sábado, 28 de febrero de 2015

Le Sylphe



"Qu'êtes-vous? — Je suis un Sylphe. —Un Sylphe! m'écriai-je avec transport, un Sylphe! — Oui, charmante Comtesse, les aimeriez-vous? — Si je les aime, grand Dieu! Mais vous me trompez, il n'en est point, ou s'il en est, qu'est-ce que les mortels peuvent pour votre bonheur, et comment une essence aussi céleste que la vôtre peut-elle descendre au commerce des hommes? — Notre félicité, dit-il, nous ennuie quand nous ne la partageons avec personne, et tout notre soin est de chercher quelque objet aimable qui mérite de nous attacher. — Mais, interrompis-je, j'ai lu que les Sylphides étoient si belles, pourquoi ...
— Je vous entends, dit-il, pourquoi ne nous pas attacher constamment à elles? Nous ne les touchons pas assez, elles nous voient trop et ce n'est jamais que par raison et pour ne pas laisser perdre la race des Sylphes qu'elles nous accordent quelques faveurs; la même considération nous détermine, et, comme vous voyez, cela ne doit pas former entre nous des liens fort tendres : c'est à peu près agir comme vous autres humains quand vous êtes mariés. Nous cherchons des femmes qui nous tirent de notre léthargie, comme elles cherchent de leur côté des hommes qui les dédommagent de l'ennui que nous leur causons. Toutes ces choses sont réglées entre nous, et nous nous laissons de part et d'autre aller à notre penchant sans jalousie et sans mauvaise humeur. Vous rêvez, ajouta-t-il : avouez que c'est une chose gracieuse que d'avoir un Sylphe pour amant. Il n'est point, comme je vous l'ai dit, de fantaisie que nous ne satisfassions, de biens dont nous ne comblions ce que nous aimons; plus esclaves qu'amants, nous sommes soumis à toutes ses volontés, incommodes dans un point seulement. — Quel est-il? demandai-je brusquement. — Nous exigeons de la constance, et je veux bien vous avertir que la mort la plus cruelle suit toujours avec nous la moindre apparence d'infidélité. — Miséricorde! m'écriai-je, je renonce à vous pour jamais. » L'Esprit, à ce discours, fit un éclat de rire qui me fit remarquer la simplicité de ma peur. « Vous riez, mon Sylphe, lui dis-je. — Je ris, repartit-il, de ce qu'il n'y a point de femmes qui ne se révoltent sur cet article, et qui n'aiment mieux renoncer à tous les avantages que notre possession leur assure qu'à leur inconstance naturelle. —Vous vous trompez, lui dis-je : ne voulant point être inconstante, je n'ai rien à redouter, et cependant l'idée de ne le pouvoir devenir sans risque m'afflige sensiblement : vous croirez toujours ne devoir mon attachement pour vous qu'à la crainte du châtiment, vous m'en aimerez moins. 
— Pouvez-vous le croire? répondit-il. Si nous sommes gênants pour les femmes dissimulées, parce que nous savons tout ce qu'elles pensent, celles qui ont le cœur bon et droit doivent être charmées que rien ne nous échappe; nous leur tenons compte de ces délicatesses de l'âme, de ces sentiments fins que la stupidité et l'indolence des hommes n'aperçoivent pas, et plus nous connoissons leur amour, plus leur bonheur est parfait. Ne croyez cependant pas que la condition que je propose soit si terrible. Les Sylphes sont à tous égards si fort au-dessus des hommes qu'il s'en faut bien que ce soit un supplice de les aimer constamment. J'imagine que l'ennui d'une habitude où le cœur languit est la seule chose qui détermine une femme vers l'inconstance : elle ne voit plus dans un amant ces désirs tumultueux, lesquels, soit qu'elle les rebutât, soit qu'elle voulût les satisfaire, l'amusoient également. Ce n'est plus qu'un homme ennuyé qui s'excite par bienséance, qui dit nonchalamment qu'il aime, qui le prouve avec plus d'embarras encore, et dont le visage muet et glacé n'aide jamais à persuader ce que sa bouche prononce. Que fera une femme en