viernes, 27 de noviembre de 2020

Les Diables ont des corps

 


Lettre XVIII, Astaroth au sage Cabaliste Abukibak

Il y a quelque temps, sage et savant Abukibak, que je n´ai pu t´écrire et m´acquitter des ordres que tu m´avais donnés, ayant été obligé de faire un voyage à Paris, où pendant près de deux mois j´ai eu bien de l´occupation. Tu sais que depuis que le grand Agrippa a révelé aux hommes le secret de nous obliger à quitter les Enfers, lorsqu´ils nous appellent dans le monde, nous sommes souvent forcés d´abandonner nos demeures pour satisfaire leurs désirs.
Il y a quelque temps qu´un Poète, dont les affaires se trouvaient dans un pitoyable état, se servit des leçons d´Agrippa et fit les conjurations requises dans les formes. Belzébuth les entendit et me chargea d´aller savoir que ce souhaitait le nourrisson des Muses. Je le trouvai logé dans un grenier, meublé d´une mauvaise table, de deux chaises de paille et d´un misérable châlit. Je m´offris à lui sous la figure d´un Maltotier [agent du fisc]. "Que veux-tu, lui dis-je. Je suis le Diable que tu viens d´invoquer. Parles, me voilà prêt à t´accorder tout ce qui dépendra de moi". Il faut répondit le Poète, après s´être un peu remis de sa première surprise, il faut que tu sois un diable bien trompeur et bien fripon puisque tu es au nombre des gens d´affaires infernaux. A juger de leur méchanceté et de leur mauvaise foi par la scélératesse de ceux de ce Monde, je ne crois pas que je doive t´accorder aucune confiance. Retournes dans les ténébreuses demeures, je ne serais pas assez crédule pour ajouter foi aux promesses d´un diable maltotier"
"Tu juges mal  à propos, répliquai-je au Poète, de mes qualités, ma figure doit moins te scandaliser. comme nous faisons dans les Enfers tout le contraire de ce qu´on fait dans le Monde, nous chargeons toujours les plus honnêtes diables du soin des finances et lorsqu´un homme de lettres, et surtout un poète, a recours à nous, nous lui envoyons toujours quelque diable maltotier ou financier, parce que nous savons que la faim et la soif sont les premiers maux dont nous serons obligés de le garantir". "Cela étant, dit le Poète, je change de sentiment mais exécutez le plutôt qu´il vous sera possible, les moyens dont vous vous servez pour apaiser la faim"
(...) Vous allez être content, reparti-je à l´affamé nourrisson des Muses. Aussitôt il vit paraître dans sa chambre une table fort bien garnie. "Mangeons un morceau, lui dis-je, après quoi, nous parlerons de vos affaires". Il obéit volontiers à mes ordres et fit son devoir en homme qui avait gardé un jeûne forcé. J´avais aussi moi même assez d´appétit, le voyage des Enfers à la Terre ne laisse pas que d´être fatiguant, quoiqu´il ne soit guère long, eu égard à ceux que nous nous faisons tous les jours dans des Mondes et des Planètes bien plus éloignées.
Le Poète, étonne de me voir manger, ayant enfin rompu le silence, lorsque son estomac commença d´être rempli: "Seigneur Diable, me dit-il, d´où vient faites-vous semblant de vous rassasier de ces mets, tandis que n´étant qu´un pur esprit, vous ne sauriez prendre aucune nourriture?"
Je ne pus m´empêcher de rire, sage et savant Abukibak, de la naïveté du Poète. Je vis bien que le bon homme était un parfait ignorant dans la Science de la Cabale et qu´il n´en connaissait que les évocations des Esprits qu´il avait lues dans Agrippa. "Écoutez, lui dis-je. Les Diables ont un corps et une âme ainsi que les hommes, non seulement les diables, mais les Silphes, les Salamandres et qui plus est, les Anges. Comment est-ce que nous pourrions agir sur la Matière et la Matière agir sur nous, si nous n´avions point de corps?" "L´Église, repartit le Poète, a décidé le contraire". "Vous vous trompez, répondis-je, car tout ce qu´il y a eu d´anciens Pères ont reconnu que nous avions des corps, aussi bien que les Anges. Origène, Ambroise, Basile, Justin ont pensé très sensément sur ce point. Le grand Augustin a décidé pleinement cette difficulté et si les hommes ne se plaisaient point à forger des chimères ils s´en seraient tenus à la décision de ce célèbre Docteur, qui leur a appris que les Démons avaient des corps, composés d´air épais, grossier et humide. Or, lorsque nous venons sur la Terre, nous sommes obligés de manger et de boire beaucoup, pour empêcher que l´humidité de la terre n´augmente trop celle de notre essence. Nous n´avons pas la même chose à craindre dans les Enfers, où la chaleur est si violente, que si notre humide radical n´était point aussi abondant, il serait bientôt séché et consumé entièrement. Nous mangeons donc, le plus qu´il nous est possible, sur la terre pour conserver notre santé".
"Hé quoi! répliqua le Poète surpris. Est-ce que les Diables sont quelquefois malades? "Comment, sils le sont? repartis-je, tout comme les hommes. Puisqu´ils   ont un corps matériel et organisé, il n´y a rien de si naturel que de voir qu´il doit s´y faire de temps en temps quelque changeante et y arriver qu´accident, aussi avons-nous des Médecins dans l´Enfer". "Apprenez-moi, je vous prie, dit le Poète, tuent-il les diables, comme ceux de ce pays-ci tuent les hommes?" "Non, répondis-je, parce que les Diables peuvent bien être malades, mais ne doivent mourir qu´après la fin du Monde. A cela près, les Médecins infernaux sont les mêmes que ceux de Paris. Ils guérissent très souvent par hasard, disent trois mots Grecs à leurs malades, font des expériences sur les pauvres Diables, donnent peu de remèdes à ceux qui les payent bien, laissent agir la nature et s´attribuent habilement les merveilleux effets qu´elle produit".

