miércoles, 6 de junio de 2012

Erotique comparée



A propos d'un projet de Taschenbuch pour l'année 1807, Charles de Villers écrit son petit ouvrage: Sur la manière essentiellement différente dont les poètes français et allemands traitent l'amour.

Il existe en français beaucoup de traités et dissertations sur l'amour, depuis le Triomphe de l'amour honnête, par M. Gillet, conseiller du roi, en 1642, jusqu'à la Métaphysique de l'amour, par la marquise de Lambert, en 1721, et à l'opuscule de M. de Boufflers; toutefois, l'ouvrage de Villers, conçu dans un tout autre esprit, ne fait double emploi avec aucun d'eux; c'est, en quelque sorte, une étude de littérature comparée.

Il y développe cette idée de Jean-Paul, son auteur favori: .,Die erôssten Dichter waren die Keuschesten. Welches Volk gab denn bisher die frechsten Gedichte? Gerade das, welchem beinahe gar keine andere glùcken, das Gallische." -^

La thèse de Villers est, en effet, celle-ci: dans la manière de traiter 1" amour comme sujet poétique, les artistes français et allemands diffèrent essentiellement les uns des autres. « Les premiers ont confié, la plupart, à leur creuset poétique des éléments pris dans le règne sensuel et matériel de l'amour, de l'attrait passionné des plaisirs de la jouissance. Les autres, au contraire, ont choisi presque constamment les leurs dans ce que l'amour a de plus saint, de plus idéal, de plus mystique. » Qu'en est-il résulté? Chez les Français, la poésie érotique 'exprime « la volupté..., le désir sous mille formes variées plus ou moins décentes » ; qu'elle soit passionnée ou tragique, langoureuse ou badine et gracieuse, ou, comme « chez les poètes les plus purs », empreinte « d'innocence, de dévouement, de
tendresse », elle ne s'élève presque jamais et n'a « rien de divin à révéler ». Son langage est « borné, fade et matériel ».

Chez les poètes germains, au contraire, l'amour n'a rien de sensuel; son but unique est d'enthousiasmer, de diviniser le cœur dont il s'empare. < Le poète érotique allemande intéresse à son amour la nature sensible et le monde invisible; l'harmonie
des sphères, le firmament, la terre, les eaux, tous les êtres animés célèbrent avec lui la solennité de son sentiment; c'est surtout en lui-même qu'il trouve une richesse de nuances, une source inépuisable d'affection délicate, vague, mystique. » Et charmé des vastes horizons que lui a découverts la poésie lyrique allemande, 'Villers s'écrie: « Termes ravissants de Sehnsucht, d'Ahndung, de Schwârmerei, vous n'existez pas dans l'idiome du poète français! on n'invente pas de mots pour ce
qu'on ne connaît pas! »

Les Français ignorent ce qu'est la vraie poésie lyrique; leurs odes, leurs épopées atteignent rarement à une grande élévation. Les Allemands ont, dans ce genre, des pièces d'une haute inspiration. Chez les Français, la poésie lyrique est surtout
descriptive ou didactique, et ce qu'ils « aiment avec une si tendre préférence n'est point du tout de la poésie ». Si Haller, Zachariae, Jacobi, Schiegel, Burger, 'Voss, Baggesen, Hoelty, Kleisl, Gerstenberg, Clandius, Gœthe, Schiller, Novalis, Reinhard, Tieck, Klopstock, Gleim et tant d'autres forment une cohorte de poètes remarquables, que peut-on leur opposer en France? Quinault, Fontenelle, Moncrif, Chaulieu, Bernard, Saint-Lambert, Dorât, Bernis, Parny, Boufflers, Marmontel, etc., chez qui l'on ne voit que « passion, volupté ou faiblesse » ! Avec Jean-Jacques Rousseau, les influences anglaise et allemande « ont provoqué çà et là quelques étincelles d'un beau feu; de belles âmes ont ressenti l'irritation de cette électricité, mais le goût général a repris le dessus ». Et, pour ne parler que de la pudeur dans l'expression de l'amour, « que dirons-nous de l'effroyable nombre de ces écrits licencieux qui déshonorent la langue et la littérature des Français et dont le cynisme révoltant dépasse les bornes mêmes du libertinage le plus honteux? Quelle dégoûtante catégorie depuis l'Aloysia jusqu'à la Justine. » Cette « profondeur de corruption » n'existe pas dans la poésie allemande.