pareil cas? Par un honneur vain et mal entendu, passera-t-elle le reste de sa jeunesse dans un lien qui ne fait plus son bonheur? Elle change et fait bien. On lui fait un crime de ce qu'elle change la première; c'est qu'elle sent plus vivement que les hommes, et qu'elle n'a pas de temps à perdre. D'ailleurs, c'est souvent par bonté pour celui qu'elle a aimé: elle le voit languir auprès d'elle sans pouvoir se résoudre à la quitter, parce qu'il craint de se déshonorer; elle lui fournit un prétexte et se charge du crime. C'est un procédé bien généreux et que les hommes ne méritent pas, car ils ont l'impertinence de s'en fâcher. 
— Les Sylphes, lui demandai-je, ne sont donc pas sujets à l'ennui et au dégoût? Ils sont sans doute aussi constants qu'ils exigent qu'on le soit pour eux. — Du moins, répondit-il, quand ils changent, c'est si subitement qu'on n'a pas le temps de s'en défier; on les voit encore amoureux un quart d'heure avant qu'ils disparaissent. —Mais quelqu'un qui s'en défierait et qui changerait avant eux? lui dis-je. —Oubliez-vous que...— Ah! je m'en souviens! Vous êtes de cruelles gens de nous priver de toutes nos ressources.— Quand, repartit-il, vous n'auriez point l'objet de la mort devant les yeux, vous ne voudriez point changer. Le meilleur moyen d'empêcher une femme d'être inconstante est de ne lui pas donner le temps d'appuyer sur un caprice; mais ce soin seroit trop fatigant pour les humains, et ce n'est qu'aux Sylphes qu'il appartient de savoir employer tous les instants et de prévenir ces fantaisies momentanées qui naissent dans votre cceur. — Je crois, lui dis-je, qu'avec ces talents heureux que vous attribuez aux Sylphes, on peut encore se dégoûter d'eux. Il est bon de nous laisser désirer quelquefois. 11 est des temps où nos réflexions sur nos plaisirs nous amusent plus que tous les empressements d'un amant; d'ailleurs, vous avouerez que des soins perpétuels fatiguent, et ce seroit assez pour m'empêcher de vous désirer que la certitude de ne vous désirer jamais vainement. 
—Ce sentiment est assez singulier, repartit-il, et je doute qu'il soit vrai. Croyez qu'avec nous on n'a pas le temps de faire ces réflexions; vous devenez Sylphides par notre commerce, et, participant à notre substance, le soin de répondre à nos empressements devient aussi léger pour vous qu'il l'est pour elles. — Vous savez lever toutes les difficultés, lui dis-je; mais, quand vous quittez une femme, lui reste-t-il quelque essence de vous? — Quelquefois, par bonté, réponditil, nous lui en enlevons une partie; par malice souvent nous la lui laissons tout entière. — Ce procédé n'est pas bon, repris-je.—Je conviens, dit-il, que nous pourrions nous dispenser de laisser après nous des désirs que nous seuls pouvons éteindre; mais nous ne connoissons que cela pour être regrettés, et c'est un plaisir qui nous touche. Vous rêvez. — Il est vrai, dis-je, je rêve que je connois dans le monde nombre de femmes Sylphides.— Oh! vraiment, me dit-il, comme c'est à la Cour que nous faisons nos plus grands coups, il n'est pas difficile d'y reconnoître nos traces; mais il me semble que cette espèce de malice ne vous effraye pas tant que la mort sur laquelle vous vous êtes tantôt récriée : elle a pourtant des inconvénients. — Je les crains, mais je puis les éviter.—En ne m'aimant pas, dit le Sylphe; vous n'y gagneriez rien : c'est aussi la punition de celles qui nous résistent. — Eh! grand Dieu, m'écriai-je, de quel côté fuir! — Laissons tout ce badinage, reprit le Sylphe. — Oh! assurément, nous le laisserons, me récriai-je tout effrayée; point de commerce, Monsieur le Démon :si vous vouliez m'engager à vous donner l'immortalité, il falloit me cacher la perversité de votre caractère et les risques qui suivent les engagements qu'on prend avec vous.
 
