domingo, 28 de octubre de 2018

Les punitions des chinois





4. Un criminel recevant la bastonnade

Il est couché la face contre terre, et tenu dans cette position par un, ou, s'il est nécessaire, par plusieurs des officiers de justice, à genoux sur son dos, tandis qu'un autre lui applique le pan-tsee, ou la bastonnade, sur le derrière.

Le pan-tsee est un morceau épais de bambou fendu, dont la partie inférieure est d'environ quatre pouces de large, et la partie supérieure mince et unie, pour rendre l'instrument plus maniable. Les mandarins de justice ont ordinairement à leur suite quelques personnes, qui les accompagnent avec les pan-tsees, toutes les fois qu'ils voyagent, ou qu'ils vont en public, et qui sont prêts, au signal de leur maître, d'exercer leur office de la manière rapportée. Après cette cérémonie, il est d'usage que le délinquant remercie le mandarin du bon soin qu'il a pris de son éducation.



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5. Manière de tordre les oreilles d'un homme

Le coupable est tenu par deux hommes au service d'un tribunal, qui ont une manière particulière de le faire souffrir, en lui tordant les cartilages des oreilles.



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6. Punition de la secousse, ou brandilloire

Cet homme est suspendu, par les épaules et les chevilles des pieds, dans une position très douloureuse. Par intervalles, deux officiers, qui l'assistent, apportent quelque peu de soulagement à ses souffrances, en le soutenant avec un bambou passé sous sa poitrine. Un crayon, de l'encre, et du papier, sont prêts, pour tenir note de ce qu'il peut dire. Cette punition, avec la précédente, est principalement infligée aux marchands, qui ont été pris commettant des fraudes, des supercheries, ou tout autre tour insoutenable de commerce.






10. Manière de mettre les doigts à la torture

Ce tourment s'exécute en mettant des petites pièces de bois entre les doigts, et en les serrant fortement ensemble, avec des cordes. Cette punition est fréquemment infligée aux femmes de mauvaise vie.

Il n'y a pas de peuple existant, qui observe, d'une manière aussi sacrée, les lois de la décence, que les Chinois. Accoutumés à conserver l'apparence constante de la modestie, et à s'observer eux-mêmes, rien n'est plus rare parmi eux, que les exemples pernicieux du vice, qui ne rougit pas. Et si l'on en croit la vielle maxime, que le manque de décence dans les actions, ou dans les paroles, annonce un défaut d'intellect, les Chinois montrent certainement plus de sentiment, que quelques autres nations, qui affectent de les surpasser en éducation, et en raffinement : en général, la manière du peuple, de toute condition en Chine, est de porter un habit aussi modeste que leur personne. Ils ne trouvent aucun plaisir à donner à leur propre langage un sens impur ; ce n'est que parmi la lie du peuple, que l'on entend des phrases grossières, et offensantes, et toujours au risque d'une correction judiciaire, immédiate et sévère.


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11. Manière de brûler les yeux des hommes, avec la chaux

On met une petite quantité de chaux vive sur des pièces de toile de coton, et on les applique sur les organes de la vue.



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Les punitions des Chinois. Texte de George Henry Mason. Gravures de J. Dadley. G. Miller, Londres, 1801. 12. Un malfaiteur enchaîné à une barre de fer.

12. Un malfaiteur enchaîné à une barre de fer

On lui passe au cou un très large collier de fer, qui s'étend jusqu'à ses épaules : ses cuisses sont chargées de chaînes de fer, et de ces chaînes, aussi bien que du collier, quelques chaînes s'étendent jusqu'à la barre, qui est environ d'une demi-verge plus haute que sa tête. Les chaînons, qui glissent sur la barre, obéissent aux mouvements que fait le prisonnier. Le petit morceau de planche, qui est attaché aux chaînes, lui sert de siège. Du haut de la barre pend une petite planche, sur laquelle sont écrits le nom et le crime du malfaiteur.



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13. La punition du collier de bois

On regarde cette punition comme très déshonorante. Le collier est formé de pesantes pièces de bois, unies ensemble, ayant au centre un trou de la grosseur du cou du malfaiteur. Lorsque cette machine est sur lui, il ne peut voir ses pieds, ni porter ses mains à sa bouche. On ne lui permet d'avoir aucune demeure, ni même de prendre de repos, pendant un temps considérable ; un officier subalterne de justice l'accompagne constamment, pour l'en empêcher. Il porte, jour et nuit, ce fardeau, dont la pesanteur est proportionnée au crime, et à la force du patient. Ces colliers de bois ne pèsent ordinairement, que cinquante ou soixante livres ; mais il y en a qui pèsent jusqu'à deux cents, et qui accablent tellement ceux qui les portent, qu'on en a vu quelquefois y succomber de honte, faute d'aliments convenables, ou de repos naturel. Cependant, les criminels trouvent diverses manières d'adoucir ce châtiment ; tel, qu'en marchant à côté de leurs parents et amis, qui supportent le coin du collier, et l'empêchent de presser sur les épaules ; en l'appuyant sur une table, un banc, ou contre un arbre ; ou, suivant la représentation dans la planche ci-jointe, au moyen d'un chaise, faite exprès, avec quatre montants d'une égale hauteur, pour supporter la machine. Quand on charge un coupable de ce poids incommode, c'est toujours en présence du magistrat qui l'a jugé ; et de chaque côté, sur les jointures du bois, on colle de longues bandes de papier, sur lesquelles sont écrits, en caractères bien distincte, le nom de la personne, le crime qu'elle a commis, et la durée de sa punition ; et pour empêcher d'ouvrir l'instrument, on scelle encore le papier. Ceux qui sont convaincus de vol, sont ordinairement condamnés à porter trois mois ce collier. Pour diffamer, filouter, troubler la tranquillité publique, on le porte quelques semaines ; et quelquefois des débiteurs sans fonds sont obligés le porter jusqu'à ce qu'ils aient payé leur créanciers.

Quand le coupable est déchargé du collier, ce doit être en présence du magistrat, qui l'a ordonné ; alors il lui fait ordinairement appliquer quelque coups du pan-tsee, et le congédie, en l'exhortant à se comporter plus régulièrement.

Près de la figure, dans cette planche, sont représentés le bassin et l'espèce de cuiller, avec lesquels on donne les aliments aux personnes dans cette situation.