J. B. Boyer Argens, Lettres cabalistiques, 1754 

jueves, 26 de noviembre de 2020

D'un démon qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier du guet de la ville de Lyon

 


« Je m’étonne de l’incrédulité de ceux à qui l’on ne peut persuader que ce qu’on raconte de l’apparition des démons soit véritable. Les raisons qu’ils amènent sont si faibles qu’elles ne méritent presque point de réponse, puisqu’elles se réfutent assez d’elles-mêmes. Tout ce qu’ils allèguent pour la preuve de leur dire est qu’ils rapportent ces visions ou aux sens qui sont déçus et trompés, ou à la fausse imagination, ou aux atomes. Telles personnes sont des athées et des épicuriens qui veulent que tout arrive à l’aventure, et par conséquent, qu’il n’y ait ni bon ni mauvais esprit. Mais nous qui sommes enseignés en une meilleure école et qui savons, par le témoignage que les Saintes Écritures en rendent, que les bons et les mauvais anges apparaissent aux hommes selon qu’il plaît à Dieu, nous dirons que tels esprits se peuvent former un corps. Les bons anges, comme purs et nets de toute matière terrestre, en prennent des aériens, purs et simples, qu’ils font mouvoir par la célérité de leur flamme céleste. Et les mauvais anges, ou démons, comme élémentaires et abaissés jusqu’à la terre, prennent des corps composés de ce que plus ils désirent. Tantôt ils s’en forment d’une vapeur terrestre congelée par la froidure de l’air, et maintenant de feu, ou d’air et de feu tout ensemble, mais le plus souvent, des vapeurs froides et humides qui ne durent qu’autant qu’il leur plaît et qui se résolvent aussitôt en leur élément. Quelquefois aussi, ils se mettent dans les charognes des morts qu’ils font mouvoir et marcher, leur influant pour un temps une espèce de propriété et d’agilité. Les exemples en sont si évidents et en si grand nombre que qui les voudrait nier nierait la clarté du jour. Et particulièrement celui que je veux maintenant rapporter en cette histoire, arrivée depuis quatre ou cinq ans.

En l’une des meilleures villes de France, arrosée de deux beaux fleuves, de la Saône et du Rhône, il y avait un lieutenant du chevalier du guet nommé La Jaquière. Suivant le devoir de sa charge, il allait la nuit par la ville pour empêcher les meurtres, voleries et autres insolences et méchancetés qui ne sont que trop en usage aux bonnes villes. Mais avec cela, il se dispensait lui-même quelquefois à visiter les garces quand il en savait quelque belle, si bien qu’il était grandement blâmé de ce vice. Un soir bien tard, entre onze heures et minuit, comme il se voulait retirer chez lui, il tint ce discours à cinq de ses compagnons :