'Ce sont toujours «des charmes, des ardeurs, des langueurs, des yeux vainqueurs, des traits, des attraits, des blessures, des soupirs, des désirs, des plaisirs, les grâces, les ris, les jeux et autres babioles. »

Villers pose comme principe que la littérature est une manifestation de l'esprit national. La différence de tempérament entre les Français et les Allemands se montre aussi bien dans l'histoire, dans la philosophie, dans la religion, que dans la vie
môme des deux peuples; le penchant de l'un le porte vers la réalité, l'autre est plus enclin à l´idéalité. Il s'efforce de faire comprendre à ses compatriotes quel avantage il y aurait pour eux à modifier leur manière d'être pour ressembler à ces Germains réservés, sérieux, réfléchis, l'esprit toujours tendu vers un idéal
de beauté et de bonté et, à cause de cela, plus dignes d'être à la tête des nations civilisées par l'attention qu'ils donnent à tout ce qui peut développer le cœur et l'intelligence.

Quand Villers portait de tels jugements, la littérature française se mourait d'épuisement et la nation, grisée par ses victoires, fatiguée de discussions philosophiques et religieuses, s'abandonnait avec prédilection à des jouissances où l'esprit avait peu de part. Les Allemands, au contraire, assistaient à un épanouissement merveilleux de la littérature et de la pensée philosophique; ils n'étaient préoccupés que de l'avancement des sciences, de la morale et des lettres, négligeant volontiers — et jusqu'à l'exagération — les intérêts de la vie pratique. Il faut se replacer à l'époque pour réduire à leur portée véritable les jugements de notre Aristarque. Les .Français avaient une tendance à considérer le monde « comme un grand réservoir de jouissances » où chacun puise selon ses forces et son génie; la recherche des richesses était pour eux l'essentiel. Les sciences mathématiques primaient à leurs yeux toutes les autres. L'histoire et le climat avaient prédisposé l'Allemand à d'autres ambitions. Il préférait « les jouissances exclusives de l'homme intérieur, de la pensée solitaire — les trésors du monde intellectuel » ; il s'attachait à l'étude des sciences spéculatives, à la solution des énigmes de la nature, sans souci d'en tirer profit.

Mais à quel misérable public s'adresse-t-il? Il ne lit pas, les libraires font faillite les uns après les autres et cela empêche la réalisation de bien des projets de Villers. Il écrit à Lemaître:

« La catastrophe de mon libraire Heinrichs me gêne prodigieusement dans mes projets Tous les libraires tombent, ce n'est pas leur faute. Les meilleurs livres ne s'achètent pas. C'est notre pitoyable public français du XIXc siècle qui s'oppose à tout. Vous me parlez, Monsieur, de l'avantage qu'il y aurait pour la cause de la raison à traduire plusieurs ouvrages remarquables de l'allemand. Sans doute qu'il y en a une foule dans tous les genres, de sciences, d'histoire, de belles-lettres, de philosophie, de religion, qui feraient un bien inappréciable à notre nation s'ils étaient compris,' lus et étudiés par elle. Mais en France, on ne veut rien lire, rien étudier, rien comprendre; aucun libraire ne fait une entreprise pour un public de cent personnes tout au plus parmi trente millions d'âmes ! I1 faut bien, au fait, qu'il retire ses frais, il faut que l´auteur et l'imprimeur vivent. Qu'attendre d'un pays qui n'a pas un seul, non pas un seul vrai journal littéraire? Tandis que la pauvre Allemagne en possède et en entretient vingt de cette espèce, parmi lesquels il y en a sept ou huit de la plus excellente facture? Un pays où l'infâme journal de Geoffroy fait une fortune si affligeante, où il a 18500 abonnés! c'est-à-dire plus que tous les autres journaux ensemble !. . . . Oui, je vous le répète, deux choses me paralysent dans l'exécution des nombreux et salutaires projets que je pourrai avoir d'enrichir notre littérature de produits allemands: 1° le manque d'un public qui y prenne part et, par conséquent, de libraires qui entreprennent; 2" le manque de coopérateurs. Car il y a trop peu de Français qui sachent à la fois bien lire l'allemand et bien écrire leur langue. Et de ce petit nombre, à peine y en a-t-il un ou deux pour se prêter à ce qui est bon et moralement utile.... » '

