«VII. De
ce temps estoit Comte de Cornoûaille un meschant et vicieux Seigneur, nommé
Comorre, auquel ayant esté fait récit de la grande Sainteté de S. Gildas, il
l'envoya prier de prendre la peine de le venir voir; le saint jugea à propos
d'y aller sous espérance de convertir ce Loup carnassier ; en faire un doux
Agneau; il sortit donc de son Monastère, accompagné de quelques-uns de ses
Moynes, ; alla trouver le Comte, lequel le receut fort courtoisement, ; prit si
grand contentement à son entretien, qu'il le voulut retenir quelque temps prés
de soy; Le saint Abbé quittoit à regret la solitude ; mais l'espérance qu'il
avoit de convertir cet homme, ; à la longue le réduire à un salutaire
changement de vie, le fit résoudre à y faire quelque séjour. Comorre avoit,
quelque peu de temps auparavant, esté voir Guerok Comte de Vennes, ; y ayant
salué la Dame Triphine, sa fille aînée, en devint éperduëment amoureux; mais il
n'eut plûtost ouvert la bouche pour la demander à son père, qu'il n'en fut
éconduit, à cause de l'extrême cruauté ; barbarie dont il avoit usé vers ses
autres femmes ; lesquelles si-tost qu'il les sentoit estre enceintes, il les
faisoit inhumainement massacrer, abusant du saint Mariage, plûtost pour
assouvir sa concupiscence, ; pallier ses saletez, que pour le désir d'avoir
lignée, traittoit ses femmes plûtost en qualité de concubines que de légitimes
épouses. Ce refus l'avoit tellement attristé luy qui estoit frappé de cette
furieuse passion, qu'il passoit les jours. ; les nuits à penser quelque moyen
pour obtenir ce que si éperdûement il desiroit. Enfin, il ne trouva expédient
aucun plus propre que d'y emploler le crédit de S. Gildas, auquel ayant déclaré
toute l'affaire, il le supplia avec instance d'aller vers le comte Guerok, ;
lui promettre de sa part une paix perdurable ; bonne alliance ; amitié entre
leurs Seigneuries ; toute sorte de bon traittement, honneur et cordialle
affection à la jeune Dame, s'il la luy vouloit accorder.
VII Le S.
Abbé, pour le désir qu'il avoit d'entretenir la paix entre ces deux Princes,
que le pays, encore tout fatigué des précédentes guerres, jouist d'une douce
tranquillité, entreprit cet Ambassade ; alla vers le Comte Guerok, duquel il
fut receu fort honorablement, ;, l'ayant ouy paisiblement, gousta ses raisons;
en fin, à sa requeste, accorda sa fille au Comte Comorre, à cette condition
toutes fois que, si le Comte de Cornoûaille mal-traittoit sa fille, comme il
avoit fait ses autres femmes , il s'obligeroit à la luy rendre, à sa requeste,
ce que le S. Abbé promit faire. Avec cette bonne réponse, il s'en retourna vers
Comorre, lequel en receut un extrême contentement, ; l'ayant remercié, lui
permit de se retirer en son Monastère.
Cependant
se firent les préparatifs des Nopces; Comorre se rendit à Vennes; épousa sa
Dame dans le Chasteau de Yennes, ; l'ammena avec soy en ses terres, la
traittant assez respectueusement, jusqu'à ce qu'il sentit qu'elle fut grosse ;
car lors il commença à la regarder de travers; ce qu'apercevant la pauvre Dame,
;, craignant la fureur de ce cruel meurtrier, résolut de se retirer à Vennes
vers son père pour y accoucher, ; puis, après s'estre délivrée de son fruit,
s'en retourner vers son mary. Cette resolution prise, elle fit, d'un bon matin,
équiper sa Haquenée, ;, avec peu de train, sortit avant jour du Chasteau, ;
tira le grand galop vers Vennes; le Comte, à son réveil, ne la trouvant pas
prés de soy, l'appelle ; la fait chercher par tout ; mais ne se pouvant trouver,
il se doute de l'affaire, se lève et s'accoustre promptement, prend la botte, monte
à cheval, la suit à pointe d'espron, ; enfin l'attrape à l'entrée des rabines
d'un Manoir hors les faux-bourgs de Vennes. elle, se voyant découverte, descend
de sa Haquenée, ;, toute éperdue de crainte, se va cacher parmy des halliers en
un petit boccage là auprès ; mais son mary la chercha si bien qu'il la trouva.
Lors la pauvre Dame se jette à genoux devant luy, les mains levées au Ciel, les
joues baignées de larmes, luy crie mercy ; mais le cruel bourreau ne tient
conpte de ses larmes, l'empoigne par les cheveux, luy desserre un grand coup
d'épée sur le col ; lui avale la teste de dessus les espaules, ;, laissant le
corps sur la place, s'en retourna chez soy.
