domingo, 29 de marzo de 2020

Biopolitique de la peste


Voici, selon un règlement de la fin du XVIIe siècle, les mesures qu'il fallait prendre quand la peste se déclarait dans une ville.
D'abord, un strict quadrillage spatial : fermeture, bien entendu, de la ville et du « terroir », interdiction d'en sortir sous peine de la vie, mise à mort de tous les animaux errants; découpage de la ville en quartiers distincts où on établit le pouvoir d'un intendant. Chaque rue est placée sous l'autorité d'un syndic; il la surveille; s'il la quittait, il serait puni de mort. Le jour désigné, on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison : défense d'en sortir sous peine de la vie. Le syndic vient lui-même fermer, de l'extérieur, la porte de chaque maison; il emporte la clef qu'il remet à l'intendant de quartier; celui-ci la conserve jusqu'à la fin de la quarantaine. Chaque famille aura fait ses provisions; mais pour le vin et le pain, on aura aménagé entre la rue et l'intérieur des maisons, des petits canaux de bois, permettant de déverser à chacun sa ration sans qu'il y ait communication entre les fournisseurs et les habitants; pour la viande, le poisson et les herbes, on utilise des poulies et des paniers. S'il faut absolument sortir des maisons, on le fera à tour de rôle, et en évitant toute rencontre. Ne circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la garde et aussi entre les maisons infectées, d'un cadavre à l'autre, les « corbeaux » qu'il est indifférent d'abandonner à la mort : ce sont « des gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d'offices vile et abject ».
Espace découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s'il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition. L'inspection fonctionne sans cesse. Le regard partout est en éveil : « Un corps de milice considérable, commandé par de bons officiers et gens de bien », des corps de garde aux portes, à l'hôtel de ville, et dans tous les quartiers pour rendre l'obéissance du peuple plus prompte, et l'autorité des magistrats plus absolue, « comme aussi pour surveiller à tous les désordres, voleries et pilleries ». Aux portes, des postes de surveillance; au bout de chaque rue, des sentinelles. Tous les jours, l'intendant visite le quartier dont il a la charge, s'enquiert si les syndics s'acquittent de leurs tâches, si les habitants ont à s'en plaindre; ils « surveillent leurs actions ». Tous les jours aussi, le syndic passe dans la rue dont il est responsable; s'arrête devant chaque maison; fait placer tous les habitants aux fenêtres (ceux qui habiteraient sur la cour se verraient assigner une fenêtre sur la rue où nul autre qu'eux ne pourrait se montrer) ; appelle chacun par son nom; s'informe de l'état de tous, un par un — « en quoi les habitants seront obligés de dire la vérité sous peine de la vie »; si quelqu'un ne se présente pas à la fenêtre, le syndic doit en demander raisons : « Il découvrira par là facilement si on recèle des morts ou des malades. » Chacun enfermé dans sa cage, chacun à sa fenêtre, répondant à son nom et se montrant quand on lui demande, c'est la grande revue des vivants et des morts. Cette surveillance prend appui sur un système d'enregistrement permanent : rapports des syndics aux intendants, des intendants aux échevîns ou au maire. Au début de la « serrade », un par un, on établit le rôle de tous les habitants présents dans la ville; on y porte « le nom, l'âge, le sexe, sans exception de condition » : un exemplaire pour l'intendant du quartier, un second au bureau de l'hôtel de ville, un autre pour que le syndic puisse faire l'appel journalier. Tout ce qu'on observe au cours des visites — morts, maladies, réclamations, irrégularités — est pris en note, transmis aux intendants et aux magistrats. Ceux-ci ont la haute main sur les soins médicaux; ils ont désigné un médecin responsable; aucun autre praticien ne peut soigner, aucun apothicaire préparer les médicaments, aucun confesseur visiter un malade, sans avoir reçu de lui, un billet écrit « pour empêcher que l'on ne recèle et traite, à l'insu des magistrats, des malades de la contagion ». L'enregistrement du pathologique doit être constant et centralisé. Le rapport de chacun à sa maladie et à sa mort passe par les instances du pouvoir, l'enregistrement qu'elles en font, les décisions qu'elles prennent.
Cinq ou six jours après le début de la quarantaine, on procède à la purification des maisons, une par une. On fait sortir tous les habitants; dans chaque pièce on soulève ou suspend « les meubles et les marchandises »; on répand du parfum; on le fait brûler après avoir bouché avec soin les fenêtres, les portes et jusqu'aux trous de serrure qu'on remplit de cire. Finalement on ferme la maison tout entière pendant que se consume le parfum; comme à l'entrée, on fouille les parfumeurs « en présence des habitants de la maison, pour voir s'ils n'ont quelque chose en sortant qu'ils n'eussent pas en entrant ». Quatre heures après, les habitants peuvent rentrer chez eux. Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d'écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s'exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts — tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. A la peste répond l'ordre; il a pour fonction de débrouiller toutes les confusions : celle de la maladie qui se transmet quand les corps se mélangent; celle du mal qui se multiplie lorsque la peur et la mort effacent les interdits. Il prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort, à chacun son bien, par l'effet d'un pouvoir omniprésent et omniscient qui se subdivise lui-même de façon régulière et ininterrompue jusqu'à la détermination finale de l'individu, de ce qui le caractérise, de ce qui lui appartient, de ce qui lui arrive. Contre la peste qui est mélange, la discipline fait valoir son pouvoir qui est d'analyse. Il y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la fête : les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du temps qui passe, les corps se mêlant sans respect, les individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité statutaire et la figure sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une vérité tout autre. Mais il y a eu aussi un rêve politique de la peste, qui en était exactement l'inverse : non pas la fête collective, mais les partages stricts; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l'existence et par l'intermédiaire d'une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir; non pas les masques qu'on met et qu'on enlève, mais l'assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre. S'il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d'exclusion qui ont donné jusqu'à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. Plutôt que le partage massif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l'exil-clôture; on le laisse s'y perdre comme dans une masse qu'il importe peu de différencier; les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux où les différenciations individuelles sont les effets contraignants d'un pouvoir qui se multiplie, s'articule et se subdivise. Le grand renfermement d'une part; le bon dressement de l'autre. La lèpre et son partage; la peste et ses découpages. L'une est marquée; l'autre, analysée et répartie. L'exil du lépreux et l'arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L'un, c'est celui d'une communauté pure, l'autre celui d'une société disciplinée. Deux manières d'exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d'écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d'un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels — c'est l'utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l'état de prévision), c'est l'épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l'exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la purs théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l'état de nature; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l'état de peste...


Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975

sábado, 7 de marzo de 2020

La magie féminine de Mme Cagliostro

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"Des femmes de qualité, qui avaient entendu parler de ces scènes mystérieuses et du souper d’outre-tombe de la rue Saint-Claude, se sentirent prises, à leur tour, d’un désir ardent d’être initiées aux mêmes mystères. Elles sollicitèrent, à l’insu de leurs maris, la faveur de participer à ces séances fantastiques. La plus passionnée de toutes, la duchesse de T..., fut choisie pour proposer, en leur nom, à Mme de Cagliostro, d’ouvrir pour elles un cours de magie où nul homme ne serait admis. On lui répondit avec sang-froid, que ce cours commencerait dès que le nombre des aspirantes s’élèverait à trente-six. Dans la même journée, ce nombre fut complété. 
Voilà Lorenza ou Seraphina, devenue Grande maîtresse de la maçonnerie égyptienne au même titre que son mari était Grand cophte. Elle commença par faire connaître les conditions de son cours de magie féminine, qui étaient, pour chaque adepte, de verser cent louis, de s’abstenir de tout commerce humain, à dater du jour de la demande, et de se soumettre à tout ce qui lui serait ordonné. Ces conditions acceptées, on fixa la séance au 7 août.
 La Grande maîtresse avait loué et fait préparer une vaste maison, entourée de jardins et d’arbres magnifiques, dans la rue Verte, au faubourg Saint-Honoré, quartier alors très solitaire. C’était là que la réunion devait avoir lieu. Aucune des trente-six adeptes n’y manqua, et, à onze heures, on était au grand complet.
 En entrant dans la première salle, toutes les dames furent obligées de quitter leurs vêtements, et de prendre une robe blanche, avec une ceinture de cou-leur. On les partagea en six groupes, qui se distinguaient par les nuances de leurs ceintures : six étaient en noir, six en bleu, six en coquelicot, six en violet, six en rose, six en impossible (couleur de fantaisie). On remit à chacune un grand voile, qu’elles placèrent en sautoir. On les fit ensuite entrer dans un temple éclairé par le haut de la voûte, et garni de trente-six fauteuils couverts de satin noir. Lorenza, vêtue de blanc, était assise sur une espèce de trône, assistée de deux grandes figures, habillées de telle manière qu’on ne pouvait savoir si c’étaient des hommes ou des femmes, ou encore des spectres.
 La lumière qui éclairait cette salle s’affaiblit insensiblement, et quand on put à peine distinguer les objets, la Grande maîtresse ordonna aux dames de se découvrir la jambe gauche jusqu’à la naissance de la cuisse. Elle leur commanda ensuite de lever le bras droit et de l’appuyer sur la colonne voisine. Deux jeunes femmes, à qui l’on donnait le nom de Marphise et Clorinde, entrèrent, tenant un glaive à la main, et attachèrent les trente-six dames par les jambes et par les bras au moyen de cordons de soie. Au milieu d’un silence absolu, Lorenza prononça alors un discours qui commençait ainsi : 
« L’état dans lequel vous vous trouvez est le symbole de votre état dans la société. Votre condition de femmes vous place sous la dépendance passive de vos époux. Vous portez des chaînes, si grandes dames que vous soyez. Nous sommes toutes, dès l’enfance, sacrifiées à des dieux cruels. Ah ! si, brisant ce joug honteux, nous savions nous unir et combattre pour nos droits, vous verriez bientôt le sexe orgueilleux qui nous opprime ramper à nos pieds et mendier nos faveurs... » 