« Je ne sais mes amis, dit-il, de quelle viande j’ai mangé. Tant y a que je me sens si échauffé que, si maintenant je rencontrais le diable, il n’échapperait jamais de mes mains que premièrement je n’en eusse fait à ma volonté. »

Ô jugement incomparable de Dieu ! À peine a-t-il achevé de proférer ces paroles qu’il aperçoit en une rue, qui est proche du pont de Saône, une damoiselle bien vêtue accompagnée d’un petit laquais qui portait une lanterne. Elle marchait à grande hâte et il semblait à la voir qu’elle n’avait pas envie de séjourner guère par les rues. La Jaquière, émerveillé de voir une damoiselle si bien parée aller de nuit avec une si faible compagnie, doubla le pas avec ses compagnons et, l’ayant atteinte, il la salua. Elle, faisant une grande révérence, ôta son masque et le salua pareillement. Si La Jaquière avait été émerveillé de rencontrer une personne de ce sexe si bien couverte à une heure si indue, croyez qu’il fut encore bien étonné de voir tant de grâce et de beauté luire en son visage. Les doux regards qu’elle lui avait jetés en le saluant l’allumèrent aussitôt d’un désir amoureux, de sorte qu’attiré par cette douce amorce, il s’approcha de plus près d’elle et lui tint ce discours :

« Vraiment, madamoiselle, je suis fort ébahi de ce que vous allez par la ville si tard. N’avez-vous pas peur d’y recevoir quelque déplaisir ? Je vous accompagnerai, s’il vous plaît, jusqu’à votre logis. Je serais bien marri si une telle beauté recevait quelque affront. »

Ce disant, il la prit sous les bras sans qu’elle le refusât, au contraire, elle lui répondit en ces termes :

« Je vous remercie, monsieur, de votre courtoisie ; il n’y aura jour de ma vie que je ne me publie votre obligée. Mais pour répondre à la demande que vous me faites, pourquoi je suis si tard par les rues, vous devez savoir que j’ai soupé ce soir chez une de mes parentes, et maintenant je me retire à mon logis, encore qu’il soit si tard.

– Si j’eusse été à votre place, dit La Jaquière, j’eusse mieux aimé passer le reste de la nuit là où vous avez soupé que non pas m’exposer au hasard de quelque mauvaise rencontre.

– Je l’aurais bien fait, repart-elle, mais la nécessité me contraignait à faire autrement. »

Achevant ce discours, elle tira un grand soupir du profond de son cœur.

« Quelle nécessité, poursuit le lieutenant du guet, et qui est-ce qui peut contraindre une telle beauté capable de réduire en servitude tout le monde ?

– Mon mari, dit-elle, qui est le plus rude et le plus mauvais qu’on puisse trouver. »

La Jaquière, se voyant en si beau train pour lui offrir son service, poursuivit encore son propos en cette sorte :

« Est-il possible, dit-il, madamoiselle, qu’il y ait un mari si barbare et si dénaturé, qu’étant possesseur d’une si rare chose, il la puisse indignement traiter ? Si je le connaissais, je lui en dirais particulièrement ce qu’il m’en semble.

– Vraiment, dit cette damoiselle, on le lui a assez remontré ; il est obstiné en sa malice. Pour le présent, il est allé aux champs, ou il a feint d’y aller. S’il ne me trouvait au logis, il y aurait bien du bruit. Sa jalousie est si grande qu’il m’assommerait de coups. Il me tient en telle captivité que je n’ose presque parler à personne.

– Madamoiselle, poursuit La Jaquière, par aventure, vous ne savez pas qui je suis. Je puis faire plaisir et service à une infinité de personnes en ma charge, qui est de veiller sur les mauvaises actions des hommes. Assurez-vous que si votre mari continue à vous traiter si indignement, j’aurai moyen de vous en venger et de le rendre sage. »

Elle le remercia de sa bonne volonté et lui promit de l’en récompenser en temps et lieu. Ils poursuivirent ce discours et eurent plusieurs autres propos que La Jaquière faisait toujours tomber sur l’amour, sans qu’elle fît semblant d’en être mal contente. Cela poussait notre homme à poursuivre ses brisées avec une ardeur excessive, car il en était déjà follement passionné. Or, ils avaient loisir de discourir tout à leur aise, parce que le quartier où cette damoiselle s’allait retirer était vers Pierre-Ancise, bien éloigné du lieu où ce lieutenant du guet l’avait rencontrée.