IX. Les serviteurs de la
Comtesse, voyans venir Comorre de telle furie, se sauvèrent
vers Vennes ; avertirent le Comte
Guerok du danger auquel estoit sa fille, lequel envoya
vistement la moytié de ses Gardes
au secours, mais ils ne s'y peurent si-tost rendre que
le coup ne fust joué. Le triste
père, tout éploré, alla voir le corps de sa chère fille,
lequel il fit aporter en Ville ;
le garder, couché sur un lict funèbre dressé en la grande
sale du Chasteau de la Motte,
défendant de l'enterrer jusques à son retour. Il prit la
poste vers Blavet, où, estant
arrivé, il se jetta aux pieds de S. Gildas, luy raconta toute
l'affaire comme elle estoit
advenue, ; le somma de luy tenir promesse luy rendant sa
fille en vie. S. Gildas le
consola, luy promit de recommander cette affaire aux prières
de ses Religieux, puis ayant pris
sa réfection ; fait disner le Comte, partirent de com-
pagnie tirans vers Vennes ; mais,
avant que d'y arriver, saint Gildas s'écarta vers le
Chasteau où demeuroit Comorre,
lequel avoit fait lever les ponts ; fermer toutes les
portes, se doutant bien que le S.
Abbé ne manquerait de le venir reprendre de sa cruauté
; perfidie. Le saint, estant
arrivé sur le bord du fossé, commence à crier à la sentinelle
; demander entrée, mais le guet
avoit ordre de ne rien repondre; ce que voiant le saint
Abbé ; qu'il ne gagnoit rien, il
fit une promenade tout à l'entour du Chasteau par dehors
sur la contrescarpe des fossez,
puis, les genoux en terre, pria Dieu qu'il luy pleust
chastier la dureté ; obstination
de ce déloyal. Sa prière achevée, il prit une poignée de
poussière, la jetta contre le
Chasteau, lequel tomba tout à l'instant ; blessa griesvement
le Comte Comorre, puis saint
Gildas vint retrouver le Comte Guerok, ; poursuivirent
leur chemin.
X. Estant arrivé à Vennes, il
monta dans la sale où estoit gisant le corps, prés duquel
il se mit à genoux, ; exhorta
tout le peuple là présent à prier Dieu assemblément avec
luy. La prière finie, il
s'approcha du corps, ;, prenant la teste, la luy mist sur le col ;
;, parlant à la defuncte, luy dit
tout haut : Triphine, au Nom de Dieu Tout-Puissant, Père,
Fils et S, Esprit, je te commande
que tu te levés sur bout et me dies où tu as esté. A cette
voix* la Dame ressuscita, ; dist,
devant tout le peuple, qu'après la séparation de son Ame d'avec son corps, les
Anges l'avoient ravie, ; estoient tous prests de la placer an
Paradis parmy les Saints, mais
qu'aussi-tost que S. Gildas l'eut apellée, son Ame
s'estoit réunie à son corps. Le
comte de Vennes, revenu à soy comme d'un profond
sommeil, remercia S. Gildas, ; la
comtesse Triphine protesta que jamais elle n'aban-
donneroit le Saint. Non, ma
fille, (dit-il), il seroit messeant de voir une fille suivre un
Moyne; demeurez avec vostre
Perejusques après vos couches, et puis je vous consacreray
au service de Dieu en un
Monastère de Saintes Vierges. Ce qu'elle fit.
Le Comte Guerok, ayant veu ce
grand miracle, pria S. Gildas de demeurer en ses
terres ; retirer ses Religieux du
Monastère de Blavet, de peur que le Comte Comorre
ne les y molestast; le saint y
consentit, ; receut de Guerok l'ancien Monastère jadis
fondé par le Roy Grallon en
l'agréable ; fertile Isle de Rhuys l'an 399, en faveur du
premier Gildas son Chancelier, du
temps de Judicaël Evesque de Yennes, lequel, ayant
esté ruiné par la fureur des
guerres Civiles, fut en peu de temps reparé par notre saint
Gildas, auquel le Comte Guerok
fournit tout ce qui estoit nécessaire pour le rétablisse-
ment et entretien de ce saint
lieu.
XI. La Comtesse Triphine ayant
accouché d'un fils, S. Gildas le fit Baptiser, le tint
sur les sacrez Fonds ; le nomma
Trémoré ou Tremeur,les Bretons l'apellent S. Trever;
;, si-tost qu'elle fut relevée de
sa gesine, elle fonda un beau Monastère de Religieuses
aux faux-bourgs de Yennes, où
elle prit l'habit, et fut voilée par l'Evesque de Vennes,
; y persévéra saintement au
service de Dieu le reste de ses jours. Quant à l'enfant
Tremoré, il demeura sous la
tutelle du Comte de Yennes jusqu'à l'âge de cinq ans, qu'il
fut envoyé en pension au Monastère
de Rhuys, car saint Gildas, sçachant combien il
importe que les enfans des
Seigneurs et Gentils-hommes soient bien instruits dès leur
jeunesse, prenoit des
pensionnaires en son Monastère, lesquels il instruisoit avec un grand
soin, non moins au service de
Dieu ; devoir de bons Chrestiens, qu'à l'étude des bonnes
lettres.
Albert le
Grand, Vie de Saint Gildas,
In Les
Vies des Saints de la Bretagne Armorique
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