À table hier, par un triste hasard,
J’étais assis près d’un maître cafard,
Lequel me dit : « Vous avez bien la mine
D’aller un jour échauffer la cuisine
De Lucifer ; et moi, prédestiné,
Je rirai bien quand vous serez damné.
— Damné ! comment ? pourquoi ? — Pour vos folies.
Vous avez dit en vos œuvres non pies,
Dans certain conte en rimes barbouillé,
Qu’au paradis Adam était mouillé
Lorsqu’il pleuvait sur notre premier père ;
Qu’Ève avec lui buvait de belle eau claire ;
Qu’ils avaient même, avant d’être déchus,
La peau tannée et les ongles crochus.
Vous avancez, dans votre folle ivresse,
Prêchant le luxe, et vantant la mollesse,
Qu’il vaut bien mieux (ô blasphèmes maudits !)
Vivre à présent qu’avoir vécu jadis.
Par quoi, mon fils, votre muse pollue
Sera rôtie, et c’est chose conclue. »
Disant ces mots, son gosier altéré
humait un vin qui, d’ambre coloré,
Sentait encor la grappe parfumée
Dont fut pour nous la liqueur exprimée.
Un rouge vif enluminait son teint.
Lors je lui dis : « Pour Dieu, monsieur le saint,
Quel est ce vin ? d’où vient-il, je vous prie ?
D’où l’avez-vous ? Il vient de Canarie ;
C’est un nectar, un breuvage d’élu :
Dieu nous le donne, et Dieu veut qu’il soit bu.
Et ce café, dont après cinq services
Votre estomac goûte encor les délices ?
Par le Seigneur il me fut destiné.
Bon : mais avant que Dieu vous l’ait donné,
Ne faut-il pas que l’humaine industrie
L’aille ravir aux champs de l’Arabie ?
La porcelaine et la frêle beauté
De cet émail à la Chine empâté,
Par mille mains fut pour vous préparée,
Cuite, recuite, et peinte, et diaprée ;
Cet argent fin, ciselé, godronné,
En plat, en vase, en soucoupe tourné,
Fut arraché de la terre profonde,
Dans le Potose, au soin d’un nouveau monde.
Tout l’univers a travaillé pour vous,
Afin qu’en paix, dans votre heureux courroux,
Vous insultiez, pieux atrabilaire,
Au monde entier, épuisé pour vous plaire.
« O faux dévot, véritable mondain,
Connaissez-vous ; et, dans votre prochain
Ne blâmez plus ce que votre indolence
Souffre chez vous avec tant d’indulgence.
Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s’il en perd un petit.
Cette splendeur, cette pompe mondaine,
D’un règne heureux est la marque certaine.
Le riche est né pour beaucoup dépenser ;
Le pauvre est fait pour beaucoup amasser.
Dans ces jardins regardez ces cascades,
L’étonnement et l’amour des naïades ;
Voyez ces flots, dont les nappes d’argent
Vont inonder ce marbre blanchissant ;
Les humbles prés s’abreuvent de cette onde ;
La terre en est plus belle et plus féconde.
Mais de ces eaux si la source tarit,
L’herbe est séchée, et la fleur se flétrit.
Ainsi l’on voit en Angleterre, en France,
Par cent canaux circuler l’abondance.
Le goût du luxe entre dans tous les rangs :
Le pauvre y vit des vanités des grands ;
Et le travail, gagé par la mollesse,
S’ouvre à pas lents la route à la richesse.
« J’entends d’ici des pédants à rabats,
Tristes censeurs des plaisirs qu’ils n’ont pas,
Qui, me citant Denys d’Halicarnasse,
Dion, Plutarque, et même un peu d’Horace,
Vont criaillant qu’un certain Curius,
Cincinnatus, et des consuls en us,
Bêchaient la terre au milieu des alarmes ;
Qu’ils maniaient la charrue et les armes ;
Et que les blés tenaient à grand honneur
D’être semés par la main d’un vainqueur.
C’est fort bien dit, mes maîtres ; je veux croire
Des vieux Romains la chimérique histoire.
Mais, dites-moi, si les dieux, par hasard,
Faisaient combattre Auteuil et Vaugirard,
Faudrait-il pas, au retour de la guerre,
Que le vainqueur vînt labourer sa terre ?
L’auguste Rome, avec tout son orgueil,
Rome jadis était ce qu’est Auteuil.
Quand ces enfants de Mars et de Sylvie,
Pour quelque pré signalant leur furie,
De leur village allaient au champ de Mars,
Ils arboraient du foin pour étendards.
Leur Jupiter, au temps du bon roi Tulle,
Était de bois ; il fut d’or sous Luculle.
N’allez donc pas, avec simplicité,
Nommer vertu ce qui fut pauvreté.
« Oh que Colbert était un esprit sage !
Certain butor conseillait, par ménage,
Qu’on abolît ces travaux précieux,
Des Lyonnais, ouvrage industrieux.
Du conseiller l’absurde prud’homie
Eût tout perdu par pure économie :
Mais le ministre, utile avec éclat,
Sut par le luxe enrichir notre État.
De tous nos arts il agrandit la source ;
Et du midi, du levant, et de l’Ourse,
Nos fiers voisins, de nos progrès jaloux,
Payaient l’esprit qu’ils admiraient en nous.
Je veux ici vous parler d’un autre homme,
Tel que n’en vit Paris, Pékin, ni Rome :
C’est Salomon, ce sage fortuné,
Roi philosophe ; et Platon couronné,
Qui connut tout, du cèdre jusqu’à l’herbe :
Vit-on jamais un luxe plus superbe ?
Il faisait naître au gré de ses désirs
L’argent et l’or, mais surtout les plaisirs.
Mille beautés servaient à son usage.
Mille ? On le dit ; c’est beaucoup pour un sage.
Qu’on m’en donne une, et c’est assez pour moi,
Qui n’ai l’honneur d’être sage ni roi. »
Parlant ainsi, je vis que les convives
Aimaient assez mes peintures naïves ;
Mon doux béat très peu me répondait,
Riait beaucoup, et beaucoup plus buvait ;
Et tout chacun présent à cette fête
Fit son profit de mon discours honnête.
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