"Son côté le plus grand, qui faisait face à la
  porte, était creusé de niches larges d'un mètre et hautes du double. Dans
  chaque niche, un être humain était maintenu, suspendu, retenu... Un être
  humain ? Ou bien un monstre, le produit de quelque cauchemar ?
  
M. Bour-Lollay, livide, se sentit flageoler.
Dans la première niche, sur sa gauche, un homme
  emmailloté de linges sanglants était debout. De sa face, l'on ne voyait que
  la bouche et les yeux, qui étaient fermés. L'homme dormait d'un sommeil
  hypnotique, qui le faisait ressembler à un mort, ou à un masque de cire.
  Au-dessus de lui, groupés sur une tablette de verre vert, toutes sortes de
  bobines, de transformateurs, d'instruments bizarres, se distinguaient. Ils étaient
  reliés par des fils de cuivre soigneusement isolés, avec les différentes
  parties du corps du dormeur.
 
  
  
La deuxième était "habitée" par un
  autre martyr.
Celui-là, l'on ne voyait rien de lui, sinon une
  vague forme humaine, comme le corps d'un mort à travers son suaire. Lui aussi
  était environné, enveloppé comme dans un filet, par un réseau de fils électriques
  qui s'enfonçaient dans les bandages qui le recouvraient.
Plus loin, la troisième niche contenait quelqu'un
  dont on ne voyait rien, sinon un énorme casque de cuivre cylindrique, auquel
  étaient fixés des petits cadrans et des minuscules ampoules électriques.
M. Bour-Lollay vit que la quatrième et cinquième
  niche renfermaient, elles aussi, des paquets de pansements lardés de fils électriques,
  et qui affectaient vaguement la forme d'un corps humain.
Au-dessus de chaque niche, entre sa partie supérieure
  et la tablette de verre supportant les différents appareils, une fiche était
  accrochée à un clou.
M. Bour-Lollay y lut des signes bizarres, se
  rapportant à des mesures radio-électriques, du moins, il le supposa.
Scournec était sans doute parmi les occupants des
  niches ? Et Christian Nordard aussi ?  Mais
  où ? Dans lesquelles ?
Qu'importait, d'ailleurs ? Où qu'ils fussent,
  personne, en ce monde, ne pouvait rien pour eux.
Titubant, comme ivre d'épouvante, d'horreur, M.
  Bour-Lollay longea lentement la muraille.
Un choc à la tête le fit sursauter violemment. Il
  avait heurté un crochet de fer placé à l'extrémité d'une chaîne pendant
  d'un petit chariot suspendu au plafond, parallèlement à la rangée de
  niches.
M. Bour-Lollay comprit : ce chariot devait servir,
  sans doute, à hisser les infortunés, lorsqu'on les plaçait dans les sépulcres
  où ils allaient souffrir les tortures imaginées par Ambrose Vollmer.
Machinalement, M. Bour-Lollay tâta son pistolet
  automatique. Il contenait encore trois balles. Largement de quoi tuer !
M. Bour-Lollay revint sur ses pas et s'arrêta. Il
  était tellement imbibé d'horreur qu'il en avait presque oublié pourquoi il
  était là.
Il eut un violent frisson, et, brusquement,
  s'approcha du premier individu de la rangée, celui dont on voyait les yeux et
  la bouche.
Il dormait. M. Bour-Lollay étendit la main vers
  lui, eut une courte hésitation, et, doucement, le secoua.
L'homme ne se réveilla pas. M. Bour-Lollay
  renouvela sa tentative, avec plus de force. 
  Il vit les yeux de l'inconnu s'ouvrir et darder un regard épouvanté,
  cependant que, de sa bouche, sortait un gémissement de souffrance.
– Grâce ! hoqueta-t-il d'une voix rauque. Gr...âââce
  ! ... Tuez-moi ! ... Ne me faites plus souffrir ! ...Pitié ! ...
– Je suis un ami ! ... rassurez-vous ! articula
  avec lenteur M. Bour-Lollay, dont l'émotion était tellement intense qu'il