 — Expliquons-nous, répondit-il. Je vois que, l'esprit imbu des rêveries que le comte de Gabalis a débitées, vous croyez que vous pouvez nous donner l'immortalité; c'est-à-dire que vous faites ce que la nature n'a pas jugé à propos de faire. Je pense encore que, selon ces belles idées, vous nous croyez soumis aux foibles lumières de vos sages, et que nous descendons à leurs évocations. Quelle apparence qu'une essence supérieure à l'homme ait besoin d'être instruite par lui et puisse être forcée à lui obéir! Pour l'immortalité que vous prétendez pouvoir nous donner, cette imagination est encore ridicule, puisqu'il est à présumer qu'un commerce fréquent avec une substance inférieure avilirait la nôtre, loin de lui donner de nouvelles forces. —Je vois, lui répondis-je, que j'ai été trop crédule, mais je n'en suis pas plus disposée à vous aimer : je vous crains. — Rassurez-vous, reprit-il. Quant à la mort dont je vous ai menacée, nous n'en venons pas toujours à cette extrémité; souvent nous changeons nousmêmes, et vous pouvez alors rentrer dans vos droits; mais nous ne voulons pas plus qu'on nous prévienne que vous-mêmes quand vous êtes engagées : ce sont des affronts que vous ne pardonnez point, et notre vanité est aussi sensible que la vôtre. Quant à l'autre châtiment, à moins que vous ne me le demandiez vousmême, je vous l'épargnerai. Voyez, consultezvous, congédiez-moi bien sérieusement ou acceptez les conditions que je vous propose. — Comment voulez-vous, répondis-je, que je puisse assurer de ma tendresse quelqu'un que je ne connois pas, que je n'ai pas vu ? Je ne désavoue pas que vous ne plaisiez déjà un peu; mais si malheureusement vous n'étiez qu'un Gnome... 
N'en dites point de mal, interrompit le Sylphe. Il est vrai qu'ils ne sont pas d'une figure avantageuse, mais ils ne laissent pas de nous dérober bien des conquêtes. Ils sont parmi nous ce que les financiers sont parmi les hommes, et ce n'est pas ce que votre sexe considère le moins; tous les jours même ils nous enlèvent nos Sylphides. — Comment, lui demandai-je, une espèce aussi supérieure que la leur est-elle sensible aux présents? 
Oui, dit-il, elles prennent des Gnomes pour donner à leurs amants; et quand ce soin ne les obligeroit pas à répondre à la passion de ces esprits hideux, elles sont femelles, par conséquent capricieuses ; le changement les amuse, et la bizarrerie de leur goût est pour elles un plaisir d'autant plus touchant qu'il peut leur être reproché. Mais, ma belle Comtesse, ne voudrez-vous point me faire des questions plus intéressantes, et votre curiosité s'arrêtera-t-elle toujours sur d'aussi petits objets que ceux sur lesquels je l'ai satisfaite? Ne me permettez-vous donc point de me montrer ? — Ah! mon Sylphe, m'écriai-je, que je crains votre présence! —Que ne la souhaitez-vous ! » dit-il en soupirant. Je ne répondis moi-même que par un soupir. En ce moment une lueur extraordinaire remplit ma chambre, et je vis au chevet de mon lit le plus bel homme qu'il soit possible d'imaginer..."
 