Cependant qu’ils sont en termes où La Jaquière s’efforce de témoigner à cette damoiselle l’amour qu’il lui porte, tant par paroles que par petits attouchements, il congédie trois de ceux qui l’accompagnaient, et en retient deux avec lui, qui étaient de ses plus intimes amis, et arrive avec eux et avec cette femme vers Pierre-Ancise, à la porte d’une maison fort écartée. « C’est ici ma demeure », dit-elle, et à l’instant, le petit laquais qui portait la lanterne tire une clef qu’il avait à sa pochette et ouvre la porte. Cette maison était fort basse. Il n’y avait que deux étages contenant chacun deux membres, et encore les deux plus hauts ne servaient qu’à tenir du bois et autres choses semblables. Les deux d’en bas étaient une petite salle et une garde-robe. La salle était assez bien accommodée. Il y avait un lit de taffetas jaune et un pavillon de même étoffe, et la tapisserie était de serge jaune. C’était au mois de juillet, néanmoins le temps était un peu froid à cause d’une bise qui s’était levée. Cette damoiselle commanda au laquais d’allumer un fagot. Tandis qu’il obéit à son commandement, La Jaquière s’assied à un coin de la salle dans une chaise, et elle en une autre. Le désir qu’il avait d’éteindre le feu qui le consumait fit qu’il lui découvrit entièrement son amour et la conjura d’avoir pitié de son mal, lui promettant toutes sortes de services, pourvu qu’elle lui octroyât la courtoisie. Elle faisait semblant de le refuser, opposant l’honneur pour sa défense, l’infidélité des hommes, qui est si grande au siècle où nous sommes, et leur peu de discrétion qui publie aussitôt une faveur qu’ils ont reçue. Cet amoureux fait des serments horribles et dit que jamais elle n’aura sujet de se plaindre pour son regard, que plutôt il perdrait mille vies que de la déshonorer et qu’il est prêt de s’opposer pour son service à toutes sortes d’occasions. Enfin, après beaucoup de propos tenus d’une part et d’autre, elle consent de lui accorder sa demande, à la charge qu’il se ressouvienne de sa promesse et de ses serments. La Jaquière les lui confirme par d’autres, et au même instant, ils entrent tous deux dans la garde-robe où il y avait un petit lit de pareille étoffe que les autres, et là, ils prennent leurs déduits ensemble. Notre homme, ayant reçu l’accomplissement de ses désirs, commença de la caresser et lui protester de nouveau que jamais il n’oublierait une telle faveur, et que désormais elle pouvait disposer de lui et de ses biens comme des siens propres.

« Toutefois, dit-il, madamoiselle, bien que je vous sois si redevable, vous m’obligeriez encore davantage si vous me vouliez accorder une autre faveur.

- Et de quoi, répond-elle, me sauriez-vous requérir que je ne vous octroie, puisque je vous ai déjà été si libérale de ce que j’ai plus cher au monde ?

– Vous devez savoir madamoiselle, repart La Jaquière, que je suis venu céans en compagnie de deux des plus grands amis que j’aie au monde. Nous n’avons rien de propre, tout est commun parmi nous. Si je ne leur faisais part de ma bonne fortune, par aventure cela serait cause de rompre le lien d’amitié qui nous étreint si fermement, et par même moyen, ils pourraient publier nos amours. Je vous supplie donc que la même courtoisie que vous m’avez octroyée ne leur soit point refusée. Jamais nous n’oublierons une telle faveur et vous pourrez vous vanter désormais d’avoir trois hommes à votre commandement qui ne sont qu’un et qui ne respireront que votre obéissance.

– Hélas ! que je suis malheureuse ! répond la damoiselle. Je pensais avoir fait acquisition d’un ami qui voulût tenir chère la faveur qu’il avait reçue de moi, mais je vois maintenant qu’il ne visait à d’autre dessein qu’à tirer de moi ce qu’il désirait, puisqu’il le divise de la sorte. Est-ce ici la récompense que j’en reçois ? Estimez-vous que je sois une louve pour m’exposer à l’abandon de tant de personnes ? Je n’eusse jamais cru cela de vous qui avez reçu de moi ce qu’homme vivant, hormis mon mari, n’a jamais pu recevoir. Je vous prie, ne me parlez plus de ces choses, autrement, je me donnerais la mort de ma propre main. »