Pour soutenir la thèse de la supériorité littéraire de l'Allemagne, Villers avait choisi l'exemple le plus facile: l'opposition entre la poésie lyrique allemande, si riche et si diverse, et la poésie lyrique française qui, à dire vrai, n'existait pas encore. Ses arguments eussent paru moins frappants s'il s'était attaché à opposer La philosophie, ou même l'histoire dans les deux nations. ^

B. Constant, en 1804, fait, sur la poésie allemande, plusieurs remarques que nous pouvons rapprocher de celles de Villers. Après une entrevue avec Schiller, il écrit: « C'est un homme de beaucoup d'esprit sur son art, mais presque uniquement poète. Il est vrai que les poésies fugitives des Allemands sont d'un tout autre genre et d'une tout autre profondeur que les nôtres. » Ayant lu quelques poésies de Gœthe à Mlle Necker de Saussure, il note: « Quelle difficulté de faire entrer la poésie allemande dans une tête accoutumée à la poésie française! La poésie française a toujours un but autre que les beautés poétiques. C'est de la morale, ou de l'utilité.^ ou de l'expérience, de la finesse ou du persiflage, en un mot toujours de la réflexion. En somme, la poésie n'y existe jamais que comme véhicule ou comme moyen. Il n'y a pas ce vague, cet abandon à des sensations non réfléchies, ces descriptions si naturelles, tellement commandées par l'impression que l'auteur ne paraît pas s'apercevoir de ce qu'il écrit. Voilà ce qui fait le caractère de la poésie allemande et ce qui (depuis que je la connais) me paraît être le caractère essentiel de la véritable poésie.

Le Français et l'Anglais vous disent: Voyez comme je décris les objets. L'Allemand: Voyez comme les objets me frappent. L'un se regarde et se peint, l'autre regarde et peint la nature. II résulte de là que les gens habitués à chercher dans la poésie
autre chose que la poésie ne trouvent pas dans la poésie allemande ce qu'ils cherchent. Et comme un mathématicien disait d'Iphigénie: Qu'est-ce que cela prouve? les étrangers, eux, disent de la poésie allemande: Où cela mène-t-il?' » — Il n'est pas sans intérêt de mettre en regard les jugements des deux amis.

(...) L´Essai de Villers fut vivement pris à partie en France. Lachevardière-, alors à Hambourg, rappelant les noms de J.-B. Rousseau, de Lefranc de Pompignan, de Malherbe, de Racan, de Lebrun-Pindare, qui s'étaient distingués dans le genre noble de l'ode, s'efforce de démontrer qu'il n'y a pas de peuple qui ait autant que les Français le sentiment de la délicatesse et de l'honneur - ce dont Villers, du reste, n'avait pas parlé.

En Allemagne, l'effet produit est tout autre. Villers avait fort avantageusement parlé de Schiller et de Gœthe, il avait beaucoup loué le Werther et le Torquato Tasso- Gœthe lui en exprime tous ses remerciements-'. Le baron de Voght est enchanté du parallèle, si flatteur pour la nation allemande. Il a fait plusieurs séjours en France et se sent apte à juger de la valeur de l'ouvrage; il exprime sa joie et celle de plusieurs autres < bons juges » de voir que, si les Français ont conquis le monde, les Allemands ont su, par leur caractère, mériter l'estime de Villers.

On doit accorder quelque attention à ce petit ouvrage. Partial sans doute et parfois irréfléchi, il n'en est pas moins un premier essai de littérature comparée. Villers a cherché à caractériser dans un genre déterminé le génie de deux peuples. Il
ouvre une voie nouvelle et Mme de Staël puisera dans ces pages bien des idées que nous retrouverons dans son livre De l Allemagne.


L. Wittmer
Charles de Villers 1765-1815 : un intermédiaire entre la France et l'Allemagne et un précurseur de Mme De Staël (1908)