Ce discours, qui semble jusque-là commenter le code de la femme libre, finit pourtant par baisser de ton, et aboutit même à des conseils pleins d’un dépit superbe, mais fort rassurants pour le droit des maris :
 « Laissons-les, s’écria la grande prêtresse, faire leurs guerres meurtrières ou débrouiller le chaos de leurs lois ; mais chargeons-nous de gouverner l’opinion, d’épurer les mœurs, de cultiver l’esprit, d’entre-tenir la délicatesse, de diminuer le nombre des infortunes. Ces soins valent bien ceux de prononcer sur de futiles querelles. » 
Après ce discours, qui fut accueilli par des acclamations enthousiastes, Marphise et Clorinde détachèrent les liens de ces dames, pour qui d’autres épreuves allaient commencer. Mais auparavant Lorenza les fortifia par cette autre allocution :
 « Recouvrez votre liberté, et puissiez-vous la recouvrer ainsi dans le monde. Oui, cette liberté, c’est le premier besoin de toute créature : ainsi donc, que vos âmes tendent de toute leur ardeur à la conquérir. Mais pouvez-vous compter sur vous-mêmes ? Êtes-vous sûres de vos forces ? Quelles garanties m’en donnerez-vous ? Adeptes qui m’écoutez, il faut subir d’autres épreuves. Vous allez vous diviser en six groupes. Chaque couleur se rendra à un des six appartements qui correspondent à ce temple ; là, de terribles tentations viendront vous assaillir... Allez, mes sœurs, les portes du jardin sont ouvertes, et la lune douce et discrète, éclaire le monde. » 
Les dames entrèrent dans les appartements qui leur étaient respectivement désignés, et dont chacun ouvrait sur le jardin. Nul ne les y suivit ; elles devaient aborder seules, dans leur force et dans leur liberté, les épreuves qui les attendaient. Elles firent, dit-on, des rencontres inouïes. Ici, des hommes les poursuivaient en les persiflant ; là, des adorateurs soupiraient dans des postures attendrissantes. Plus d’une crut se trou-ver avec son amant, tant le fantôme ou le génie qui lui apparut, avait une ressemblance frappante avec l’objet aimé. Mais le devoir et le serment prononcé com-mandaient une cruauté inflexible ; il fallut repousser, et, au besoin, maltraiter l’ombre charmante, au risque de perdre à jamais une réalité adorée. On cite une de ces dames qui, dans l’exaltation de sa vertu, n’hésita pas à fouler d’un pied ravissant, mais impitoyable, l’image qui lui représentait l’idéal de sa pensée, le rêve de son cœur.Toutes s’acquittèrent strictement de ce qui leur avait été ordonné ; l’esprit nouveau de la femme régénérée venait de triompher sur toute la ligne des trente-six ceintures. Ce fut donc avec ces symboles intacts et immaculés, qu’elles rentrèrent dans la demi-obscurité de la salle voûtée qu’on appelait le temple, pour recevoir les félicitations de la Grande maîtresse. Là, quelques minutes furent accordées au recueillement. Tout à coup, le dôme de la salle s’ouvrit, et l’on vit descendre, sur une grosse boule d’or, un homme, nu comme Adam avant le péché, qui tenait un serpent dans sa main et portait sur sa tête une flamme brillante. 
« C’est du Génie même de la vérité, dit la Grande maîtresse, que je veux que vous appreniez les secrets si longtemps dérobés à votre sexe. Celui que vous allez entendre est le célèbre, l’immortel, le divin Cagliostro, sorti du sein d’Abraham sans avoir été conçu, et dépositaire de tout ce qui a été, de tout ce qui est, et de tout ce qui sera connu sur la terre.— Filles de la terre, dit le grand cophte, dépouillez ces vêtements profanes. Si vous voulez entendre la vérité, montrez-vous comme elle. » 
