Il y a longtemps que Salomon s’est plaint de la multitude des livres, et de ce qu’on ne finissoit point d’en faire tous les jours de nouveaux. Les Payens mêmes qui sembloient n’avoir point d’autre moyen de se rendre immortels qu’en tâchant de vivre dans l’esprit et la mémoire de la postérité, et en multipliant leurs livres dans cette intention, n’ont pu approuver cette démangeaison d’écrire beaucoup de livres.
Mais que n’auroient pas dit ces auteurs sacrez et
profanes sur l’état de ces derniers temps, et particulièrement depuis
l’usage de l’imprimerie, s’ils avoient pu connoître les débordements des
esprits et de la librairie qui se sont faits ensuite dans le monde ?
Les savants et les ignorants prennent indifféremment
la plume, comme par une espèce de conspiration pour accabler, ou du
moins pour fatiguer et rebuter le genre humain ; pour distraire et faire
égarer les esprits ; pour charger et confondre la mémoire ; pour gâter
et falsifier le jugement, et pour faire évaporer l’imagination des
hommes par la multiplication inutile des livres.
C’est le moyen que les uns et les autres ont trouvé
pour tendre des pièges à la curiosité que nous avons naturellement de
vouloir apprendre tout ce que nous ne sçavons pas, et de voir et lire
pour cet effet tout ce qu’on appelle Nouveautez ou Livres nouveaux.
Ainsi les uns et les autres, quoiqu’ils ayent
pris et qu’ils prennent encore tous les jours des routes différentes, ne
laissent point d’arriver tous à un même but, et d’aboutir malgré leurs
vues et leurs intentions à une même fin, qui est de nous faire perdre le
fruit de nos études ; notre loisir et notre temps, c’est à dire, le
prix de l’éternité ; et souvent même nos fortunes temporelles et nos
petites finances.C´est ce qui nous rend doublement ridicules dans l´esprit des Financiers publics et de tous ceux qui ne sont point atteints ou qui sont guéris de l´amour des Livres. Car depuis que les Auteurs se sont avisés de se découvrir ou de se trahir les uns les autres, nous avons mieux reconnu qu´auparavant quelle est la source et le sujet de tous ces inconvenients qui nous arrivent de leur lecture et on nous a fait remarquer qu´ils ne viennent que de ce que cete multitude affreuse de Livres n´est pour l´ordinaire qu´une multiplication des mèmes Livres; que plusieurs Livres n´en sont souvent qu´un en plusieurs façons. Et d´autant que par l´artifice des Synonymes et des Epithètes on lit souvent les mêmes choses sous des titres différents et sous divers noms d´Auteurs: il ne faut point chercher ailleurs l´origine du dégoût et du rebut des ns et celle de retardement des autres dans les progrès qu´ils feraient s´ils n´étaient abusés par tant de Repétiteurs et de hardis Plagiaires.
C´est ce que le P. Theophile Raynaud a remarqué des Interpretes et Commentateus de l´Ecriture Sainte qui ne font presque que se copier les uns les autres (...). C´est ce qui a formé le sujet de tant de plaintes que l´on fait contre tous ces fatras et ces masses monstrueuses de commentaires sur Aristote et contre la plupart des cours ennuyeux de nos Philosophes Scholastiques.
(..) C´est ce qui nous a fait croire que si l´on obligeait tous les faiseurs de vers de faire restitution à Homère, a Virgile, à Horace et aux autres Anciens nous ne serions pas en peine de lire tant de Modernes.
Voilà les effets du Préjugé contre la multitude des Livres, qui d´ailleurs ne laisse pas d´avoir son utilité, au moins pour ceux qui traitent des vérités de la Religion chrétienne selon saint Augustin.
A. Baillet, Jugemens des sçavans sur les principaux ouvrages des auteurs, Paris, A. Dezallier, 1685-1686, t. I
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