sábado, 10 de octubre de 2015

Le livre le plus dangereux qui n´a jamais existé








« Le livre le plus dangereux qui n´a jamais existé »… Le traité des trois imposteurs
Antonio Dominguez Leiva

À l´origine, il y a, comme bien souvent, une rumeur, entre la calomnie, le bobard et le « scoop ». En 1239 le pape Grégoire IX est en pleine « guerre froide » avec l´empereur Frédéric II, qui vit en Sicile entouré de savants des trois confessions, faisant fi des prétentions de la papauté non seulement sur le plan du pouvoir temporel mais de l´autorité religieuse même. Le Pape va alors accuser son rival politique sur le plan de l´orthodoxie : l´empereur serait pire qu´hérétique, il serait l´incarnation même de l´athéisme, concept tératologique à l´époque.
 « Ce roi de pestilence assure que l'univers a été trompé par trois imposteurs [tribus baratoribus, terme qui semble avoir été inventé pour l’occasion à partir du latin baratum, qui donnera en français « baratineur ») ; que deux d'entre eux sont morts dans la gloire, tandis que Jésus a été suspendu à une croix », écrit-il en une lettre adressée aux rois et dignitaires ecclésiastiques d'Occident.

C´est là la première mention occidentale d´un argument qui fera longtemps figure de mythe secret, scandale suprême dans la vie intellectuelle médiévale et de la première modernité. Partant du constat historique (Frédéric II était un de ceux les mieux placés pour en témoigner) que religion et pouvoir politique sont toujours imbriqués, les prétendus prophètes des grands monothéismes seraient des véritables imposteurs, « leur mobile n´étant pas religieux mais essentiellement politique. La religion n´est qu´un leurre commode pour entraîner les peuples crédules derrière eux. En faisant passer leurs législations pour des commandements divins, ils ont voulu assurer, de leur vivant et pour les générations ultérieures, la pérennité des régimes qu´ils instituaient. En fait seuls Moïse et Mahomet, parce qu´ils se sont comportés en tyrans brutaux et sans scrupules, sont parvenus à leurs fins. Jésus a échoué, faute d´avoir su se donner les moyens politiques et militaires de ses ambitions » (Didier Foucault, Histoire du libertinage, p. 239).
Cette sorte de « légende livresque » très borgésienne serait en fait née dans des cercles impies du monde musulman. Les recherches de Louis Massignon font remonter l’origine du thème à des arguments de propagande religieuse employés par Abû Tâhir Sulaymân (907-944), troisième souverain du royaume qarmate de Bahreïn fondé par une secte d’ismaéliens dissidents opposés aux fatimides. Il aurait dit : « En ce monde, trois individus ont corrompu les hommes, un berger, un médecin et un chamelier. Et ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois ». « On reconnaît dans le berger Moïse, le médecin Jésus, et le chamelier Mohammed. C’est la donnée même de la légende, fixée au moins 150 ans avant son apparition dans la Chrétienté occidentale». Il n´est pas étonnant que l´on retrouve cette idée qui ébranle « la base même de la foi » à la cour des Hohenstaufen, devenue « centre actif de culture arabe et d’indifférence religieuse » sous l’influence d’un Frédéric II tout à la fois hostile à la papauté et fasciné par le monde arabe, symbole à ses yeux de la liberté de pensée et de la science rationnelle.