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15. Un malfaiteur dans une cage

Cette personne est de plus attachée par une chaîne, depuis le cou jusqu'à la cheville du pied, d'où une autre chaîne s'étend autour d'un des coins de la cage de bois, dont l'entrée se trouve deux barreaux mobiles. Ces barreaux sont assujettis par un verrou de fer, qui passe dans plusieurs gâches, et qu'un cadenas empêche de glisser. Une planche sert de siège et de lit à ce prisonnier.



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16. Supplice du tube de bois

On prend une canne de bambou, à peu près de la hauteur du criminel, et d'une grosseur considérable ; à travers ce bambou, parfaitement creux, passe une chaîne de fer, dont un bout entoure le cou du criminel, et l'autre bout est fixé à une pièce, à laquelle elle est attachée par un cadenas. Ses jambes sont chargées de fer.



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17. Supplice de couper le jarret à un malfaiteur

On dit que ce supplice s'exerçait sur les malfaiteurs qui avaient cherché à s'échapper. On voit tout prêt un vase, contenant du chuman, (espèce de mortier) pour être appliqué sur les blessures, comme un stiptique. On dit que ce supplice à été depuis peu aboli, la législature considérant que le désir naturel de la liberté ne méritait pas un châtiment si sévère.



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21. Peine de mort. La corde.

Il y a deux manières ordinaires en Chine de punir de mort ; on étrangle, ou on coupe la tête. La première est la plus commune ; elle est décernée contre ceux qui sont jugés coupables de crimes, qui, quoique dignes de mort, ne sont mis qu'au second rang des atrocités. Par exemple, tout homicide, soit volontaire, soit par accident ; toute espèce de fraude contre le gouvernement ; séduire une femme, ou mariée ou libre ; outrager de paroles son père, ou son mère ; piller ou dégrader un tombeau ; violer avec des armes ; porter des perles. Il ne serait peut-être pas possible de deviner avec probabilité le motif qui a porté les législateurs de la Chine à prononcer la peine de mort pour porter une pierre précieuse ; le fait est établi par différents auteurs, mais on attend encore l'éclaircissement de quelques commentateurs. Les criminels sont quelquefois étranglés avec la corde d'un arc ; mais en général, on fait usage d'une corde, qui attache le patient sur une croix, on le lui passe autour du col, et un exécuteur robuste la serre avec force.

Les personnes de distinction sont ordinairement étranglées ; c'est la mort la plus honorable. Lorsque l'empereur est porté à donner une marque extraordinaire de son attention à un mandarin condamné à mort, il lui envoie un cordon de soie, avec la permission de s'exécuter lui-même.



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22. Manière de couper la tête, ou décapiter

Cette peine passe pour la plus ignominieuse. On ne l'inflige que pour des crimes que le gouvernement chinois regarde comme les plus préjudiciables à la société ; telles que les conspirations, l'assassinat, les offenses contre la personne de l'empereur, attenter à la vie des personnes de la famille impériale, la révolte, l'insurrection, frapper son père ou sa mère, et toute autre espèce de crimes contraires à la nature. Le malfaiteur, condamné à être décapité, est à genoux par terre ; on lui retire la planche qu'il a sur le dos, et l'exécuteur, d'un seul coup d'un large cimeterre, lui coupe la tête, avec beaucoup de dextérité. Ces exécuteurs, et la plupart des officiers inférieurs de justice, en Chine, sont choisis parmi les soldats, selon l'usage des anciens barbares. On ne croit pas leur emploi plus ignominieux que la place du principal officier de la justice exécutive dans un autre pays.

Avoir la tête coupée, c'est pour les Chinois la mort la plus infame, parce que la tête, qui fait la partie principale de l'homme, est séparée du corps ; et l'on ne donne pas la sépulture à ce corps, parce qu'il n'est pas entier, comme on l'avait reçu de la nature. Un mandarin, convaincu d'un crime atroce, est exécuté de la même manière que les personnes de la plus basse condition. Après que la tête est séparée, on la suspend fréquemment à un arbre sur une route publique, et on jette le corps dans un fosse ; la loi le juge indigne du respect des cérémonies ordinaires des funérailles.

Lorsque la sentence est soumise à l'empereur, pour obtenir son approbation, si le crime est du premier degré d'atrocité, l'empereur fait exécuter le malfaiteur sans délai ; si le crime n'a point ce degré d'atrocité, il ordonne que le criminel soit emprisonné jusqu'à l'automne, pour être exécuté le jour qui est fixé dans cette saison pour ces exécutions.

L'empereur de la Chine fait rarement exécuter un de ses sujets, sans avoir consulté les premiers officiers de justice, pour savoir s'il peut l'éviter, sans enfreindre, ou mettre en danger, la constitution de son royaume. Avant de signer l'ordre de l'exécution, il jeûne un certain temps ; il regarde comme les années les plus illustres, et les plus fortunées de son règne, celles où il a eu le moins d'occasions de faire tomber sur ses sujets le glaive rigoureux de la justice.


Henry Mason, Les punitions des chinois, représentées en vingt-deux gravures avec des explications en anglais et en français, 1801

 

jueves, 25 de octubre de 2018

No Fun (Adorno and the Stooges)


"For obvious reasons, "fun" appears more often in Adorno's writings on the culture industry (including the works co-authored with Horkheimer) than in Aesthetic Eheory itself. Often left untranslated from the English -or rather, from the American- the term usually functions in these works as a kind of cipher for the emptiest and most mind-numbing experiences of the culture industry's relentlessly amusing products. "Fun is a medicinal bath," Adorno writes in a typically damning passage on laughter in Dialectic of Enlightenment, "The pleasure industry never fails to prescribe it [...]. In the culture industry, jovial denial takes the place of the pain found in ecstasy and in asceticism. The supreme law is that they shall not satisfy their desires at any price; they must laugh and be content with laughter."3 Here as elsewhere in Adorno's writings, "fun" is not even pleasure but the simulacrum of pleasure, a temporary release which enables the enjoying subject to forget the forces of domination and unfreedom to which he or she is actually in thrall. The provision of an impov erished escapism through fun is indeed one of the defining characteristics of the culture industry and its "pornographic" (DE 140) products: "The culture industry perpetually cheats its consumers of what it perpetually promises. The promissory note which, with its plots and staging, it draws on pleasure is endlessly prolonged; the promise, which is actually all the spectacle consists of, is illusory; all it actually confirms is that the real point will never be reached, that the diner must be satisfied with the menu" (DE 139). Moreover, for Adorno "fun" is in many cases not even the specious satisfaction of simulacra or an anticipation which provides a sparkling fa?ade for political coercion; it is the coercion itself, a sadistic cultural mandate to enjoy. Fun in this case is a kind of commodity as such, the token of a pseudo-solidarity which is normative a priori. "In American conventional speech, having a good time means being present at the enjoyment of others, which in its turn has as its only content being present"4: one might say this is the vulgar version of Kant's sensus communis, in which both subjectivity and objectivity are sus pended in favor of a tacit mass deception which becomes its own truth. "Fun" is here no more and no less than the agreement that one is "having fun," a  tautological performance of pleasurability that only serves to reinforce the status quo.

