jueves, 17 de diciembre de 2009

Dédicace


DEDICACE


Mes chères petites Bêtes,

Nombre de gens, qui s'attribuent une supériorité fort exagérée sur les chiens et s'imaginent même la prouver en les maltraitant, penseront que c'est une impardonnable bizarrerie de vous dédier ce livre philosophique, à vous cent fois plus friandes d'un os de poulet, comme dédicace, et, le jugeant là-dessus d'avance, ils seront capables de ne vouloir pas l'ouvrir.
Ils auront, ma foi, grandement raison, car il n'est pas écrit pour eux.

Il l'est un peu pour ces croyants au cœur tendre qui s'écrient avec le Jocelyn de Lamartine :

mon chien! Dieu seul sait la distance entre nous,
Seul, il sait quel degré de l'échelle de être
Sépare ton instinct de l'âme de ton maître

Il l'est surtout pour ces rares sceptiques qui, sans espérer plus que vous une autre vie, dédaignent de profiter de celle-ci la trouvant trop misérable et trop au-dessous de l'âme qu'ils se sont faite et qu'ils ont parée comme pour l'immortalité.

Il l'est enfin pour ceux qui souffrent, à ma façon et peut-être à la vôtre, créatures si bonnes, de presque tout ce qu'il y a et aussi de tout ce qu'il n'y a pas dans ce monde, où notre quart d'heure de vie est un quart d'heure d'angoisse.

Ceux-là comprendront la gratitude que je vous ai de ce que vous m'aidez par la sublime expansion de votre nature canine, certainement plus généreuse que la nature humaine, à supporter les déboires et les écoeurements qu'inflige aux âmes délicates un si vilain monde, de ce que vous nuancez mon douloureux scepticisme d'une mansuétude sans bornes,

La proie du néant l... Nous allons l'être, vous et moi, d'un jour à l'autre, et bientôt il ne restera même plus trace, ni de ce livre au seuil duquel j'essaye en vain de consacrer votre cher souvenir, — celui de tous mes livres pourtant où j'aurai le plus cristallisé de mon âme qui s'écoule et se perd dans l'Infini, — ni de notre vie passée en commun, ni de rien de ce qui nous aura touchés, non plus qu'il ne sera question d'ailleurs de tant de choses plus prétentieuses, quoique également éphémères.

Mais, en attendant que nous ayons disparu dans le gouffre éternel, où notre entité doit se briser, il nous reste peut-être encore quelques minutes pour vivre par le cœur. . .
Employons-les.

Allons ! Mosès, grimpe sur mon épaule, et toi, Léa, bondis sur mes genoux, et, dans l'oubli du passé, du présent et de l'avenir, joutons à qui sera le plus caressant de nous trois.

Votre maître et ami,

E. Thiaudière