La légende circule en cette moitié du XIIIe siècle où les idées fusent après le long oubli des classiques. « Cette pensée, qui poursuit comme un rêve pénible tout le xiii siècle (…) éclot anonyme, sans que personne ose l'avouer; elle est comme la tentation, comme le Satan caché au fond du cœur de ce siècle. Adopté par les uns comme un blasphème, recueilli par les autres comme une calomnie, le mot des Trois Imposteurs fut entre les mains des [Ordres] Mendiants une arme terrible, toujours en réserve pour  perdre leurs ennemis. Voulait-on diffamer quelqu'un, en faire dans l'opinion un nouveau Judas, il avait dit qu'il y a eu trois imposteurs.... et le mot restait comme un stigmate » (Renan, Averroès et l'Averroïsme : essai historique, 1866). Outre Frédéric II, sont soupçonnés de souscrire au blasphème Alphonse X le Sage, souverain espagnol qui vivait, lui aussi, au milieu de lettrés des trois confessions, ainsi que Simon de Tournai, maître parisien dont on prétend qu´il aurait perdu la tête en proférant ce blasphème devant ses étudiants. Au début du XIVe siècle le théologien Alvare Pélage, contempteur des hérésies de son temps, fait emprisonner à Lisbonne Scoto, franciscain qui y enseignait des thèses sulfureuses telles que l´éternité du monde, la négation du jugement dernier et de la résurrection de la chair ou la mortalité de l´âme… et bien entendu l´idée que « trois imposteurs ont trompé le monde : Moïse a trompé les juifs, Jésus les chrétiens et Mahomet les sarrassins ».
Le blasphème devient fantasme, celui d´un  livre dont il serait issu, emblème du livre dangereux que l´Inquisition commence justement à persécuter au moyen de l´Index. Ce livre spectral, sommet du crime scripturaire, va hanter l’esprit des érudits du Moyen-Age et de la Renaissance : le De tribus impostoribus, ou Livre des trois imposteurs. Y serait longuement étayée la thèse scandaleuse que Moïse, Jésus et Mahomet, abusant de la crédulité publique, n’avaient fait que tromper l’humanité par les moyens de la religion. La légende veut que ce traité anonyme ait voyagé clandestinement à travers toute l’Europe, à l’état de manuscrit recopié, dès le XIIIe siècle. Tout au long de l’histoire, nombreux sont ceux à qui l’on en attribuera l’écriture : « Des compilateurs idiots, qui n’ont nulle teinture de critique, ont enveloppé dans la même accusation le premier, que la moindre apparence leur a offert ; un Etienne Dolet, d’Orléans ; un François Pucci, de Florence ; un Jean Milton, de Londres ; un Merula, faux mahométan ; on y a même mêlé Pierre Arétin, sans considérer qu’il était fort ignorant, sans études, sans lettre et ne savait que sa langue naturelle ; parce qu’ils en ont ouï-parler comme d’un écrivain hardi et très licencieux et on s’est avisé de le faire auteur de ce livre », écrit M. de La Monnoye  dans la première Dissertation consacrée au sujet (1712). «  Par la même raison, on accuse Pogge et d’autres, on remonte jusqu’à Boccace, sans doute à cause de son troisième conte de son Décameron, où est rapportée la parabole des trois anneaux ressemblants, de laquelle il fait une très dangereuse application à la religion Juive, à la Chrétienne et à la Mahométane, comme s’il voulait insinuer qu’on peut embrasser indifféremment l’une des trois, parce qu’on ne sait à laquelle adjuger la préférence. On n’a pas non plus oublié Machiavel et Rabelais, que Decner nomme, et le Hollandais qui a traduit en français le livre de la religion du Médecin de Brovne, dans ses notes sur le Chapitre 20 ; outre Machiavel, on nomme Erasme ».
Ce livre qui n´existe pas accumule donc les auteurs virtuels, véritable palmarès de l´inconformisme : « Averroès l´incrédule », Boccace, Pomponazzi, Machiavel, l’Arétin, Michel Servet, Jérôme Cardan, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, Vanini, Hobbes, Spinoza, et plus tardivement, le baron d’Holbach. On reconnaît dans la liste la progression de la libre pensée vers un athéisme de plus en plus assumée, ponctuée par une série de martyres hétérodoxes célèbres. Mais, comme le remarque La Monnoye, « serait-il possible, si ce livre avait existé véritablement, qu’on ne l’eut pas réfuté, comme on a fait le livre des Préadamistes de M. de la Peyrere, et les écrits de Spinosa, l’ouvrage même de Badin ? Le Colloquium heptaploeres, quoique manuscrit, a été réfuté. Le livre de Tribus Impostoribus méritait-il plus de grâce ? D’où vient qu’il n’ait point été censuré et mis à l’index ? Pourquoi n’a-t-il point été brûlé par la main du bourreau ? Les livres contre les bonnes mœurs se tolèrent quelquefois, mais ceux qui attaquent aussi fortement le fond de la Religion ne demeurent jamais impunis. Florimond de Rémond, qui dit avoir vu le livre, affecte de dire qu’il était alors enfant, âge propre à écrire les Contes de fées ; il cite Ramus qui était mort, il y avait trente ans, et ne pouvait plus le convaincre de mensonge ; il cite Osius et Génébrard, mais en termes vagues, sans spécifier l’endroit de leurs œuvres ; il dit qu’on faisait passer ce livre de main en main, qu’on aurait plutôt dû enfermer et tenir sous la clef ».
