lunes, 10 de noviembre de 2014

Ressuscitez Rocambole






"C'est surtout la création de Rocambole qui valut à Ponson du Terrail son énorme popularité de romancier. Rocambole était devenu littéralement la coqueluche de toute une classe de lecteurs: les cochers en raffolaient, les portières en rêvaient. On en voulait partout, on en voulait toujours. Quand le roman semblait tirer à sa fin, il arrivait de tous les points de la France des lettres suppliantes. Cependant, au bout du vingt-deuxième volume, il fallut bien finir. Mais alors il s'éleva une telle clameur de désespoir que le directeur, effaré, courut chez Ponson:
— Je suis perdu! On menace de se désabonner en masse parce que votre roman est fini.
— Je vous en ferai un autre.
— Ce n'est pas un autre que l'on veut, c'est le même.
— Impossible, puisque Rocambole est mort.
— bien, ressuscitez-le.
—_ Tiens, c'est vrai.
Le lendemain, le directeur annonçait la Résurrection de Rocambole. Aussitôt la France respira. Un immense Merci, mon Dieu! s'échappa de deux cent mille bouches. Comment Rocambole avait-il ressuscité ‘ ? Peu importait aux lecteurs de Ponson du Terrail, et il ne prit pas la peine inutile de le leur expliquer. En pareil cas, Ponson avait un mot magique qui répondait à tout : « Mystère ! » Pour qu'il produisit complètement son effet, il suffisait de le mettre ‘a la, ligne. Exemple:
« On s'étonnera peut-être que notre héros, transpercé au cœur de plusieurs coups de lance, et, pour comble, pendu, dans un de nos feuilletons précédents, au gibet de Montfaucon, où il est resté accroché pendant trois jours, se retrouve si bien vivant et si bien portant dans celui-ci :— Mystère !»
Ce mot terrifiait les lecteurs de Ponson, en les plongeant dans une mer d'hypothèses fantastiques. Parfois, il avait la faiblesse d'ajouter : « Ce mystère sera éclairci plus tard. » Mais il faut lui rendre cette justice qu'il ne l'éclaircissait jamais.
Indépendamment de ces résurrections voulues, il en avait d'involontaires. Pour éviter autant que possible ces fâcheux lapsus de mémoire, on conte qu'il avait pris le parti de se faire confectionner un bataillon de petites poupées chargées de représenter ses personnages, dont elles portaient les noms et les costumes'. A mesure que l'un d'eux était occis, ou mourait de sa mort naturelle, il en supprimait Petfigîe et l'enterrait dans son tiroir. Mais une fois sa bonne, par bêtise ou malice, en rangeant les papiers de monsieur, brouilla si bien les poupées vivantes avec lespoupées mortes qu'il en résulta la plus terrible confusion dans l'ouvrage en cours de publication. — Comment se fait-il que Z., qui était en pleine vie aux dernières nouvelles, soit maintenant mort sans qu'on nous en ait rien dit, et que T., qui était mort, soit maintenant un gaillard plein de santé‘ ? se demandaient les lecteurs perplexes. — Et ils se répondaient : Mystère!
Ponson du Terrail mourut. Ce deuil se perdit dans celui de la France. Mais dès que l'on commença à respirer et que le roman-feuilleton reparut, il se fit cruellement sentir. Les journaux à un son ne pouvaient se consoler. Vainement leur prodiguait-on la monnaie du père de Rocambole, l'abonIIé sccouait la tête, murmurant‘ avec une mélancolie amère‘:
« Ah! ce n'est pas notre Ponson. Qui nous rendra Ponson?» 