Ce disant, elle se lève et fait semblant de s’en vouloir sortir hors de la garde-robe, mais La Jaquière la retient, et puis, avec les plus belles paroles qu’il peut proférer, la supplie d’apaiser sa colère. Il l’embrasse, il la baise et s’échauffe si bien encore en son harnais qu’il continue de prendre ses plaisirs avec elle. Ayant achevé cette belle œuvre, ils sont collés bouche à bouche l’un avec l’autre, et La Jaquière, qui veut que ses compagnons aient part au gâteau, la conjure une autre fois de ce dont il l’avait auparavant requise et la flatte si bien avec tant de douces promesses qu’enfin, après beaucoup de refus et de plaintes qu’elle fait, il la fléchit à ce qu’il désire, encore qu’elle fasse semblant d’en être toute dolente. La Jaquière, ayant obtenu à grand-peine ce qu’il souhaitait, sort de la garde-robe, et s’approchant de ses compagnons qui l’attendaient avec impatience et avec un désir violent d’éteindre leur sale ardeur, guigne de l’œil à l’un d’eux afin qu’il entre au lieu où il l’avait laissée. Cet homme ne se fait guère prier. Il y trouve la damoiselle sur le lit, et sans autre cérémonie, il en fait à son plaisir. Après, il sort et l’autre qui restait y va pareillement et reçoit d’elle le don de l’amoureuse merci. Les voilà donc tous trois si aises de cette bonne fortune qu’ils ne la changeraient pas pour un empire. Chacun d’eux prend une chaise où il s’assied et la damoiselle s’assied en une autre auprès d’eux. Ils ne cessent de la contempler et de l’admirer. L’un loue son front et dit que c’est une table d’ivoire bien polie. L’autre s’arrête sur ses yeux et assure que ce sont les flambeaux dont Amour allume toutes les âmes généreuses. L’autre se met sur la louange de ses blonds cheveux qu’elle déliait, parce qu’il était temps de s’aller coucher et ne cesse de proférer tout haut que ce sont les filets où le fils de Cypris arrête la liberté des hommes et des dieux. Enfin, il n’y a partie de son corps qu’ils ne prisent. Ses mains ne vont jamais en vain à la conquête. Sa gorge surpasse la blancheur de la neige ; et les petits amours volettent à l’entour de ses joues pour y sucer les roses, les lys et les œillets que la nature y a semés. Après qu’ils ont bien chanté ses perfections, elle se lève de sa chaise, s’approche du feu et puis, se tournant vers eux, leur tient ce discours :

« Vous croyez, dit-elle, avoir fait un grand gain, d’avoir obtenu de moi l’accomplissement de vos désirs. Il n’est pas si grand que vous penseriez bien. Avec qui pensez-vous avoir eu affaire ? »

Ces hommes, étonnés d’entendre ce langage, ne savaient que répondre, lorsque La Jaquière proféra ces paroles:

« Je crois, madamoiselle, que nous avons eu affaire avec la plus belle et la plus galante dame qui vive. Quiconque dirait le contraire manquerait d’yeux ou bien de jugement.

– Vous êtes trompés, repart-elle. Si vous saviez qui je suis, vous ne parleriez point de la sorte. »

Ils furent encore plus ébahis de ces paroles et comme ils avaient tous trois les yeux fichés sur elle et qu’ils se doutaient quasi de ce qui en était, elle continua de parler à eux en ces termes :

« Je veux me découvrir à vous et vous faire paraître qui je suis. »

Ce disant, elle retrousse sa robe et sa cotte et leur fait voir la plus horrible, la plus vilaine, la plus puante et la plus infecte charogne du monde. Et au même instant, il se fait comme un coup de tonnerre. Nos hommes tombent à terre comme morts. La maison disparaît et il n’en reste que les masures d’un vieux logis découvert, plein de fumier et d’ordure. Ils demeurent plus de deux heures étendus comme des pourceaux dans le bourbier, sans reprendre leurs esprits.

Enfin, l’un d’eux commença à respirer et à ouvrir les yeux, et vit la lune qui achevait dans le ciel sa course. Il fit le signe de la croix et se recommanda à Notre-Seigneur. Il s’efforça de crier, mais la grande frayeur qu’il avait eue lui avait ôté la parole. Comme petit à petit il commençait à se plaindre, Dieu permit qu’un homme portant une lanterne s’arrêtât en ce lieu pour y décharger son ventre. Quand il entendit ces gémissements, il s’enfuit et courut pour l’annoncer aux maisons prochaines.

