant est-il parti qu’un nain se rencontre pour
le remplacer ; une créature raisonnable de trois pieds, qui est à
elle-même son propre cornac, réalisation inespérée des nains de Walter
Scott. Ritta et Christina ne sont plus, et déjà deux jeunes Siamois
arrivent pour nous consoler ; gémeaux plus unis que les frères d’Hélène,
robustes garçons de dix-huit ans de la plus élégante monstruosité. De
sorte que notre roman se complique d’une façon inespérée ; de sorte que
nous avons un pendant tout trouvé à notre double héroïne. Jetez sur le
même théâtre ou dans le même livre ces deux frères, ces deux soeurs ;
serrez votre fable, méditez-la ; dites-vous bien que vos héros ont
existé et qu’ils existent ; mélangez avec art ces passions réunies
invinciblement et si opposées entre elles, votre fable fera merveille,
vous verrez.
C’est ainsi seulement qu’il y a quelque
chose de possible encore une fois, ainsi seulement le nouveau devient
probable ; toutes les combinaisons étant épuisées, la monstruosité nous
reste. L’Apollon du Belvédère descend de son piédestal ; désormais M.
Geoffroy Saint-Hilaire devient le grand prêtre du nouveau monde
poétique, probablement le dernier dieu de cet Olympe soumis à tant de
révolutions.
Jules Janin, « La Femme à deux têtes » in Petits Souvenirs, La Librairie des Bibiophiles, 1883
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