"C'est surtout la création de Rocambole
qui valut à Ponson du Terrail son énorme popularité de romancier. Rocambole
était devenu littéralement la coqueluche de toute une classe de lecteurs: les
cochers en raffolaient, les portières en rêvaient. On en voulait partout, on en
voulait toujours. Quand le roman semblait tirer à sa fin, il arrivait de tous
les points de la France des lettres suppliantes. Cependant, au bout du vingt-deuxième
volume, il fallut bien finir. Mais alors il s'éleva une telle clameur de désespoir
que le directeur, effaré, courut chez Ponson:
— Je suis
perdu! On menace de se désabonner en masse parce que votre roman est fini.
— Je vous en
ferai un autre.
— Ce n'est
pas un autre que l'on veut, c'est le même.
—
Impossible, puisque Rocambole est mort.
— bien, ressuscitez-le.
—_ Tiens,
c'est vrai.
Le
lendemain, le directeur annonçait la Résurrection de Rocambole. Aussitôt la
France respira. Un immense Merci, mon Dieu! s'échappa de deux cent mille
bouches. Comment Rocambole avait-il ressuscité ‘ ? Peu importait aux lecteurs de
Ponson du Terrail, et il ne prit pas la peine inutile de le leur expliquer. En
pareil cas, Ponson avait un mot magique qui répondait à tout : « Mystère ! » Pour
qu'il produisit complètement son effet, il suffisait de le mettre ‘a la, ligne.
Exemple:
« On
s'étonnera peut-être que notre héros, transpercé au cœur de plusieurs coups de
lance, et, pour comble, pendu, dans un de nos feuilletons précédents, au gibet de
Montfaucon, où il est resté accroché pendant trois jours, se retrouve si bien
vivant et si bien portant dans celui-ci :— Mystère !»
Ce mot
terrifiait les lecteurs de Ponson, en les plongeant dans une mer d'hypothèses
fantastiques. Parfois, il avait la faiblesse d'ajouter : « Ce mystère sera
éclairci plus tard. » Mais il faut lui rendre cette justice qu'il ne
l'éclaircissait jamais.
Indépendamment de ces résurrections
voulues, il en avait d'involontaires. Pour éviter autant que possible ces
fâcheux lapsus de mémoire, on conte qu'il avait pris le parti de se faire
confectionner un bataillon de petites poupées chargées de représenter ses
personnages, dont elles portaient les noms et les costumes'. A mesure que l'un d'eux
était occis, ou mourait de sa mort naturelle, il en supprimait Petfigîe et l'enterrait
dans son tiroir. Mais une fois sa bonne, par bêtise ou malice, en rangeant les
papiers de monsieur, brouilla si bien les poupées vivantes avec lespoupées
mortes qu'il en résulta la plus terrible confusion dans l'ouvrage en cours de publication.
— Comment se fait-il que Z., qui était en pleine vie aux dernières nouvelles, soit
maintenant mort sans qu'on nous en ait rien dit, et que T., qui était mort,
soit maintenant un gaillard plein de santé‘ ? se demandaient les lecteurs
perplexes. — Et ils se répondaient : Mystère!
Ponson du Terrail mourut. Ce
deuil se perdit dans celui de la France. Mais dès que l'on commença à respirer et
que le roman-feuilleton reparut, il se fit cruellement sentir. Les journaux à un
son ne pouvaient se consoler. Vainement leur prodiguait-on la monnaie du père de
Rocambole, l'abonIIé sccouait la tête, murmurant‘ avec une mélancolie amère‘:
« Ah! ce n'est pas notre
Ponson. Qui nous rendra Ponson?»
Quelques années se passèrent
ainsi, et le gémissement de l'abonné ne s'apaisait pas.Alors un directeur
eutune idée de génie, et on le vit se frapper le front, comme Archimède, en
criant Eurêka: « Puisque Ponson du Terrail, s'était-il dit, ne peut plus
ressusciter Rocambole, je vais, moi, ressusciter Ponson. » Et mandant le prote de
son journal, il lui ordonna d'annoncer, en tête du numéro du soir, je ne sais
plus quel dixième Rocambole, roman POSTHUME de Ponson du Terrail. L'annonce fut
répétée dans d'immenses affiches qui couvrirent tous les murs de Paris. Et aussitôt
les badauds d'accourir en foule, sans en demander davantage.