  pouvait à peine former ses mots.
Mais l'homme ne comprit pas et ne s'arrêta pas de gémir
  ;
M. Bour-Lollay dut renouveler encore deux fois son
  explication. Finalement, l'infortuné cessa d'implorer, mais continua de
  lancer à la ronde des regards de terreur.
– Je suis un ami ! reprit M. Bour-Lollay. Une
  victime, comme vous, du docteur Vollmer ! ...
L'homme ne répondit pas, mais M. Bour-Lollay
  entendit ses dents qui s'entre-choquaient.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il doucement.
L'homme demeura muet, mais M. Bour-Lollay, en
  suivant la direction de son regard, vit qu'il fixait le pistolet qu'il tenait
  à la main.
– Si... vous avez... encore un peu de pitié dans
  le cœur, parla enfin l'inconnu, achevez-moi ! ... Par ce que vous avez de
  plus sacré ! ... Achevez-moi ! ... une balle dans la tête ! ... Oh ! ...oh !
  oh ! oh ! oh ! ... Ah ! ...
– Mais je peux vous sauver ! s'écria M.
  Bour-Lollay. Essayer de vous enlever d'ici, de...
– Je n'ai plus de pieds, ni de mains, sir ! ...
  J'ai la plupart des nerfs à vif, avec des fils de haute et basse fréquence
  fixés à leur extrémité... et le sort des autres est pire !
"Le troisième... le Français ! Il est au
  dernier degré de l'expérience ! ...
"Il ne voit plus, il n'entend plus, il ne sent
  plus, il ne parle plus ! ... Plus d'yeux, ni de langue, ni de tympan ! A la
  place des bobines d'induction... des modulateurs... Le docteur veut le
  transformer en récepteur de T.S.F. vivant ! ... Le plus sensible qu'il soit !
"Son système nerveux est "accordé".
  Chaque fois que l'on touche aux condensateurs qui sont sur son casque, il
  souffre affreusement... Il faut qu'il souffre ! Le docteur dit qu'il a pu
  augmenter sa sensibilité à la souffrance ! ... Le docteur dit qu'il est
  presque au point ! ...
"Il est nourri artificiellement... et il vit...
  et il réagit ! ... Il vit juste pour souffrir ! ...
"Et nous, nous nous acheminons vers ce sort...
  par étapes...
"Le docteur procède avec méthode...
"Moi, je vois et j'entends encore... je peux
  parler et me nourrir... mais mes voisins sont déjà aveugles et muets... et,
  lorsque les expériences qu'ils subissent seront finies, mon tour viendra !
"Maintenant que vous savez, n'allez-vous pas
  faire cesser mes souffrances ? Si vous n'êtes pas un bourreau et un monstre
  comme le docteur, vous le ferez ! ...
L'infortuné, qui avait parlé vite, tout d'une
  traite, d'une voix sifflante, se tut, à bout de forces, mais ses yeux restèrent
  fixés sur M. Bour-Lollay, sur son browning.
Un silence suivit, pendant lequel seul s'entendit la
  respiration précipitée du martyr.
M. Bour-Lollay avait la bouche sèche, la gorge serrée.
– Il n'y avait qu'un Français ici ? demanda-t-il.
– Oui...
– Il y a longtemps qu'il est ici ?
– Plusieurs mois, sir ! ... Tuez-moi ! Tuez-moi !
Plusieurs mois ! ... Alors, c'était Nordard qui
  vivait, sous le casque de cuivre.
– Et vous, il y a longtemps que... vous êtes ici
  ? insista le baron Mektoub.
L'homme, qui espérait par sa docilité obtenir la
  fin de ses souffrances, répondit sans hésiter :
– Quatre mois... ou à peu près, sir ! ... J'étais
  commissaire à bord d'un paquebot britannique, le Magdalena,
  où j'ai seul survécu après les gaz asphyxiants et aveuglants... et l'on m'a
  transporté ici.
– Alors, on ne peut plus communiquer avec le Français
  ? questionna brusquement M. Bour-Lollay. Il ne voit plus, il n'entend plus...
  Comment est-ce que le docteur communique avec lui alors ?
– Par un système de télégraphe... comme le