Le jour chassait déjà les ténèbres lorsque des voisins vinrent à grande hâte pour voir ce que c’était et trouvèrent La Jaquière qui commençait de respirer et d’implorer le secours d’en haut. Le premier, qui avait commencé à se reconnaître, se plaignait pareillement tandis que l’autre dormait d’un sommeil éternel. Il mourut de peur sur-le-champ. Ceux qui étaient accourus, ayant reconnu le lieutenant du chevalier du guet avec ses compagnons, les emportèrent chacun en son logis, tous souillés d’ordure. On enterra un des trois et les autres deux demandèrent un confesseur. La Jaquière mourut le lendemain et l’autre ne vécut que trois ou quatre jours. Ce fut celui qui raconta le succès de cette étrange aventure.

Le bruit ayant bientôt été semé par toute la ville se répandit en peu de temps par toutes les provinces de France. Ceux qui nient l’apparition des esprits ne savaient que dire, se voyant confondus par un tel exemple. Mais les chrétiens et catholiques y remarquent les justes jugements de Dieu. Ces choses n’arrivent point à ceux qui se disent de la compagnie des fidèles, qu’ils n’aient commis d’autres péchés. La paillardise attire l’adultère, l’adultère l’inceste, l’inceste le péché contre nature, et après, Dieu permet qu’on s’accouple avec le diable. Je ne dis pas que ces hommes fussent entachés de tous ces vices. Mon dessein est de ne blâmer personne. Je ne déteste que le vice et soutiens qu’on est bien délaissé de l’assistance du Saint-Esprit quand on tombe en de tels inconvénients.

Il reste maintenant à dire si c’était un vrai corps, celui avec qui ils s’accouplèrent, ou bien un corps fantastique. Pour moi, je crois fermement que c’était le corps mort de quelque belle femme que Satan avait pris en quelque sépulcre et qu’il faisait mouvoir. Et si l’on me dit qu’il n’y a pas d’apparence que le diable veuille emprunter une charogne parce qu’on le découvrirait aisément par sa puanteur, je réponds que, puisque le malin esprit a pouvoir de donner mouvement à ce qui n’en a point, il a bien aussi la puissance de lui donner telle odeur et telle couleur qu’il voudra. Joint qu’il peut tromper nos sens et s’insinuer dans eux pour nous faire prendre une chose pour une autre. Nous en avons plusieurs témoignages arrivés de notre temps. Celui de la démoniaque de Laon, entre autres, fait foi. Un diable appelé Baltazo prit le corps d’un pendu à la plaine d’Arlon, à la sollicitation d’un sorcier qui s’ingéniait de guérir la patiente. Si quelqu’un désire de savoir comme la fraude fut découverte, il ne faut que lire l’histoire de cette possédée, qui est assez commune en France.

Il y a une autre infinité de tels exemples dans les histoires anciennes et modernes. Phlégon, affranchi de l’empereur Adrien, en rapporte un étrange, d’une jeune fille nommée Philinion de Thessalie qui, après avoir été mise au sépulcre, parut à Machates le Macédonien et coucha longtemps avec lui et jusqu’à tant qu’ayant été découverts, le diable abandonna ce corps qu’il faisait mouvoir et on l’enterra pour la seconde fois, comme si elle fût encore trépassée.

Le même auteur rapporte qu’après la bataille qui se donna entre les Romains et Antiochus, roi de Syrie, aux Thermopyles, comme les Romains s’arrêtaient sur le pillage et dépouillaient les corps morts des ennemis, un capitaine du roi nommé Duplage se leva d’entre les morts, et puis, en voix grêle et déliée, proféra ces paroles :

« Ô soldats romains ! Cessez de dépouiller ceux que l’avare nautonier a déjà passés au-delà du fleuve infernal. Le grand Jupiter, de qui l’on doit redouter l’ire et la fureur, est transporté de colère pour cette cruauté et inhumanité. Un jour viendra que ce Dieu souverain couvrira votre terre d’un peuple aux sanglants exercices de Mars. Il saccagera votre pays et pillera votre grande cité. Votre empire sera par lui détruit en la même sorte que vous avez détruit les autres. »

Ces témoignages sont capables de réfuter les athées et les épicuriens qui nient l’apparition des esprits, mais l’histoire horrible et épouvantable que je vous ai déjà racontée ci-devant le témoigne encore davantage ».

 

François de Rosset, Les Histoires mémorables et tragiques de nostre temps (1615),