Toujours est-il que l´idée centrale de ce texte inexistant se dissémine, laissant ainsi partout des traces de son écriture invisible. « Pomponace, Ch. 14 de son Traité de l’immortalité de l’âme, raisonnant en pur Philosophe, et faisant abstraction de la croyance Catholique, à laquelle solennellement, à la fin de ses livres, il proteste de se soumettre, a osé dire que la doctrine de l’immortalité de l’âme avait été introduite par tous les fondateurs de Religion pour contenir les Peuples dans le devoir ; en quoi, ou tout le monde, ou la plus grande partie était dupe ; parce que je suppose, ajoute-t-il, qu’il n’y ait que trois Religions, celle de Jésus-Christ, celle de Moïse et celle de Mahomet, si toutes les trois sont fausses, il s’ensuit que tout le monde est trompé : raisonnement scandaleux, et qui, nonobstant toutes les précautions de Pomponace, a donné lieu à Jacques Charpentier de s’écrier : quid vel hâc solà dubitatione in christiana Schola cogitari potest perniciosius ? » signale La Monnoye. « Cardan fait encore pis, dans le IIe de ses livres de la subtilité, il compare entre elles succinctement les quatre Religions générales, et après les avoir fait disputer l’une contre l’autre, sans qu’il se déclare pour aucune, il finit brusquement de cette sorte : his igitur arbitrio victoria relictis, ce qui signifie qu’il laisse au hasard à décider de la victoire : paroles qu’il corrige de lui-même dans la seconde édition ».
Comme on pourrait s´y attendre en toute nouvelle borgésienne (et la vie n´en est-elle pas une des plus accomplies ?) ce livre maudit devait finir par se matérialiser. Mais il aura fallu, pour cela, la « crise de la conscience européenne » étudiée jadis par P. Hazard et le Kulturkampf de plus en plus virulent des libertins érudits. Dëjà Guy Patin remarquait que, s´il n´existait pas de Traité en question, Naudé n´en ayant jamais rencontré, « il n´aurait pas été difficile d´en faire un. On retrouvera beaucoup plus tard la même remarque sous la plume de B. de la Monnoie, dans la Réponse à la Réponse, où il note que rien ne serait plus facile que de faire un tel texte, et que cela ne demanderait guère plus d´une heure. Et il annonce d´ailleurs qu´on en trouvera bientôt partout des extraits » (F. Charles-Daubert in Heterodoxy, Spinozism and Free Thought in Early-Eighteenth-Century Europe, p. 148). Flairant le bon coup, des éditeurs et des libraires vont jouer la carte du manuscrit secret afin d´appâter bibliophiles et érudits excités par la découverte d’un livre aussi rare que sulfureux que des multiples témoignages disent avoir vu ou lu sans jamais apporter des preuves tangibles.