Aussitôt la grande prêtresse, donnant l’exemple, ôte sa ceinture et laisse tomber ses voiles. Et les adeptes, l’imitant, se montrèrent sinon dans leur innocence, du moins dans toute la nudité de leurs charmes, aux yeux du Génie céleste.Alors ayant promené lentement sur les beautés nues ses magnétiques regards. 
« Mes filles, reprit-il, la magie tant décriée n’est, entre des mains pures, que le secret de faire du bien à l’humanité. La magie, c’est l’initiation aux mystères de la nature et la puissance d’user de cette science occulte. Vous ne doutez plus du pouvoir magique ; il va jusqu’à l’impossible, les apparitions du jardin vous l’ont prouvé ; chacune de vous a vu l’être cher à son cœur, et a conversé avec lui. Ne doutez donc plus de la science hermétique, et venez quelquefois dans ce temple où les plus hautes connaissances vous seront révélées. Cette première initiation est d’un bon augure ; elle prouve que vous êtes dignes de la vérité. Je vous la dirai tout entière, mais par gradations. Aujourd’hui, apprenez seulement de ma bouche que le but sublime de la franc-maçonnerie égyptienne, dont j’apporte les rites du fond de l’Orient, c’est le bonheur de l’humanité. Ce bonheur est illimité ; il comprend les jouissances matérielles, comme la sérénité de l’âme et les plaisirs de l’intelligence. Tel est le but. Pour y parvenir, la science nous offre ses secrets. La science pénétrant la nature, c’est la magie. Ne m’en demandez pas davantage. Vivez heureuses, et, pour cela, aimez la paix et l’harmonie ; retrempez vos âmes par les émotions douces, aimez et pratiquez le bien ; le reste est peu de chose. » 
Abstraction faite de l’appareil fantasmagorique, il n’y a rien dans cette initiation qui contraste trop avec la morale et les idées humanitaires qui avaient déjà cours dans le dix-huitième siècle. Mais l’historien, un peu suspect d’ailleurs, à qui l’on doit le plus de détails sur les actes et les prédications de Cagliostro à Paris, ajoute à ce qui précède quelques lignes d’une morale plus émancipée. Suivant lui, abjurer un sexe trompeur fut le conseil que le prétendu Génie de la vérité donna pour conclusion aux adeptes.
 « Que le baiser de l’amitié, dit-il en terminant, annonce ce qui se passe dans vos cœurs. » Et la Grande maîtresse leur apprit ce que c’était que le baiser de l’amitié.
Cela fait, le Génie de la vérité se replaça sur sa boule d’or, qui, s’élevant comme elle était descendue, l’emporta dans les profondeurs de la voûte. Pendant cette ascension, le parquet s’entr’ouvrit par le milieu, et la lumière revenant à flots dans le temple, on vit sortir de dessous terre une table splendidement ornée et délicatement servie : argenterie éblouissante, qui n’était pas une vaine apparence, belles fleurs, qui exhalaient de vrais parfums, mets et vins choisis, qui, détectant les sens, les forçaient à reconnaître leur plantureuse réalité. Dans ce souper, que les thaumaturges faisaient succéder à l’initiation, il n’y avait rien d’illusoire ou de fantastique, pas même les amants que ces dames y retrouvèrent. On soupa gaiement et de bon appétit. Il y eut des danses et des divertissements, où brillèrent les talents de Clorinde et de Marphise, naguère farouches guerrières, maintenant ravissantes almées, peut-être empruntées à l’Opéra, mais qu’on croyait importées d’Égypte en même temps que les mystères d’Anubis. 
Quand on se retira, il était trois heures du matin, preuve irrécusable que l’émancipation de la femme dans la société française avait déjà fait quelque progrès avant l’arrivée du grand cophte et de sa compagne

L. Figuier, Cagliostro. Prodiges et sortilèges