Crébillon fils, Le Sylphe

martes, 24 de febrero de 2015

La vision de Mangocul



"Ce fut au milieu du caquet des bijoux qu'il s'éleva un autre trouble dans l'empire ; ce trouble fut causé par l'usage du penum, ou du petit morceau de drap qu'on appliquait aux moribonds. L'ancien rite ordonnait de le placer sur la bouche. Des réformateurs prétendirent qu'il fallait le mettre au derrière. Les esprits s'étaient échauffés. On était sur le point d'en venir aux mains, lorsque le sultan, auquel les deux partis en avaient appelé, permit, en sa présence, un colloque entre les plus savants de leurs chefs. L'affaire fut profondément discutée. On allégua la tradition, les livres sacrés et leurs commentateurs. Il y avait de grandes raisons et de puissantes autorités des deux côtés. Mangogul, perplexe, renvoya l'affaire à huitaine. Ce terme expiré, les sectaires et leurs antagonistes reparurent à son audience.
LE SULTAN.
Pontifes, et vous prêtres, asseyez-vous, leur dit-il. Pénétré de l'importance du point de discipline qui vous divise, depuis la conférence qui s'est tenue au pied de notre trône, nous n'avons cessé d'implorer les lumières d'en haut. La nuit dernière, à l'heure à laquelle Brahma se plaît à se communiquer aux hommes qu'il chérit, nous avons eu une vision ; il nous a semblé entendre l'entretien de deux graves personnages, dont l'un croyait avoir deux nez au milieu du visage, et l'autre deux trous au cul ; et voici ce qu'ils se disaient. Ce fut le personnage aux deux nez qui parla le premier.
« Porter à tout moment la main à son derrière, voilà un tic bien ridicule...
­ Il est vrai...
­ Ne pourriez-vous pas vous en défaire ?...
­ Pas plus que vous de vos deux nez...
­ Mais mes deux nez sont réels ; je les vois, je les touche ; et plus je les vois et les touche, plus je suis convaincu que je les ai, au lieu que depuis dix ans que vous vous tâtez et que vous vous trouvez le cul comme un autre, vous auriez dû vous guérir de votre folie...
­ Ma folie ! Allez, l'homme aux deux nez ; c'est vous qui êtes fou.
­ Point de querelle. Passons, passons : je vous ai dit comment mes deux nez m'étaient venus. Racontez-moi l'histoire de vos deux trous, si vous vous en souvenez...
­ Si je m'en souviens ! cela ne s'oublie pas. C'était le trente et un du mois, entre une heure et deux du matin.
­ Eh bien !
­ Permettez, s'il vous plaît. Je crains ; non. Si je sais un peu d'arithmétique, il n'y a précisément que ce qu'il faut.
­ Cela est bien étrange ! cette nuit donc ?...
­ Cette nuit, j'entendis une voix qui ne m'était pas inconnue, et qui criait : À moi ! à moi ! Je regarde, et je vois une jeune créature effarée, échevelée, qui s'avançait à toutes jambes de mon côté. Elle était poursuivie par un vieillard, violent et bourru. À juger du personnage par son accoutrement, et par l'outil dont il était armé, c'était un menuisier. Il était en culotte et en chemise. Il avait les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, le bras nerveux, le teint basané, le front ridé, le menton barbu, les joues boursouflées, l'oeil étincelant, la poitrine velue et la tête couverte d'un bonnet pointu.
­ Je le vois.
­ La femme qu'il était sur le point d'atteindre, continuait de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier disait en la poursuivant : « Tu as beau fuir. Je te tiens ; il ne sera pas dit que tu sois la seule qui n'en ait point. De par tous les diables, tu en auras un comme les autres. » À l'instant, la malheureuse fait un faux pas, et tombe à plat sur le ventre, s'efforçant de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier ajoutant : « Crie, crie tant que tu voudras ; tu en auras un, grand ou petit ; c'est moi qui t'en réponds. » À l'instant il lui relève les cotillons, et lui met le derrière à l'air. Ce derrière, blanc comme la neige, gras, ramassé, arrondi, joufflu, potelé, ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui de la femme du souverain pontife. »
LE PONTIFE.
De ma femme !
LE SULTAN.
Pourquoi pas ?