Adorno's critique of fun as the fake pleasure of normativity is connected with his criticism of psychoanalysis and the construction of the bourgeois subject: specifically, the construction of the bourgeois subject as one who is able to experience pleasure in normal (i.e., non-neurotic or -psychotic) ways. "What a state the dominant consciousness must have reached," he writes in a section of Minima Moralia entitled "Invitation to the dance," "when the reso lute proclamation of compulsive extravagance and champagne jollity [...] is elevated in deadly earnest to a maxim of right living. ". The aim of psychoanalysis is to mold the subject to enjoy what he or she is supposed to enjoy in order to be a normally-functioning subject, which is not so coincidentally the pre cise form of pleasure prescribed by the powers that be. Enjoyment of pleasures deemed taboo, not to speak of the unwillingness or refusal to enjoy at all, thus threatens one's own status as a full human subject. Thus, once again, "fun" is not pleasure but an interest-laden activity in the economic sense; to have fun means that one has proven oneself worthy of being a human being, a sovereign subject, and a citizen invested with rights and autonomy. Of course, for Adorno this autonomy is merely a sham autonomy, since it is granted only on the condition that one has already submitted to the dominant order. Thus "there is a straight line of development between the gospel of happiness and the construction of camps of extermination" (MM 63).

In other sections of Minima Moralia, as well as in the essay "Free Time," Adorno also associates amusement with work in the same fashion as fun is associated with domination: not as its antithesis, but as its pendant. Cul turally sanctioned hobbies and leisure activities are so empty and un-f un (the paradigmatic activity of this phenomenon for Adorno is sunbathing, which "is not at all enjoyable, might very possibly be physically unpleasant, and certainly impoverishes the mind" [CI 191]) precisely because the act of "taking time off" is itself under the sign of administered labor: evenings and week ends. In a certain sense, they are as mandated as the labor itself: "Free time remains the reflex-action to a production rhythm imposed heteronomously on the subject, compulsively maintained even in the weary pauses" (MM 175). The "pseudo-activity" of the hobby or of the consumption of the culture industry's products is "misguided spontaneity" (CI 194), the freedom of cre ative action channeled into standardized, socially acceptable, and sterile forms of activity..."



Erica Weitzman, "No "Fun": Aporias of Pleasure in Adorno's "Aesthetic Theory", The German Quarterly, Vol. 81, No. 2 (Spring, 2008)