L'exemple fut imité par
d'autres directeurs de journaux. On retrouva des romans posthumes dans tous les
tiroirs de feu Ponson, dans toutes les poches de ses paletots et jusque dans ses
bottes. On en retrouva tant que les plus naïfs finirent par soupçonner qu'on les
faisait écrire par des somnambules lucides, sous la dictée de l'esprit du défunt.
Le lecteur
goulu, qui happait avidement ses inventions les plus énormes, était tellement
habitué à lui voir arracher ses héros à la tombe, à les retrouver bien vivants
après_ avoir été pourfendus, noyés, mangés par les corbeaux ou hachés menu
comme chair à pâté, qu'il ne s'étonna pas lorsqu'on lui ‘annonça de nouveaux
romans du défunt.
Cela était dans la tradition et
lui sembla tout naturel.
Ainsi il y a eu de pseudo-Rocambole,
comme il y avait eu de faux Smerdis, de faux Démétrius, de fausses Jeanne
d'Arc, de faux Louis XVII, et l'ombre de Ponson aencore sufli pour gagner des
batailles. Alexandre Dumas lui-même n'avait pas trouvé une pareille
consécration de sa popularité.
Pas même
cela, bonnes gens! Il existait, dans les sous‘sols de la littérature, de pauvres
diables d'écrivains que personne ne voulait lire s'ils publiaient un roman en
leur nom, et que dévoraient cent mille lecteurs sous le nom de Ponson du
Terrail. Cela devint un métier : « Je fais du Ponson !» disait négligemment un bohême
qu'on avait connu six mois auparavant en paletot gras et en chapeau roux, et
qu'on retrouvait mis presque proprement, sortant d'un restaurant à trente-cinq
sous, avec un cure-dents à la bouche.
S'il faut en croire les
indiscrétions, ces entrepreneurs de littérature posthume à la Ponson s'étaient associés
en commandite et se chargeaient de livrer la marchandise sans retard, sur
mesure. Comme dans les manufactures, le travail était soumis au système de la
division. Chacun avait sa partie. L'un était préposé à l'histoire, dest-à-dire
aux anachronismes;l'autre au sentiment, un troisième aux coups de poignard.
Mais hélas l pas un de ces sous-Ponson ne sut atteindre au magnifique entrain
avec lequel l'inimitable Ponson en chef prodiguait les coups de poignard et les
coups de dague, les ricanements et les rugissements, les imprécations et les
malédictions.
Il se
produisait quelquefois des erreurs : ainsi l'un des sous-Ponson fit poignarder,
rue Copeau, par un homme masqué, le grand seigneur (un bandit déguisé, bien
entendu) que son collaborateur avait embarqué trois jours auparavant pour l'Australie.
Mais cela n'en ressemblait que mieux à du Ponson. Une erreur plus grave est
celle qui fut commise par un garçon plein de zèle et brûlant de se faire
remarquer. Il avait eu l'imprudence de mettre de l'esprit et même un peu de français
dans le dernier roman de feu Ponson. Aussi personne ne s'y trompa—t-il.
— Ça, du
Ponson du Terrail! dit un directeur qui prenait au sérieux le stratagème qu'il
avait inventé. Allons donc! Je le connais, le Ponson; j'en ai fait. Ce n'est
pas lui qui se serait permis d'être spirituel sans raison !
— De l'esprit!
s'écriait un autre, furieux. Vous prenez donc mes abonnés pour des imbéciles ‘?
Bref, le jeune romancier
coupable d'un zèle si inopportun fut mis à la porte sans aucun égard.
Puis, sur ces entrefaites, l'Assommoir parut.
Les eaux fétides du naturalisme se mirent à déborder de toutes parts et à
envahir la littérature. Ponson du Terrail fut démodé. Il garda encore de nombreux
fidèles dans les cabinets de lecture, mais ceux qui sont dans le mouvement
raillent le vieux jeu de ce descendant des paladins. Les Compagnons de l'épée et
le Filleul du roi furent abandonnés pour le Ventre de Paris.
J'aimais encore
mieux Ponson. »
Victor Fournel, Figures d´hier et d´aujourd´hui
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