« Le personnage aux deux trous ajouta : C'était elle en effet, car je me la remis. Le vieux menuisier lui pose un de ses pieds sur les reins, se baisse, passe ses deux mains au bas de ses deux fesses, à l'endroit où les jambes et les cuisses se fléchissent, lui repousse les deux genoux sous le ventre, et lui relève le cul ; mais si bien que je pouvais le reconnaître, à mon aise, reconnaissance qui ne me déplaisait pas, quoique de dessous les cotillons il sortît une voix défaillante qui criait : À moi ! à moi ! Vous me croirez une âme dure, un coeur impitoyable ; mais il ne faut pas se faire meilleur qu'on n'est ; et j'avoue, à ma honte, que dans ce moment, je me sentis plus de curiosité que de commisération, et que je songeai moins à secourir qu'à contempler. »
Ici le grand pontife interrompit encore le sultan, et lui dit : « Seigneur, serais-je par hasard un des deux interlocuteurs de cet entretien ?...
­ Pourquoi pas ?
­ L'homme aux deux nez ?
­ Pourquoi pas ?
­ Et moi, ajouta le chef des novateurs, l'homme aux deux trous ?
­ Pourquoi pas ? »
« Le scélérat de menuisier avait repris son outil qu'il avait mis à terre. C'était un vilebrequin. Il en passe la mèche dans sa bouche, afin de l'humecter ; il s'en applique fortement le manche contre le creux de l'estomac, et se penchant sur l'infortunée qui criait toujours : À moi ! à moi ! il se dispose à lui percer un trou où il devait y en avoir deux, et où il n'y en avait point. »
LE PONTIFE.
Ce n'est pas ma femme.
LE SULTAN.
Le menuisier interrompant tout à coup son opération, et se ravisant, dit : « La belle besogne que j'allais faire ! Mais aussi c'eût été sa faute : Pourquoi ne pas se prêter de bonne grâce ? Madame, un petit moment de patience. » Il remet à terre son vilebrequin ; il tire de sa poche un ruban couleur de rose pâle ; avec le pouce de sa main gauche, il en fixe un bout à la pointe du coccyx, et pliant le reste en gouttière, en le pressant entre les deux fesses avec le tranchant de son autre main, il le conduit circulairement jusqu'à la naissance du bas-ventre de la dame, qui, tout en criant : À moi ! à moi ! s'agitait, se débattait, se démenait de droite et de gauche, et dérangeait le ruban et les mesures du menuisier, qui disait : « Madame, il n'est pas encore temps de crier ; je ne vous fais point de mal. Je ne saurais y procéder avec plus de ménagement. Si vous n'y prenez garde, la besogne ira tout de travers ; mais vous n'aurez à vous en prendre qu'à vous-même. Il faut accorder à chaque chose son terrain. Il y a certaines proportions à garder. Cela est plus important que vous ne pensez. Dans un moment il n'y aura plus de remède ; et vous serez au désespoir. »
LE PONTIFE.
Et vous entendiez tout cela, seigneur ?
LE SULTAN.
Comme je vous entends.
LE PONTIFE.
Et la femme ?
LE SULTAN.
Il me sembla, ajouta l'interlocuteur, qu'elle était à demi persuadée ; et je présumai, à la distance de ses talons, qu'elle commençait à se résigner. Je ne sais trop ce qu'elle disait au menuisier ; mais le menuisier lui répondait : « Ah ! c'est de la raison que cela ; qu'on a de peine à résoudre les femmes ! » Ses mesures prises un peu plus tranquillement, maître Anofore étendant son ruban couleur de rose pâle sur un petit pied de roi, et tenant un crayon, dit à la dame : « Comment le voulez-vous ?
­ Je n'entends pas.
­ Est-ce dans la proportion antique, ou dans la proportion moderne ?... »
LE PONTIFE.
O profondeur des décrets d'en haut ! combien cela serait fou, si cela n'était pas révélé ! Soumettons nos entendements, et adorons.
LE SULTAN.
Je ne me rappelle plus la réponse de la dame ; mais le menuisier répliqua : « En vérité, elle extravague ; cela ne ressemblera à rien. On dira : Qui est l'âne qui a percé ce cul-là ?... »
LA DAME.
« Trêve de verbiage, maître Anofore, faites-le comme je vous dis
ANOFORE.
« Faites-le comme je vous dis ! Madame, mais chacun a son honneur à garder... »
LA DAME.
« Je le veux ainsi, et là, vous dis-je. Je le veux, je le veux... » Le menuisier riait à gorge déployée ; et moi donc, croyez-vous que j'étais sérieux ? Cependant Anofore trace ses lignes sur le ruban, le remet en place, et s'écrie : « Madame, cela ne se peut pas ; cela n'a pas le sens commun. Quiconque verra ce cul-là, pour peu qu'il soit connaisseur, se moquera de vous et de moi. On sait bien qu'il faut delà là, un intervalle ; mais on ne l'a jamais pratiqué de cette étendue. Trop est trop. Vous le voulez ?... »
LA DAME.
« Eh ! oui, je le veux, et finissons... »