miércoles, 24 de octubre de 2018

Mythologie de Loft Story





Considérons les représentations culturelles de Loft Story[1] comme un « mythe » au sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire typiques de l’ « esprit du temps » de leur contexte social. Ces mythes, on l’a vu, ont pour vertu de résoudre symboliquement, dans les représentations culturelles, les tensions, les contraintes et les conflits de leur époque. En ce sens, les mythes de la culture de masse n’ont pas la prétention de refléter la « réalité » du monde social (et moins encore celle des « vrais gens » habitants du loft), mais sont des propositions « réalistes » quant aux compromis provisoirement acceptables, à un moment donné, entre l’ « actuel » de l’expérience sociale de la plupart des individus (celle de ceux qui composent « le grand public » de la télévision et qui inspireraient en permanence les industries culturelles soucieuses d’intéresser leurs publics en prenant en charge les préoccupations qui semblent les concerner) et le « virtuel » d’un imaginaire collectif (celui de l’exploration des possibles et du désirable). Autrement dit, le mythe n’est ni une mystification, ni une fantaisie imaginaire, mais une représentation volontairement « enchantée » de tensions sociales non résolues et éprouvées subjectivement.
En l’occurrence, le mythe que propose le dispositif de Loft Story est celui de la conciliation d’un monde hypercompétitif dans lequel les individus engagent moins leurs compétences que leur personnalité, mais ceci sans exclusion : ni perdants, ni victimes, que des gagnants. Dans la forme, ce mythe d’une compétition sans perdants est rendu possible par un dispositif constitué de deux cercles : un premier cercle d’où l’on peut être exclu, c’est le loft. Mais l’exclusion du loft ne signifie pas l’exclusion du dispositif, bien au contraire, car il existe un second cercle, totalement prévu et assumé financièrement par la production : celui d’une pleine participation des candidats (issus du « peuple ») non plus à la vie du loft, mais à la vie privilégiée ( « de rêve » ), des vedettes people (presse, Festival de Cannes, jet privé, réceptions de toutes sortes, notoriété...) qu’ils sont devenus par la grâce même du dispositif et de l’entregent (et de l’argent) de leur « agent » qu’est M6 et qui leur est lié par contrat. Sur le fond, Loft Story est une représentation mythique, à peine transposée, de ce qui constitue l’ « actuel » de l’expérience de travail compétitive de beaucoup d’individus, où ce qui est jugé à l’embauche, dans les promotions et dans les motifs de licenciements, c’est moins les qualifications que les compétences relationnelles et subjectives d’engagement de la personnalité (ou de mise en scène de cet engagement) au service des objectifs de l’entreprise.
De ce point de vue, les lofteurs sont réellement en situation de travail : ils ont été embauchés et sont payés pour produire, en toute « authenticité » et en toute « transparence » (sous le regard permanent de leurs employeurs et de la clientèle-public), des interactions, au même titre que la plupart des emplois de production de service de l’économie contemporaine (vente, conseil, accueil, assistance...) auxquels d’ailleurs la plupart d’entre eux ont tâté (et qui constitue vraisemblablement leur horizon professionnel). Dès lors, leur évaluation et leur exclusion du loft dépendent des mêmes critères qui ont présidé à leur recrutement : un jugement (cette fois par les collègues et les clients-public) de la qualité de leur personnalité, et de leur capacité de correspondance apparente entre leur subjectivité et les objectifs du dispositif. D’où le permanent reproche réciproque, entre évinceurs et évincés, de n’être pas « naturel », de « jouer double jeu ». D’où la performance véritablement professionnelle de la jeune gagnante Loana, danseuse légère de son état, exercée à se protéger tout en semblant s’offrir entièrement à l’intrusion des regards. Mais ce qui fait la dimension mythologique de l’émission, c’est précisément que cet hyperréalisme de la violence des relations de travail (euphémisée sous couvert d’une joute sentimentalo-sexuelle) est vidé de son sens par le rappel constant que « ce n’est qu’un jeu » et que les candidats ne sont pas exclus, mais au contraire accueillis chaleureusement dans un second cercle, au fond plus agréable que le premier.
C’est sans doute cette dimension mythologique qui explique la participation volontaire et réflexive des candidats, et la curiosité d’un public adolescent qui participe (ou assiste), mi-ému, mi-goguenard, au jeu sans risques des exclusions du loft : l’émission contient tout ce qui fait les avantages d’une « socialisation juvénile », c’est-à-dire l’apprentissage sous forme ludique et communautaire, des règles d’un jeu social dont on sait qu’il est brutalement compétitif, tout en étant encore provisoirement protégé de ses sanctions véritables par le fait même qu’il s’agisse d’un jeu. D’où d’ailleurs l’engagement des parents, qui disent explicitement qu’ils voient là pour leurs enfants, en bon coach qu’ils sont, une bonne épreuve préparatoire à leur vie d’adulte, en les séparant du cocon protecteur et affectif du monde familial sans pour autant les basculer immédiatement dans un monde social (qui constitue alors un « troisième cercle », en dehors du dispositif de l’émission et qui l’enserre, et dont les candidats et leurs parents ont clairement conscience) où les discriminations racistes (et les deux premiers « exclus » du loft sont les deux « Arabes » de la sélection), les disqualifications de soi et les relégations ne sont plus euphémisées et compensées, mais bien actualisées. Un « risque » dont les parents, comme les candidats, pensent d’ailleurs sans doute (à tort ou à raison) qu’il peut être réduit, sinon contourné, par la participation même à l’émission (motif supplémentaire d’adhésion au dispositif dans son ensemble, et pouvant permettre une critique éventuelle des règles du jeu en vigueur dans le premier cercle qu’est le loft).
En ce sens, Loft Story est la version joyeuse et juvénile des reality shows pour adultes angoissés des années 1990 décrits par Alain Ehrenberg (1995). Tandis que le « culte de la performance » s’imposait et que gagnait la peur de l’exclusion, la télévision mettait alors en scène le mythe de la solidarité de « ceux d’en bas », et plus précisément le mythe d’une télévision dorénavant seule médiatrice dans un monde compétitif et désinstitutionnalisé. Avec la relance du marché de l’emploi et de nouvelles générations de public, Loft Story met en scène une performance compétitive dorénavant acceptée comme norme par de jeunes générations pragmatiques qui cherchent moins à se rassurer qu’à « assurer » face aux risques d’exclusion et de précarité. Et ceci en comptant moins sur les compétences scolaires que sur celles de la « présentation de soi », où les médias sont moins l’occasion d’un éphémère quart d’heure de célébrité que le moyen d’entrer dans la carrière du show-business (et la véritable exclusion n’a pas été celle du loft, mais celle qui a précédé l’émission au cours des castings de sélection). De la sorte, si le mythe de Loft Story est réaliste, c’est parce qu’il a ses raisons d’être : tant que la crainte du chômage et l’obsession du retour au plein-emploi font déserter la question du travail des débats politiques (y compris dans ses dimensions sexuées) en la laissant aux seules stratégies de management des entreprises, la culture de masse aura beau jeu de prendre en charge ce qui intéresse les gens (cette expérience vécue de la compétition sociale et professionnelle et le souci de s’en sortir) en leur en proposant des représentations acceptables, c’est-à-dire non désespérantes et non brutales.
Si cette interprétation de Loft Story peut être considérée comme « sociologique » (dans la mesure où elle met en œuvre un jeu de concepts sociologiques), elle n’en reste pas moins une interprétation parmi d’autres au sein de la vaste querelle d’interprétation qu’a déclenchée cette émission et dont l’analyse se situe sur un autre plan. Cependant, en proposant dans le cadre d’une controverse publique un cadre interprétatif qui articule l’expérience contemporaine de l’individualisme (y compris dans son rapport aux médias) avec les logiques de programmation des industries culturelles en en montrant la conflictualité sociale et politique sous-jacente (via le concept de mythe), le sociologue intervient simultanément dans la théorie et dans l’espace public au sein d’un même conflit de définition. Autrement dit, le sociologue est moins le scientifique qui éclaire la réalité du social (et qui devrait se plaindre de la colonisation de sa sphère par les catégories de la culture de masse) ou le grammairien compréhensif des ordres de grandeur mobilisés par les acteurs, que celui qui cherche à problématiser les avatars d’une définition conflictuelle de la réalité du monde.
  
Eric Macé, "Sociologie de la culture de masse : avatars du social et vertigo de la méthode", Cahiers Internationaux de Sociologie, 2002/1, 112



[1] Diffusée en France en mai et juin 2001 sur la chaîne privée M6. Le principe de l’émission consiste à enfermer des jeunes gens volontaires des deux sexes dans un appartement coupé du monde, mais sous l’œil des caméras et du public, avec pour règle l’élimination des candidats, par un vote majoritaire des candidats et du public, jusqu’à ce que le dernier garçon et la dernière fille en lice soient désignés comme les gagnants. L’émission a donné lieu à une abondante controverse dans tous les milieux, et jusque dans les tribunes du journal Le Monde.

lunes, 22 de octubre de 2018

Contre la multitude des livres (en 1685)