Ironiquement, c´est peut-être le texte de La Monnoye refutant son existence qui aurait stimulé l´astuce et l´imagination des hétérodoxes, car l´anonyme Réponse à la Dissertation de M. B. De la Monnoie publiée en 1716 se termine par la description minutieuse du manuscrit, découvert dans des circonstances romanesques. Or la description de ce texte prétendument traduit du latin d’après un manuscrit volé dans la bibliothèque du Prince de Saxe, correspond en tout point au traité rédigé en français et publié en 1712 à Rotterdam sous le titre de La Vie et l’Esprit de M. Benoit Spinoza, attribué à Jean Vroesen, Jean Maximilien Lucas ou Jean Rousset de Missy (auquel on attribue justement la Réponse). Le grand nombre des manuscrits et des éditions de ce texte (celle de 1719 figure comme la première qui nous reste) qui ont survécu attestent son succès[1]. Une version sera éditée en 1721 avec le titre déjà mythique De tribus impostoribus ou Traité des trois imposteurs, matérialisant l´amalgame opéré par la Réponse. Un autre texte reprendra le titre tant convoité, le De impostouris religionum breve compendium attribué à J. F. Mayer, qui est en fait le manuscrit d´une disputatio qui s´est tenue le 3 avril 1688 à l´Université de Kiel. Ce texte attribue à J. F. Mayer entre dans le courant déiste et n´a rien à voir avec l´athéisme du texte français.
C´est alors que la légende aura la chance de devenir enfin, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manifeste caché de plusieurs générations d’esprits libres, recherché activement par les nouveaux philosophes pour le réfuter ou pour y puiser des arguments contre les religions de leur temps. Mais le résultat concret de cette opération de « matérialisation » du livre rêvé était vouée, on s´en doute, à la déception. « Un homme que son caractère et sa profession aurait dû engager à s’appliquer à d’autres matières plus convenables, s’est avisé de composer un gros ouvrage écrit en français, sous ce même titre des trois Imposteurs », écrit un critique sévère dans les Mémoires de Littérature de 1716. « Dans une préface qu’il a mise à la tête de son ouvrage, il dit qu’il y a longtemps qu’on parle beaucoup du livre des trois Imposteurs, qui ne se trouve nulle part, soit qu’il n’ait véritablement jamais existé, ou qu’il soit perdu ; c’est pourquoi il veut, pour le restituer, écrire sur le même sujet. Son ouvrage est fort long, fort ennuyeux, et fort mal composé, sans principes, sans raisonnements. C’est un amas confus de toutes les injures et invectives répandues contre les trois législateurs ».
C´est qu´entre le XIIIe siècle où le blasphème faisait figure de « ligne de fuite » colossale, échauffant les esprits (on pourrait, en commettant un péché d´anachronisme certain, associer cet appel à la dissidence au « Livre » de Goldstein dans l´univers dystopique de l´Océania d´Orwell) et le XVIIIe la théorie de la religion comme imposture a fait son chemin et perdu de sa nouveauté. Ironiquement, ce que la légende elle-même avait mis en branle avait fini par la dépasser.
« Avant que le mot Religion se fût introduit dans le monde, on n’était obligé qu’à suivre la loi naturelle, c’est-à-dire à se conformer à la droite raison », lit-on dans l´édition attribuée au matérialiste radical baron d´Holbach. « Ce seul instinct était le lien auquel les hommes étaient attachés ; et ce lien, tout simple qu’il est, les unissait de telle sorte que les divisions étaient rares. Mais dès que la crainte eût fait soupçonner qu’il y a des Dieux et des Puissances invisibles, ils s’élèvent des autels à ces êtres imaginaires, et, secouant le joug de la nature et de la raison, ils se lièrent par de vaines cérémonies et par un culte superstitieux aux vains fantômes de l’imagination. C’est de là que dérive le mot de Religion qui fait tant de bruit dans le monde. Les hommes ayant admis des Puissances invisibles qui avaient tout pouvoir sur eux, ils les adorèrent pour les fléchir, et, de plus, ils s’imaginèrent que la nature était un être subordonné à ces Puissances. Dès lors, ils se la figurèrent comme une masse morte, ou comme une esclave qui n’agissait que suivant l’ordre de ces Puissances. Dès que cette fausse idée eût frappé leur esprit, ils n’eurent plus que du mépris pour la nature, et du respect pour ces êtres prétendus, qu’ils nommèrent leurs Dieux. De là est venue l’ignorance où tant de peuples sont plongés, ignorance d’où les vrais savants les pourraient retirer, quelque profond qu’en soit l’abîme, si leur zèle n’était traversé par ceux qui mènent ces aveugles, et qui ne vivent qu’à la faveur de leurs impostures » (III, § I).