À l'instant maître Anofore prend son crayon, marque sur les fesses de la dame des lignes correspondantes à celles qu'il avait tirées sur le ruban ; il forme son trait carré, en haussant les épaules, et murmurant tout bas : « Quelle mine cela aura ! mais c'est sa fantaisie. » Il ressaisit son vilebrequin, et dit : « Madame le veut là ?
­ Oui, là ; allez donc....
­ Allons, madame.
­ Qu'y a-t-il encore ?
­ Ce qu'il y a ? c'est que cela ne se peut.
­ Et pourquoi, s'il vous plaît ?
­ Pourquoi ? c'est que vous tremblez, et que vous serrez les fesses ; c'est que j'ai perdu de vue mon trait carré, et que je percerai trop haut ou trop bas. Allons, madame, un peu de courage.
­ Cela vous est facile à dire ; montrez-moi votre mèche ; miséricorde !
­ Je vous jure que c'est la plus petite de ma boutique. Tandis que nous parlons j'en aurais déjà percé une demi-douzaine. Allons, madame, desserrez ; fort bien ; encore un peu ; encore un peu ; à merveille ; encore, encore. » Cependant je voyais le menuisier narquois approcher tout doucement son vilebrequin. Il allait... lorsqu'une fureur mêlée de pitié s'empare de moi. Je me débats ; je veux courir au secours de la patiente : mais je me sens garrotté par les deux bras, et dans l'impossibilité de remuer. Je crie au menuisier : « Infâme, coquin, arrête. » Mon cri est accompagné d'un si violent effort, que les liens qui m'attachaient en sont rompus. Je m'élance sur le menuisier : je le saisis à la gorge. Le menuisier me dit : « Qui es-tu ? à qui en veux-tu ? est-ce que tu ne vois pas qu'elle n'a point de cul ? Connais-moi ; je suis le grand Anofore ; c'est moi qui fais des culs à ceux qui n'en ont point. Il faut que je lui en fasse un, c'est la volonté de celui qui m'envoie ; et après moi, il en viendra un autre plus puissant que moi ; il n'aura pas un vilebrequin ; il aura une gouge, et il achèvera avec sa gouge de lui restituer ce qui lui manque. Retire-toi, profane ; ou par mon vilebrequin, ou par la gouge de mon successeur, je te...
­ À moi ?
­ À toi, oui, à toi... » A l'instant, de sa main gauche il fait bruire l'air de son instrument.
Et l'homme aux deux trous, que vous avez entendu jusqu'ici dit à l'homme aux deux nez : « Qu'avez-vous ? vous vous éloignez.
­ Je crains qu'en gesticulant, vous ne me cassiez un de mes nez. Continuez.
­ Je ne sais plus où j'en étais.
­ Vous en étiez à l'instrument dont le menuisier faisait bruire l'air...
­  Il m'applique sur les épaules un coup du revers de son bras droit, mais un coup si furieux, que j'en suis renversé sur le ventre ; et voilà ma chemise troussée, un autre derrière en l'air ; et le redoutable Anofore qui me menace de la pointe de son outil ; et me dit : « Demande grâce, maroufle ; demande grâce, ou je t'en fais deux... » Aussitôt je sentis le froid de la mèche du vilebrequin. L'horreur me saisit ; je m'éveille ; et depuis, je me crois deux trous au cul. »
Ces deux interlocuteurs, ajouta le sultan, se mirent alors à se moquer l'un de l'autre. « Ah, ah, ah, il a deux trous au cul !
­ Ah, ah, ah, c'est l'étui de tes deux nez ! »
Puis se tournant gravement vers l'assemblée, il dit : « Et vous, pontifes, et vous ministres des autels, vous riez aussi ! et quoi de plus commun que de se croire deux nez au visage, et de se moquer de celui qui se croit deux trous au cul ? »
Puis, après un moment de silence, reprenant un air serein, et s'adressant aux chefs de la secte, il leur demanda ce qu'ils pensaient de sa vision.
« Par Brahma, répondirent-ils, c'est une des plus profondes que le ciel ait départies à aucun prophète.
­ Y comprenez-vous quelque chose ?
­ Non, seigneur.
­ Que pensez-vous de ces deux interlocuteurs ?
­ Que ce sont deux fous.
­ Et s'il leur venait en fantaisie de se faire chefs de parti, et que la secte des deux trous au cul se mit à persécuter la secte aux deux nez ?... » Le pontife et les prêtres baissèrent la vue ; et Mangogul dit : « Je veux que mes sujets vivent et meurent à leur mode. Je veux que le penum leur soit appliqué ou sur la bouche, ou au derrière, comme il plaira à chacun d'eux ; et qu'on ne me fatigue plus de ces impertinences. »
Les prêtres se retirèrent ; et au synode qui se tint quelques mois après, il fut déclaré que la vision de Mangogul serait insérée dans le recueil des livres canoniques, qu'elle ne dépara pas.