Il y a longtemps que Salomon s’est plaint de la multitude des livres, et de ce qu’on ne finissoit point d’en faire tous les jours de nouveaux. Les Payens mêmes qui sembloient n’avoir point d’autre moyen de se rendre immortels qu’en tâchant de vivre dans l’esprit et la mémoire de la postérité, et en multipliant leurs livres dans cette intention, n’ont pu approuver cette démangeaison d’écrire beaucoup de livres.
Mais que n’auroient pas dit ces auteurs sacrez et profanes sur l’état de ces derniers temps, et particulièrement depuis l’usage de l’imprimerie, s’ils avoient pu connoître les débordements des esprits et de la librairie qui se sont faits ensuite dans le monde ?
Les savants et les ignorants prennent indifféremment la plume, comme par une espèce de conspiration pour accabler, ou du moins pour fatiguer et rebuter le genre humain ; pour distraire et faire égarer les esprits ; pour charger et confondre la mémoire ; pour gâter et falsifier le jugement, et pour faire évaporer l’imagination des hommes par la multiplication inutile des livres.
C’est le moyen que les uns et les autres ont trouvé pour tendre des pièges à la curiosité que nous avons naturellement de vouloir apprendre tout ce que nous ne sçavons pas, et de voir et lire pour cet effet tout ce qu’on appelle Nouveautez ou Livres nouveaux.
Ainsi les uns et les autres, quoiqu’ils ayent pris et qu’ils prennent encore tous les jours des routes différentes, ne laissent point d’arriver tous à un même but, et d’aboutir malgré leurs vues et leurs intentions à une même fin, qui est de nous faire perdre le fruit de nos études ; notre loisir et notre temps, c’est à dire, le prix de l’éternité ; et souvent même nos fortunes temporelles et nos petites finances.
C´est ce qui nous rend doublement ridicules dans l´esprit des Financiers publics et de tous ceux qui ne sont point atteints ou qui sont guéris de l´amour des Livres. Car depuis que les Auteurs se sont avisés de se découvrir ou de se trahir les uns les autres, nous avons mieux reconnu qu´auparavant quelle est la source et le sujet de tous ces inconvenients qui nous arrivent de leur lecture et on nous a fait remarquer qu´ils ne viennent que de ce que cete multitude affreuse de Livres n´est pour l´ordinaire qu´une multiplication des mèmes Livres; que plusieurs Livres n´en  sont souvent qu´un en plusieurs façons. Et d´autant que par l´artifice des Synonymes et des Epithètes on lit souvent les mêmes choses sous des titres différents et sous divers noms d´Auteurs: il ne faut point chercher ailleurs l´origine du dégoût et du rebut des ns et celle de retardement des autres dans les progrès qu´ils feraient s´ils n´étaient abusés par tant de Repétiteurs et de hardis Plagiaires.
C´est ce que le P. Theophile Raynaud a remarqué des Interpretes et Commentateus de l´Ecriture Sainte qui ne font presque que se copier les uns les autres (...). C´est ce qui a formé le sujet de tant de plaintes que l´on fait contre tous ces fatras et ces masses monstrueuses de commentaires sur Aristote et contre la plupart des cours ennuyeux de nos Philosophes Scholastiques.
(..) C´est ce qui nous a fait croire que si l´on obligeait tous les faiseurs de vers de faire restitution à Homère, a Virgile, à Horace et aux autres Anciens nous ne serions pas en peine de lire tant de Modernes.
Voilà les effets du Préjugé contre la multitude des Livres, qui d´ailleurs ne laisse pas d´avoir son utilité, au moins pour ceux qui traitent des vérités de la Religion chrétienne selon saint Augustin.


A. Baillet, Jugemens des sçavans sur les principaux ouvrages des auteurs, Paris, A. Dezallier, 1685-1686, t. I

sábado, 20 de octubre de 2018

Astérix, le flamenco et la mort





Dans Astérix en Hispanie, quelques Gitans proposent à Astérix et Obélix de se joindre à leur danse nocturne : « Salut, amis ! Installez-vous autour du feu, on va faire la fête ! On va rire ! » Et le cantaor d’entonner un refrain aussi peu gai que peu amusant : « Ayayayayayyyyy quel malheur d’être nééééééé ! Ayyyyyy, ma mère, pourquoi m’as-tu fait çaaaaaa ? Ayayayayayayyyyyyyyy ! » L’affirmation de la vie passe sans transition à une revendication de la mort ; la même chose, mais en sens inverse, que ce « Allons travailler » avec lequel Sandoz, dans la dernière ligne de L’Œuvre de Zola, répond à la constatation tragique de Claude Lantier, quelques pages plus haut : « […] il n’y a rien… […] Quand la terre claquera dans l’espace comme une noix sèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière. »

Ainsi les auteurs d’Astérix en Hispanie – Goscinny et Uderzo – ont-ils saisi instinctivement ce lien profond qui, dans le folklore espagnol, c’est-à-dire dans les racines profondes de l’Espagne, relie la joie de vivre au sentiment tragique de la vie. Ils pensent ici en particulier au folklore andalou, au flamenco et à son cante jondo. Mais ils auraient bien pu penser à l’ensemble du folklore espagnol, surtout à celui qui tourne autour de la jota aragonaise – jota qui, à mes yeux, exprime avec autant de force, sinon davantage, ce lien mystérieux et essentiel qui relie la véritable joie de vivre à une connaissance intime et constante de la mort. Que l’intensité de la joie soit directement proportionnelle à la cruauté du savoir est, sans doute, une vérité à caractère général. Cependant, j’aime à souligner ici que cette vérité trouve en Espagne un champ d’expression privilégié, et aussi à avouer que ce fut justement en Espagne que j’ai eu l’occasion, il y a plus de quarante ans, d’éprouver pour la première fois sa profondeur et sa portée. Si la joie n’est jamais vulgaire en Espagne, comme l’écrit Roland-Manuel dans l’opuscule qu’il a consacré à Manuel de Falla, c’est précisément parce qu’elle s’accompagne toujours de l’éclat qu’elle reçoit a contrario du sentiment cruel du dérisoire propre à toute existence, ce qui la met à l’abri de toute illusion, ainsi que de toute complaisance ou compromis. En exaltant la joie de vivre, elle n’oublie pas que la vie, comme le suggérait Bichat, ne sera jamais qu’une résistance miraculeuse à la mort. Là réside le secret de sa force et de son élégance.