S´en suit la critique des trois imposteurs proprement dite, accumulant en une sorte de palimpseste de siècles de polémique anti-religieuse : « Parmi un grand nombre, l’Asie en a vu naître trois qui se sont distingués tant par les lois et les cultes qu’ils ont institués, que par l’idée qu’ils ont donnée de la Divinité et par la manière dont ils s’y sont pris pour faire recevoir cette idée et rendre leur lois sacrées. Moïse fut le plus ancien. Jésus-Christ, venu depuis, travailla sous son plan et en conservant le fond de ses lois, il abolit le reste. Mahomet, qui a paru le dernier sur la scène, a pris dans l’une et dans l’autre Religion de quoi composer la sienne et s’est ensuite déclaré l’ennemi de toutes les deux. Voyons les caractères de ces trois législateurs, examinons leur conduite, afin qu’on juge après cela lesquels sont les mieux fondés, ou ceux qui les révèrent comme des hommes divins, ou ceux qui les traitent de fourbes ou d’imposteurs » (III, § IX).
Chacun en prend pour son grade. A commencer par le Patriarche : « Au milieu d’une telle populace [persécutée par le souverain, et employée aux travaux les plus vils], il ne fut pas bien difficile à Moïse de faire valoir ses talents. Il leur fit accroire que son Dieu (qu’il nomma quelque fois simplement un Ange), le Dieu de leurs Pères lui était apparu : que c’était par son ordre qu’il prenait soin de les conduire ; qu’il l’avait choisi pour les gouverner, et qu’ils seraient le Peuple favori de ce Dieu, pourvu qu’ils crussent ce qu’il leur dirait de sa part. L’usage adroit de ses prestiges et de la connaissance qu’il avait de la nature, fortifia ces exhortations et il confirmait ce qu’il leur avait dit par ce qu’on appelle des prodiges, qui sont capables de faire toujours beaucoup d’impression sur la populace imbécile » (III, § X).
Jésus n´est pas en reste : « Considérant combien Moïse s’était rendu célèbre, quoiqu’il n’eût commandé qu’un peuple d’ignorants, il entreprit de bâtir sur ce fondement et se fit suivre par quelques imbéciles auxquels il persuada que le Saint-Esprit était son père, et sa mère une Vierge. Ces bonnes gens, accoutumés à se payer de songes et de rêveries, adoptèrent ces notions et crurent tout ce qu’il voulut (…)Comme le nombre des sots est infini, Jésus-Christ trouva des sujets partout, mais comme son extrême pauvreté était un obstacle invincible à son élévation [2], les Pharisiens, tantôt ses admirateurs, tantôt jaloux de son audace, le déprimaient ou l’élevaient selon l’humeur inconstante de la populace. Le bruit courut de sa Divinité, mais, dénué de forces comme il était, il était impossible que son dessein réussît. Quelques malades qu’il guérit, quelques prétendus morts qu’il ressuscita, lui donnèrent de la vogue ; mais n’ayant ni argent, ni armée, il ne pouvait manquer de périr. S’il eût eu ces deux moyens, il n’eût pas moins réussi que Moïse et Mahomet, ou que tous ceux qui ont eu l’ambition de s’élever au-dessus des autres » (III, § XII). Mahomet, enfin : « Il prit comme lui le titre de Prophète et de l’Envoyé de Dieu ; comme lui, il fit des miracles et sut mettre à profit les passions du peuple. D’abord, il se vit escorté d’une populace ignorante, à laquelle il exprimait les nouveaux oracles du Ciel. Ces misérables, séduits par les promesses et les fables de ce nouvel imposteur, répandirent sa renommée et l’exaltèrent au point d’éclipser celle de ses prédécesseurs » (III, § XXII).