Diderot, Les bijoux indiscrets

sábado, 14 de febrero de 2015

Freak Love




"Pendant un mois, il fut cristallisé par une passion pour une mosntruosité que l´on exhibait à l´Hippodrome : c´était une femme à deux têtes, quatre jambes et quatre bras ; elle possédait un seul bassin et un seul estomac ; on l´appelait Mani-Mina. Née en Tyrol, elle avait parcouru toues les villes de l´Allemagne, de la Suisse, de la Belgique et venait de débuter à Paris en jouant du violon du côté droit et de la clarinette du côté gauche. Elle exécutait un duo à elle seule ; la droite était soprano, la gauche contralto. Elle démentait el proverbe qui n´admet pas qu el´on fasse deux choses à la fois. Mauri en pinça pour le côté droit qui le lui rendit bien, car un soir, après une séance très appaludie, il attendit la double femme à la sortie et lui offrit à souper. Mani accepta ; Mina fit la grimace, mais elle dut se résigner. Ils se rendirent chez Maire. Ils mangèrent et burent comme six, tant et si bien qu´ils quittèrent le restaurant un peu hurluberlus. La perspective d´une nuit d´amour unique en son genre picotait délicieusement les papilles de Mauri ; il proposa des choses immorales ; l´une dit oui, l´autre dit non.
-Je ne veux pas, fit Mina.
-Et moi j´accepte, répliqua l´autre. Pourquoi refuses-tu ? Il nous faudra tout de même en arriver là un jour. Vous savez, continua-t-elle en s´adressant à Noirof, c´est la première fois… (..) nous nouons à peine les deux bouts et jusuq´ici aucun  amant ne nous a initiées aux charnelles félicités, personne ne nous a aidées. Encore, si Mina n´était pas malade ! Mais voilà, elle l´est. 78-9
Mina avait, en effet, un petit bobo à la cuisse droite, une tache rouge autour d´un bouton suppureux. Et d´autres petits points rouges s´éparpillaient un peu partout sur son pauvre squelette de corps, un corps noueux comme une racine de buis.
-Oh, je sais bien que je suis fichue !
Un frisson d´épouvante secoua l´autre : c´était la première fois que l´idée de la cessation de la vie lui était communiquée par sa sœur.

Lorsque le phénomène fut déshabillé, Mauri eut une seconde d´hésitation. Devait-il coucher avec ? Ce corps étrange, soudé au bas des reins, ne possédait qu´uen colonne vertébrale, il ressemblait, dans sa nudité, à deux veaux écorchés qui se touchent de dos à l´étal d´un boucher. Et la peau était pâle, sauf celle de Mina, bariolée de marbrures rouges. De ce corps se dégagaient deux odeurs très distinctes : une odeur de pourriture, et une odeur de chair fraîche, une odeur de vie et une odeur de mort. Ce mélange donnait des nausées. La possession d´un être pareil confinait à la profanation, mais l´attrait imprévu vainquit les scrupules de Noirof, et il passa une nuit atroce. 

Il s´égara parmi cette multitude de membres dont les uns l´attiraient, tandis que les autres le repoussaient ; il se trompa, embrassa chaudement Mina, et comme Mani protestait, il perdit la tête et voulut, pour plus de sûreté, rapprocher celles des deux sœurs, mais la colonne vertébrale s´y refusa, le corps se débanda comme un arc. Le jeu du bon Dieu lui laissa l´impression d´un cauchemar. D´aillerus, l´épiderme de Mina-Mani était visqueux pareillement à celui de la poulpe. C´est ce qui fit sans doute qu´il s´en détacha difficilement.
Il y demeura, en effet, agglutiné pendant un mois, à la grande joie des habitués de l´hippodrome. Un entrefilet ironique d´un journal du matin, qui le ridiculisait, le décida à un décollage. Il rentra rue Campagne-Première.

Le Tutu, Moeurs fin de siècle. 1891