  morse ! ... il frappe sur le casque ! ... Les vibrations se transmettent au
  diaphragme du... du patient... qui répond en soufflant dans un sifflet extrêmement
  sensible... Je sais cela pour l'avoir entendu expliquer par le docteur à un
  autre homme...
– Et si... le Français ne voulait pas répondre ?
– Il subirait sa punition... des décharges électriques
  très douloureuses. Car il peut encore raisonner ! Son cerveau est intact. Le
  docteur Vollmer le soigne particulièrement ! ...
"Sir ! Au nom de votre mère, si vous avez un
  peu de pitié, tuez-moi ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Tuez-moi ! ... ;
" Vous devriez nous achever tous ! Les
  autres... ils ne peuvent pas parler, ils ne peuvent rien faire pour
  communiquer avec vous, mais, s'ils pouvaient... O Dieu !
La voix de l'infortuné chavira. Ses yeux se fermèrent.
  Entre les paupières, M. Bour-Lollay vit couler de petites larmes qui roulèrent
  sur la peau et disparurent dans les pansements qui recouvraient presque entièrement
  le visage du misérable.
La main du baron se crispa sur son pistolet. Mais il
  n'acheva pas le geste commencé. Il hésitait. Il ne savait plus que faire !
  Achever ainsi un homme, si grandes que fussent ses souffrances, lui
  apparaissait comme un assassinat.
– Un instant ! dit-il.
L'ancien commissaire ne lui répondit pas. Il
  rouvrit les yeux et le regarda avec une expression d'atroce détresse.
M. Bour-Lollay marcha en titubant vers l'homme au
  casque...
Il frappa contre la carapace de cuivre. Appelant à
  lui ses souvenirs, car il avait été télégraphiste lors de son service
  militaire, il composa cette phrase en télégraphe morse, des coups légers
  formant les points et des coups plus appuyés les traits :
– Je suis Bour-Lollay, de Paris ! ... Etes-vous
  Christian Nordard ?
Sa phrase terminée, M. Bour-Lollay attendit.
Tout d'abord, il n'entendit rien et se demanda si
  son signal avait été compris, avec l'espoir que ce n'était pas Nordard qui
  était dans la niche.
Mais une série de sifflements irréguliers qu'il
  traduisit instinctivement au fur et à mesure qu'ils étaient émis, arriva à
  son oreille :
– Oui... je suis Christian Nordard ! Vous êtes
  prisonnier ?
– Non ! ... Je suis seul ici... m'étant évadé...
– Alors, tuez-moi ! ... Tournez le premier et le
  quatrième commutateurs qui sont au-dessus de moi ! Tournez-les vers la
  gauche, et je serai foudroyé ! ... Je vous demande cette dernière preuve
  d'amitié, Bour-Lollay ! ... et ne dites pas à mon frère comment je suis
  mort.
  
M. Bour-Lollay tressaillit. Ainsi, Christian Nordard
  ne savait pas que son frère était mort! Mais qu'importait ! C'était bien
  loin, tout cela.
Comme il ne répondait pas, le sifflement reprit :
–... après, vous soulèverez la trappe qu'il y a
  au bout de la galerie ici... Elle donne dans les réserves d'explosifs  ; vous ferez tout sauter...
"Ma cervelle bout ! ... Faites vite ! ... Adieu
  !"
Machinalement, M. Bour-Lollay regarda le sol cimenté
  et aperçut, à quelques mètres de lui, la plaque de fer d'une trappe...
Christian Nordard avait raison ! ... Il fallait tout
  détruire !
Les appartements d'Ambrose Vollmer n'étaient pas
  loin, sans doute ; le médecin assassin serait anéanti en même temps que ses
  victimes ! ... Ce serait bien ainsi.
De nouveau le sifflement s'entendit :
– Achevez-moi ! ... Achevez-moi ! ... On peut
  venir ! ... Adieu !
– Adieu ! composa M. Bour-Lollay, sur le casque de
  cuivre."
 José Moselli, L´empereur du Pacifique

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