miércoles, 5 de agosto de 2020

L´habitus et la bouffe


"Il va de soi qu’on ne peut autonomiser les consommations alimentaires, surtout saisies à travers les seuls produits consommés, par rapport à l’ensemble du style de vie : ne serait-ce que parce que le goût en matière de plats (dont les produits, surtout au degré d’indétermination où la statistique les saisit, ne peuvent donner qu’une idée très approximative) est associé, par l’intermédiaire du mode de préparation, à toute la représentation de l’économie domestique et de la division du travail entre les sexes, le goût pour les plats cuisinés (pot-au-feu, blanquette, daube) qui demandent un fort investissement de temps et d’intérêt étant en affinité avec une conception traditionnelle du rôle féminin : c’est ainsi que l’opposition est particulièrement marquée, sous ce rapport, entre les classes populaires et les fractions dominées de la classe dominante où les femmes, dont le travail a une forte valeur marchande (ce qui contribue sans doute à expliquer qu’elles aient une plus haute idée de leur valeur), entendent consacrer en priorité leur temps libre au soin des enfants et à la transmission du capital culturel et tendent à mettre en question la division traditionnelle du travail entre les sexes ; la recherche de l’économie de temps et de travail dans la préparation se conjugue avec la recherche de la légèreté et de la faible teneur en calories des produits pour incliner vers les grillades et les crudités (les « salades composées ») et aussi vers les produits et les plats surgelés, les yaourts et les laitages sucrés, autant de choix qui sont aux antipodes des plats populaires, dont le plus typique est le pot-au-feu, fait de viande à bon marché et bouillie – par opposition à grillée ou rôtie –, mode de cuisson inférieur qui demande surtout du temps. Ce n’est pas par hasard que cette forme de cuisine – on dit d’une femme qui se consacre entièrement à son foyer qu’elle est « pot-au-feu » – symbolise un état de la condition féminine et de la division du travail entre les sexes comme les pantoufles que l’on chausse avant le dîner symbolisent le rôle complémentaire dévolu à l’homme.
(...) 
Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l’idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps, c’est-à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories qu’elle emploie pour évaluer ces effets, certains d’entre eux pouvant être retenus par une classe qui sont ignorés par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes entre les différents effets : c’est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu’à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c’est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe : principe de classement incorporé qui commande toutes les formes d’incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il s’ensuit que le corps est l’objectivation la plus irrécusable du goût de classe, qu’il manifeste de plusieurs façons. D’abord dans ce qu’il a de plus naturel en apparence, c’est-à-dire dans les dimensions (volume, taille, poids, etc.) et les formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa conformation visible, où s’exprime de mille façons tout un rapport au corps, c’est-à-dire une manière de traiter le corps, de le soigner, de le nourrir, de l’entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus profondes de l’habitus : c’est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire qui peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d’autres domaines un accent, une démarche, etc.)21, et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le travail et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des propriétés corporelles.
La médiation par laquelle s’établit la définition sociale des nourritures convenables n’est pas seulement la représentation quasi consciente de la configuration approuvée du corps perçu, et en particulier de sa grosseur ou de sa minceur. C’est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en particulier la manière de tenir le corps dans l’acte de manger, qui est au principe de la sélection de certaines nourritures. Ainsi par exemple si le poisson est, dans les classes populaires, une nourriture peu convenable pour les hommes, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’une nourriture légère, qui ne tient pas au corps, et qu’on ne prépare, en fait, que pour des raisons hygiéniques, c’est-à-dire pour les malades et pour les enfants ; c’est aussi qu’il fait partie, avec les fruits (bananes exceptées), de ces choses délicates qui ne peuvent être manipulées par des mains d’homme et devant lesquelles l’homme est comme un enfant (c’est la femme qui, se plaçant dans un rôle maternel, comme elle fait dans tous les cas semblables, se chargera de préparer le poisson dans l’assiette ou de peler la poire) ; mais c’est surtout qu’il demande à être mangé d’une façon qui contredit en tout la manière proprement masculine de manger, c’est-à-dire avec retenue, par petites bouchées, en mastiquant légèrement, avec le devant de la bouche, sur le bout des dents (pour les arêtes). C’est bien toute l’identité masculine, – ce que l’on appelle la virilité –, qui est engagée dans ces deux manières de manger, du bout des lèvres et par petits morceaux, comme les femmes à qui il convient de chipoter, ou à pleine bouche, à pleines dents et par grosses bouchées, comme il convient aux hommes, au même titre qu’elle est engagée dans les deux manières, parfaitement homologues, de parler, avec le devant de la bouche ou avec toute la bouche, et en particulier le fond de la bouche, la gorge (selon l’opposition, déjà notée ailleurs, entre la bouche, la fine bouche, la bouche pincée, ou les lèvres, et la gueule, – fort en gueule, coup de gueule, engueuler et aussi « s’en foutre plein la gueule »). Cette opposition se retrouverait dans tous les usages du corps, et en particulier dans les plus insignifiants en apparence, qui, à ce titre, sont prédisposés à servir de pense-bête où sont déposées les valeurs les plus profondes du groupe, ses « croyances » les plus fondamentales. Il serait facile de montrer par exemple que les Kleenex, qui demandent qu’on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups, sont au grand mouchoir de tissu, dans lequel on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l’effort et en se tenant le nez à pleins doigts, ce que le rire retenu dans ses manifestations visibles et sonores est au rire à gorge déployée, que l’on pousse avec tout le corps, en plissant le nez, en ouvrant grande la bouche et en prenant son souffle très profond (« j’étais plié en deux »), comme pour amplifier au maximum une expérience qui ne souffre pas d’être contenue, et d’abord parce qu’elle doit être partagée, donc clairement manifestée à l’intention des autres. Et la philosophie pratique du corps masculin comme une sorte de puissance, grande, forte, aux besoins énormes, impérieux et brutaux, qui s’affirme dans toute la manière masculine de tenir le corps, et en particulier devant les nourritures, est aussi au principe de la division des nourritures entre les sexes, division reconnue, tant dans les pratiques que dans le discours, par les deux sexes. Il appartient aux hommes de boire et de manger plus, et des nourritures plus fortes, à leur image. Ainsi à l’apéritif, les hommes seront servis deux fois (et plus si c’est fête) et par grandes rasades, dans de grands verres (le succès du Ricard ou du Pernod tenant sans doute pour beaucoup au fait qu’il s’agit d’une boisson à la fois forte et abondante – pas un « dé à coudre »), et ils laisseront les amuse-gueule (biscuits salés, cacahuètes, etc.) aux enfants et aux femmes, qui boivent un petit verre (« il faut garder ses jambes ») d’un apéritif de leur fabrication (dont elles échangent les recettes). De même, parmi les entrées, la charcuterie est plutôt pour les hommes, comme ensuite le fromage, et cela d’autant plus qu’il est plus fort, tandis que les crudités sont plutôt pour les femmes, comme la salade : ce sont les uns ou les autres qui se resserviront ou se partageront les fonds de plats. La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent une petite part : ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler ; elles n’ont réellement pas envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation ; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les femmes (par exemple, manger trop de viande fait « tourner le sang », procure une vigueur anormale, donne des boutons, etc.), peuvent même susciter une sorte de dégoût."

Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979