Quelques années se passèrent ainsi, et le gémissement de l'abonné ne s'apaisait pas.Alors un directeur eutune idée de génie, et on le vit se frapper le front, comme Archimède, en criant Eurêka: « Puisque Ponson du Terrail, s'était-il dit, ne peut plus ressusciter Rocambole, je vais, moi, ressusciter Ponson. » Et mandant le prote de son journal, il lui ordonna d'annoncer, en tête du numéro du soir, je ne sais plus quel dixième Rocambole, roman POSTHUME de Ponson du Terrail. L'annonce fut répétée dans d'immenses affiches qui couvrirent tous les murs de Paris. Et aussitôt les badauds d'accourir en foule, sans en demander davantage.
L'exemple fut imité par d'autres directeurs de journaux. On retrouva des romans posthumes dans tous les tiroirs de feu Ponson, dans toutes les poches de ses paletots et jusque dans ses bottes. On en retrouva tant que les plus naïfs finirent par soupçonner qu'on les faisait écrire par des somnambules lucides, sous la dictée de l'esprit du défunt.
Le lecteur goulu, qui happait avidement ses inventions les plus énormes, était tellement habitué à lui voir arracher ses héros à la tombe, à les retrouver bien vivants après_ avoir été pourfendus, noyés, mangés par les corbeaux ou hachés menu comme chair à pâté, qu'il ne s'étonna pas lorsqu'on lui ‘annonça de nouveaux romans du défunt.
Cela était dans la tradition et lui sembla tout naturel.
Ainsi il y a eu de pseudo-Rocambole, comme il y avait eu de faux Smerdis, de faux Démétrius, de fausses Jeanne d'Arc, de faux Louis XVII, et l'ombre de Ponson aencore sufli pour gagner des batailles. Alexandre Dumas lui-même n'avait pas trouvé une pareille consécration de sa popularité.
Pas même cela, bonnes gens! Il existait, dans les sous‘sols de la littérature, de pauvres diables d'écrivains que personne ne voulait lire s'ils publiaient un roman en leur nom, et que dévoraient cent mille lecteurs sous le nom de Ponson du Terrail. Cela devint un métier : « Je fais du Ponson !» disait négligemment un bohême qu'on avait connu six mois auparavant en paletot gras et en chapeau roux, et qu'on retrouvait mis presque proprement, sortant d'un restaurant à trente-cinq sous, avec un cure-dents à la bouche.
S'il faut en croire les indiscrétions, ces entrepreneurs de littérature posthume à la Ponson s'étaient associés en commandite et se chargeaient de livrer la marchandise sans retard, sur mesure. Comme dans les manufactures, le travail était soumis au système de la division. Chacun avait sa partie. L'un était préposé à l'histoire, dest-à-dire aux anachronismes;l'autre au sentiment, un troisième aux coups de poignard. Mais hélas l pas un de ces sous-Ponson ne sut atteindre au magnifique entrain avec lequel l'inimitable Ponson en chef prodiguait les coups de poignard et les coups de dague, les ricanements et les rugissements, les imprécations et les malédictions.
Il se produisait quelquefois des erreurs : ainsi l'un des sous-Ponson fit poignarder, rue Copeau, par un homme masqué, le grand seigneur (un bandit déguisé, bien entendu) que son collaborateur avait embarqué trois jours auparavant pour l'Australie. Mais cela n'en ressemblait que mieux à du Ponson. Une erreur plus grave est celle qui fut commise par un garçon plein de zèle et brûlant de se faire remarquer. Il avait eu l'imprudence de mettre de l'esprit et même un peu de français dans le dernier roman de feu Ponson. Aussi personne ne s'y trompa—t-il.
— Ça, du Ponson du Terrail! dit un directeur qui prenait au sérieux le stratagème qu'il avait inventé. Allons donc! Je le connais, le Ponson; j'en ai fait. Ce n'est pas lui qui se serait permis d'être spirituel sans raison !
— De l'esprit! s'écriait un autre, furieux. Vous prenez donc mes abonnés pour des imbéciles ‘?
Bref, le jeune romancier coupable d'un zèle si inopportun fut mis à la porte sans aucun égard.
Puis, sur ces entrefaites, l'Assommoir parut. Les eaux fétides du naturalisme se mirent à déborder de toutes parts et à envahir la littérature. Ponson du Terrail fut démodé. Il garda encore de nombreux fidèles dans les cabinets de lecture, mais ceux qui sont dans le mouvement raillent le vieux jeu de ce descendant des paladins. Les Compagnons de l'épée et le Filleul du roi furent abandonnés pour le Ventre de Paris. 
J'aimais encore mieux Ponson. »  


Victor Fournel, Figures d´hier et d´aujourd´hui

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