La tautologie de l´exposition illustre bien le caractère opportuniste de l´ouvrage, simple amplificatio (on pourrait même dire épanadiplose métaficitonnelle) du titre légendaire, devenu « matrice » du texte (les trois imposteurs sont bel et bien des imposteurs, CQFD). Parmi les attaques à l´ouvrage proférées au sein du « parti philosophique »,  L´Epître à l'auteur du livre des Trois imposteurs [1768] de Voltaire devint un célèbre manifeste déiste, court-circuitant l´argumentation athée pour différentier ce qui relève de l´imposture des « faux » prophètes et, indépendamment de celle-ci, de l´existence d´un Être Suprême : « Pourquoi, pauvre ennemi de l'essence suprême,/    Confonds-tu Mahomet avec le Créateur,/    Et les oeuvres de l'homme avec Dieu, son auteur?.../  Corrige le valet, mais respecte le maître./ Dieu ne doit point pâtir des sottises du prêtre:/ Reconnaissons ce Dieu, quoique très-mal servi //   De lézards et de rats mon logis est rempli;/ Mais l' architecte existe, et quiconque le nie / Sous le manteau du sage est atteint de manie. (…) Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer ».
D´autres, toutefois, tels que d´Holbach (auquel sera attribuée une édition du Traité en 1768) ou Sade pousseront jusqu´au bout la démolition de la religion entamée par la critique des fondateurs des trois religions du Livre. Comme le souligne Marcolini, « c’est bien la civilisation arabe qui a fourni à l'athéisme européen cette arme cruciale, la première qui fut employée dans une guerre de plusieurs siècles contre les illusions et les infamies de la religion. (…) Jamais, sans doute, une légende n’aura eu une telle force pratique dans l’Histoire. En effet, le blasphème des Trois Imposteurs procédait pour la première fois à l’attaque du judaïsme, du christianisme et de l’islam sur un même front, autorisant par conséquent le passage de la critique des formes particulières de la religion au combat contre son essence universelle. La place de ce traité mythique dans l’histoire de la philosophie n’est donc pas univoque : il est certes le produit d’esprits qui aspiraient à s’affranchir du pouvoir temporel et spirituel des religions, mais il a aussi contribué, en tant que tel, à produire cette aspiration (et l’énergie qui fut dépensée à le rechercher n’est pas le moindre signe de ce besoin impérieux de liberté). Il a ainsi ouvert la voie de l’athéisme véritable (…) [celui qui] portait en lui la Révolution » (P. Marcolini).
L´idée se retrouvera notamment parmi les diatribes antireligieuses de Nietzsche (qui voyait en Frédéric II un « génie », un « grand esprit libre », « un athée et un ennemi de l’Eglise comme il faut, un de mes parents très proches, le grand empereur Hohenstaufen Frédéric II » (« Pourquoi j’écris de si bon livres »), notamment ce passage qui est tout à fait dans l’esprit du Traité des trois imposteurs du XVIIIe siècle avant d´opérer une déconstruction bien plus radicale : « La “loi”, la “volonté de Dieu”, le “livre sacré”, l’ “inspiration” – des mots qui ne désignent que les conditions qui permettent seules au prêtre d’arriver au pouvoir et de s’y maintenir, – ces idées se trouvent à la base de toutes les organisations sacerdotales, de tous les gouvernements ecclésiastiques et philosophico ecclésiastiques. Le “saint mensonge” – commun à Confucius, au livre de Manou, à Mahomet et à l’Eglise chrétienne -- : ce mensonge se retrouve chez Platon. “La vérité est là” : cela signifie partout où l’on entend ces mots, le prêtre ment… » (L’Antéchrist, § 56).


Bibliographie sommaire
Le traité des trois imposteurs, en ligne sur archive.org
Didier Foucault, Histoire du libertinage
Patrick Marcolini, « Le De Tribus impostoribus et les origines arabes de l’athéisme philosophique européen », Cahiers de l'ATP, octobre 2003, en ligne.
Georges Minois, Le traité des trois imposteurs. Histoire d'un livre blasphématoire qui n'existait pas, Paris, Albin-Michel, 2009


[1] Pour un aperçu des principales éditions cf. la bibliographie sommaire en ligne http://biblioweb.hypotheses.org/16070
[2]  "Jésus-Christ était de la secte des Pharisiens, c’est-à-dire des misérables et ceux-là étaient opposés aux Sadducéens, qui formaient la secte des Riches. Voyez le Talmud."