Clément Rosset, Faits Divers

viernes, 19 de octubre de 2018

L´Endormeuse ou le Suicide pour Tous

 

    "La Seine s'étalait devant ma maison, sans une ride, et vernie par le soleil du matin. C'était une belle, large, lente, longue coulée d'argent empourprée par places ; et de l'autre côté du fleuve, de grands arbres alignés étendaient sur toute la berge une immense muraille de verdure.
    La sensation de la vie qui recommence chaque jour, de la vie fraîche, gaie, amoureuse, frémissait dans les feuilles, palpitait dans l'air, miroitait sur l'eau.
    On me remit les journaux que le facteur venait d'apporter et je m'en allai sur la rive, à pas tranquilles, pour les lire.
    Dans le premier que j'ouvris, j'aperçus ces mots : "Statistique des suicides" et j'appris que, cette année, plus de huit mille cinq cents êtres humains se sont tués.
    Instantanément, je les vis ! Je vis ce massacre, hideux et volontaire des désespérés las de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine trouée par une balle, agonisant lentement, seuls dans une petite chambre d'hôtel, et sans penser à leur blessure, pensant toujours à leur malheur.
    J'en vis d'autres, la gorge ouverte ou le ventre fendu, tenant encore dans leur main le couteau de cuisine ou le rasoir.
    J'en vis d'autres, assis tantôt devant un verre où trempaient des allumettes, tantôt devant une petite bouteille qui portait une étiquette rouge.
    Ils regardaient cela avec des yeux fixes, sans bouger ; puis ils buvaient, puis ils attendaient ; puis une grimace passait sur leurs joues, crispait leurs lèvres ; une épouvante égarait leurs yeux, car ils ne savaient pas qu'on souffrait tant avant la fin.
    Ils se levaient, s'arrêtaient, tombaient et, les deux mains sur le ventre, ils sentaient leurs organes brûlés, leurs entrailles rongées par le feu du liquide, avant que leur pensée fût seulement obscurcie.
    J'en vis d'autres pendus au clou du mur, à l'espagnolette de la fenêtre, au crochet du plafond, à la poutre du grenier, à la branche d'arbre, sous la pluie du soir. Et je devinais tout ce qu'ils avaient fait avant de rester là, la langue tirée, immobiles. Je devinais l'angoisse de leur coeur, leurs hésitations dernières, leurs mouvements pour attacher la corde, constater qu'elle tenait bien, se la passer au cou et se laisser tomber.
    J'en vis d'autres couchés sur des lits misérables, des mères avec leurs petits enfants, des vieillards crevant la faim, des jeunes filles déchirées par des angoisses d'amour, tous rigides, étouffés, asphyxiés, tandis qu'au milieu de la chambre fumait encore le réchaud de charbon.
    Et j'en aperçus qui se promenaient dans la nuit sur les ponts déserts. C'étaient les plus sinistres. L'eau coulait sous les arches avec un bruit mou. Ils ne la voyaient pas..., ils la devinaient en aspirant son odeur froide ! Ils en avaient envie et ils en avaient peur. Ils n'osaient point ! Pourtant, il le fallait. L'heure sonnait au loin à quelque clocher, et soudain, dans le large silence des ténèbres, passaient, vite étouffés, le claquement d'un corps tombant dans la rivière, quelques cris, un clapotement d'eau battue avec des mains. Ce n'était parfois aussi que le clouf de leur chute, quand ils s'étaient lié les bras ou attaché une pierre aux pieds.
    Oh ! les pauvres gens, les pauvres gens, les pauvres gens, comme j'ai senti leurs angoisses, comme je suis mort de leur mort ! J'ai passé par toutes leurs misères ; j'ai subi, en une heure, toutes leurs tortures. J'ai su tous les chagrins qui les ont conduits là ; car je sens l'infamie trompeuse de la vie, comme personne, plus que moi, ne l'a sentie.
    Comme je les ai compris, ceux qui, faibles, harcelés par la malchance, ayant perdu les êtres aimés, réveillés du rêve d'une récompense tardive, de l'illusion d'une autre existence où Dieu serait juste enfin, après avoir été féroce, et désabusés des mirages du bonheur, en ont assez et veulent finir ce drame sans trêve ou cette honteuse comédie.
    Le suicide ! mais c'est là force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus ! Oui, il y a au moins une porte à cette vie, nous pouvons toujours l'ouvrir et passer de l'autre côté. La nature a eu un mouvement de pitié ; elle ne nous a pas emprisonnés. Merci pour les désespérés !
    Quant aux simples désabusés, qu'ils marchent devant eux l'âme libre et le coeur tranquille. Ils n'ont rien à craindre, puisqu'ils peuvent s'en aller ; puisque derrière eux est toujours cette porte que les dieux rêvés ne peuvent même fermer.
    Je songeais à cette foule de morts volontaires : plus de huit mille cinq cents en une année. Et il me semblait qu'ils s'étaient réunis pour jeter au monde une prière, pour crier un voeu, pour demander quelque chose, réalisable plus tard, quand on comprendra mieux. Il me semblait que tous ces suppliciés, ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus, ces asphyxiés, ces noyés : s'en venaient, horde effroyable, comme des citoyens qui votent, dire à la société : "Accordez-nous au moins une mort douce ! Aidez-nous à mourir, vous qui ne nous avez pas aidés à vivre ! Voyez, nous sommes nombreux, nous avons le droit de parler, en ces jours de liberté, d'indépendance philosophique et de suffrage populaire. Faites à ceux qui renoncent à vivre l'aumône d'une mort qui ne soit point répugnante ni effroyable."
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    Je me mis à rêvasser, laissant ma pensée vagabonder sur ce sujet en des songeries bizarres et mystérieuses.
    Je me crus, à un moment, dans une belle ville. C'était Paris ; mais à quelle époque ? J'allais par les rues, regardant les maisons, les théâtres, les établissements publics, et voilà que, sur une place, j'aperçus un grand bâtiment, fort élégant, coquet et joli.
    Je fus surpris, car on lisait sur la façade, en lettres d'or : "Oeuvre de la mort volontaire."
    Oh ! étrangeté des rêves éveillés où l'esprit s'envole dans un monde irréel et possible ! Rien n'y étonne ; rien n'y choque ; et la fantaisie débridée ne distingue plus le comique et le lugubre.
    Je m'approchai de cet édifice où des valets en culotte courte étaient assis dans un vestibule, devant un vestiaire, comme à l'entrée d'un cercle.
    J'entrai pour voir. Un d'eux, se levant, me dit :
    - Monsieur désire ?
    - Je désire savoir ce que c'est que cet endroit.
    - Pas autre chose ?
    - Mais non.
    - Alors, Monsieur veut-il que je le conduise chez le secrétaire de l'oeuvre ?
    J'hésitais. J'interrogeai encore :
    - Mais, cela ne le dérangera pas ?
    - Oh non, monsieur, il est ici pour recevoir les personnes qui désirent des renseignements.
    - Allons, je vous suis.
    Il me fit traverser des couloirs où quelques vieux messieurs causaient ; puis je fus introduit dans un beau cabinet, un peu sombre, tout meublé de bois noir. Un jeune homme, gras, ventru, écrivait une lettre en fumant un cigare dont le parfum me révéla la qualité supérieure.
    Il se leva. Nous nous saluâmes, et quand le valet fut parti, il demanda :
    - Que puis-je pour votre service ?
    - Monsieur, lui répondis-je, pardonnez-moi mon indiscrétion. Je n'avais jamais vu cet établissement. Les quelques mots inscrits sur la façade m'ont fortement étonné ; et je désirerais savoir ce qu'on y fait.
    Il sourit avant de répondre, puis, à mi-voix, avec un air de satisfaction :
    - Mon Dieu, monsieur, on tue proprement et doucement, je n'ose pas dire agréablement, les gens qui désirent mourir.
    Je ne me sentis pas très ému, car cela me parut en somme naturel et juste. J'étais surtout étonné qu'on eût pu, sur cette planète à idées basses, utilitaires, humanitaires, égoïstes et coercitives de toute liberté réelle, oser une pareille entreprise, digne d'une humanité émancipée.
    Je repris :
    - Comment en êtes-vous arrivé là ?
    Il répondit :
    - Monsieur, le chiffre des suicides s'est tellement accru pendant les cinq années qui ont suivi l'Exposition universelle de 1889 que des mesures sont devenues urgentes. On se tuait dans les rues, dans les fêtes, dans les restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans les réceptions du président de la République, partout. C'était non seulement un vilain spectacle pour ceux qui aiment bien vivre comme moi, mais aussi un mauvais exemple pour les enfants. Alors il a fallu centraliser les suicides.
    - D'où venait cette recrudescence ?
    - Je n'en sais rien. Au fond, je crois que le monde vieillit. On commence à y voir clair, et on en prend mal son parti. Il en est aujourd'hui de la destinée comme du gouvernement, on sait ce que c'est ; on constate qu'on est floué partout, et on s'en va. Quand on a reconnu que la providence ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député ses électeurs, on se fâche, et comme on ne peut en nommer une autre tous les trois mois, ainsi que nous faisons pour nos représentants concessionnaires, on quitte la place, qui est décidément mauvaise.
    - Vraiment !
    - Oh ! moi, je ne me plains pas.
    - Voulez-vous me dire comment fonctionne votre oeuvre ?
    - Très volontiers. Vous pourrez d'ailleurs en faire partie quand il vous plaira. C'est un cercle.
    - Un cercle ! !...
    - Oui, monsieur, fondé par les hommes les plus éminents du pays, par les plus grands esprits et les plus claires intelligences.
    Il ajouta, en riant de tout son coeur :
    - Et je vous jure qu'on s'y plaît beaucoup.
    - Ici ?
    - Oui, ici.
    - Vous m'étonnez.
    - Mon Dieu ! on s'y plaît parce que les membres du cercle n'ont pas cette peur de la mort qui est la grande gâcheuse des joies sur la terre.
    - Mais alors, pourquoi sont-ils membres de ce cercle, s'ils ne se tuent pas
    - On peut être membre du cercle sans se mettre pour cela dans l'obligation de se tuer.
    - Mais alors ?
    - Je m'explique. Devant le nombre démesurément croissant des suicides, devant les spectacles hideux qu'ils nous donnaient, s'est formée une société de pure bienfaisance, protectrice des désespérés, qui a mis à leur disposition une mort calme et insensible, sinon imprévue.
    - Qui donc a pu autoriser une pareille oeuvre ?
    - Le général Boulanger, pendant son court passage au pouvoir. Il ne savait rien refuser. Il n'a fait que cela de bon, d'ailleurs. Donc, une société s'est formée d'hommes clairvoyants, désabusés, sceptiques, qui ont voulu élever en plein Paris une sorte de temple du mépris de la mort. Elle fut d'abord, cette maison, un endroit redouté, dont personne n'approchait. Alors, les fondateurs, qui s'y réunissaient, y ont donné une grande soirée d'inauguration avec Mmes Sarah Bernhardt, Judic, Théo, Granier et vingt autres, MM. de Reszké, Coquelin, Mounet-Sully, Paulus, etc. ; puis des concerts, des comédies de Dumas, de Meilhac, d'Halévy, de Sardou. Nous n'avons qu'un four, une pièce de M. Becque qui a semblé triste, mais qui a eu ensuite un très grand succès à la Comédie-Française. Enfin tout Paris est venu. L'affaire était lancée.
    - Au milieu des fêtes ! Quelle macabre plaisanterie !
    - Pas du tout. Il ne faut pas que la mort soit triste, il faut qu'elle soit indifférente. Nous avons égayé la mort, nous l'avons fleurie, nous l'avons parfumée, nous l'avons faite facile. On apprend à secourir par l'exemple ; on peut voir, ça n'est rien.
    - Je comprends fort bien qu'on soit venu pour les fêtes ; mais est-on venu pour... Elle ?
    - Pas tout de suite, on se méfiait.
    - Et plus tard ?
    - On est venu.
    - Beaucoup
    - En masse. Nous en avons plus de quarante par jour. On ne trouve presque plus de noyés dans la Seine.
    - Qui est-ce qui a commencé ?
    - Un membre du cercle.
    - Un dévoué ?
    - Je ne crois pas. Un embêté, un décavé, qui avait eu des différences énormes au baccarat, pendant trois mois.
    - Vraiment ?
    - Le second a été un Anglais, un excentrique. Alors, nous avons fait de la réclame dans les journaux, nous avons raconté notre procédé, nous avons inventé des morts capables d'attirer. Mais le grand mouvement a été donné par les pauvres gens.
    - Comment procédez-vous ?
    - Voulez-vous visiter ? je vous expliquerai en même temps.
    - Certainement.
    Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit passer puis entrer dans la salle de jeu où des hommes jouaient comme on joue dans tous les tripots. Il traversait ensuite divers salons. On y causait vivement, gaiement. J'avais rarement vu un cercle aussi vivant, aussi animé, aussi rieur.
    Comme je m'en étonnais :
    - Oh ! reprit le secrétaire, l'oeuvre a une vogue inouïe. Tout le monde chic de l'univers entier en fait partie pour avoir l'air de mépriser la mort. Puis, une fois qu'ils sont ici, ils se croient obligés d'être gais afin de ne pas paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit, on blague, on a de l'esprit et on apprend à en avoir. C'est certainement aujourd'hui l'endroit le mieux fréquenté et le plus amusant de Paris. Les femmes mêmes s'occupent en ce moment de créer une annexe pour elles.
    - Et malgré cela, vous avez beaucoup de suicides dans la maison ?
    - Comme je vous l'ai dit, environ quarante ou cinquante par jour. Les gens du monde sont rares ; mais les pauvres diables abondent. La classe moyenne aussi donne beaucoup.
    - Et comment... fait-on ?
    - On asphyxie,... très doucement.
    - Par quel procédé ?
    - Un gaz de notre invention. Nous avons un brevet. De l'autre côté de l'édifice, il y a les portes du public. Trois petites portes donnant sur de petites rues. Quand un homme ou une femme se présente, on commence à l'interroger ; puis on lui offre un secours, de l'aide, des protections. Si le client accepte, on fait une enquête et souvent nous en avons sauvé.
    - Où trouvez-vous l'argent ?
    - Nous en avons beaucoup. La cotisation des membres est fort élevée. Puis il est de bon ton de donner à l'oeuvre. Les noms de tous les donateurs sont imprimés dans Le Figaro. Or tout suicide d'homme riche coûte mille francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des pauvres sont gratuits.
    - Comment reconnaissez-vous les pauvres ?
    - Oh ! oh ! monsieur, on les devine ! Et puis ils doivent apporter un certificat d'indigents du commissaire de police de leur quartier. Si vous saviez comme c'est sinistre, leur entrée ! J'ai visité une fois seulement cette partie de notre établissement, je n'y retournerai jamais. Comme local, c'est aussi bien qu'ici, presque aussi riche et confortable ; mais eux..... Eux ! ! Si vous les voyiez arriver, les vieux en guenilles qui viennent mourir ; des gens qui crèvent de misère depuis des mois, nourris au coin des bornes comme les chiens des rues ; des femmes en haillons, décharnées, qui sont malades, paralysées, incapables de trouver leur vie et qui nous disent, après avoir raconté leur cas : "Vous voyez bien que ça ne peut pas continuer, puisque je ne peux plus rien faire et rien gagner, moi." J'en ai vu venir une de quatre-vingt-sept ans, qui avait perdu tous ses enfants et petits-enfants, et qui depuis six semaines, couchait dehors. J'en ai été malade d'émotion. Puis, nous avons tant de cas différents, sans compter les gens qui ne disent rien et qui demandent simplement : "Où est-ce ?" Ceux-là, on les fait entrer, et c'est fini tout de suite.
    Je répétai, le coeur crispé :
    - Et... où est-ce ?
    - Ici.
    Il ouvrit une porte en ajoutant :
    - Entrez, c'est la partie spécialement réservée aux membres du cercle, et celle qui fonctionne le moins. Nous n'y avons eu encore que onze anéantissements.
    - Ah ! vous appelez cela un... anéantissement.
    - Oui, monsieur. Entrez donc.
    J'hésitais. Enfin j'entrai. C'était une délicieuse galerie, une sorte de serre, que des vitraux d'un bleu pâle d'un rose tendre, d'un vert léger, entouraient poétiquement de paysages de tapisseries. Il y avait dans ce joli salon des divans, de superbes palmiers, des fleurs, des roses surtout, embaumantes, des livres sur des tables, la Revue des Deux Mondes, des cigares en des boîtes de la régie, et, ce qui me surprit, des pastilles de Vichy dans une bonbonnière.
    Comme je m'en étonnais :
    - Oh ! on vient souvent causer ici, dit mon guide.
    Il reprit :
    - Les salles du public sont pareilles, mais plus simplement meublées. Je demandai :
    - Comment fait-on ?
    Il désigna du doigt une chaise longue, couverte de crêpe de Chine crémeux, à broderies blanches, sous un grand arbuste inconnu, au pied duquel s'arrondissait, une plate-bande de réséda.
    Le secrétaire ajouta d'une voix plus basse :
    - On change à volonté la fleur et le parfum, car notre gaz, tout à fait imperceptible, donne à la mort l'odeur de la fleur qu'on aima. On le volatilise avec des essences. Voulez-vous que je vous le fasse aspirer une seconde ?
    - Merci, lui dis-je vivement, pas encore...
    Il se mit à rire.
    - Oh ! monsieur, il n'y a aucun danger. Je l'ai moi-même constaté plusieurs fois.
    J'eus peur de lui paraître lâche. Je repris :
    - Je veux bien.
    - Étendez-vous sur l'Endormeuse.
    Un peu inquiet, je m'assis sur la chaise basse en crêpe de Chine, puis je m'allongeai, et presque aussitôt je fus enveloppé par une odeur délicieuse de réséda. J'ouvris la bouche pour la mieux boire, car mon âme déjà s'était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier trouble de l'asphyxie, l'ensorcelante ivresse d'un opium enchanteur et foudroyant.
    Je fus secoué par le bras.
    - Oh ! oh ! monsieur, disait en riant le secrétaire, il me semble que vous vous y laissez prendre.
    ............................................................
    Mais une voix, une vraie voix, et non plus celle des songeries, me saluait avec un timbre paysan :
    - Bonjour, m'sieu. Ça va-t-il ?
    Mon rêve s'envola. Je vis la Seine claire sous le soleil, et, arrivant par un sentier, le garde champêtre du pays, qui touchait de sa main droite son képi noir galonné d'argent. Je répondis :
    - Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc ?
    - Je vais constater un noyé qu'on a repêché près des Morillons. Encore un qui s'a jeté dans le bouillon. Même qu'il avait retiré sa culotte pour s'attacher les jambes avec.



Guy de Maupassant, "L´Endormeuse", L'Écho de Paris du 16 septembre 1889.