miércoles, 22 de junio de 2016

Une mystification gastronomico-philosophique




«Dans les derniers jours du mois de janvier 1785, vingt-deux personnes, appartenant à la littérature, au théâtre et au barreau, reçurent par la poste un billet d'invitation, imprimé dans la forme des billets d'enterrement, avec des gueules béantes au lieu de têtes de mort.
Ce billet était ainsi conçu:
« Vous êtes prié d'assister au convoi et enterrement d'un Gueuleton qui sera donné le samedi 1er février par messire Balthazar Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au parlement , correspondant, pour la partie dramatique, du journal de Neufchâtel, en sa maison des Champs-Elysées.
« L'on se rassemblera à neuf heures du soir, et le souper aura lieu à dix.
« Vous êtes prié de ne point amener de laquais, parce qu'il y aura des servantes en nombre suffisant.
« Le cochon et l'huile ne manqueront point à souper.
a Vous êtes prié de rapporter le présent billet, sans lequel on ne pourra entrer. »
Ce billet d'invitation circula dans les coulisses, les cafés, les cercles et les bureaux de gazettes; il piqua la curiosité des personnes qui connaissaient le caractère original de Grimod de la Reynière, et les invités se promirent de ne pas manquer au rendez-vous.
L'amphitryon avait voulu se trouver absolument maître de l'hôtel de la Reynière et de tout le matériel de la cuisine et de l'office.
En conséquence, le matin du 1er février, il alla voir son père qui était encore au lit, et il annonça qu'il avait fait préparer pour le soir même un splendide feu d'artifice, dans lequel on verrait tous les phénomènes de la foudre céleste.
M. de la Reynière n'en demanda pas davantage; il se leva sur-le-champ, s'habilla tout à la hâte et partit pour la campague, malgré la neige qui tombait à flocons.
Madame de la Reynière n'avait pas même été avertie du départ de son mari, mais elle reçut de son fils une lettre très-respectueuse qui lui promettait pour l'après-dîner une ambassade de poissardes de la Halle, lesquelles devaient lui offrir un bouquet, l'embrasser les unes après les autres et lui réciter un compliment en l'honneur du carnaval.
Madame de la Reynière ne se sentit pas le courage d'attendre de pied ferme le compliment , le bouquet et l'accolade des dames de la Halle au poisson ; elle fit mettre les chevaux à son carrosse et s'en alla passer deux jours au château de Grosbois.
Grimod de la Reynière S'empara aussitôt de tout l'hôtel et y fit exécuter, à huis clos, tous les apprêts de son fameux souper par trois cents ouvriers tapissiers, menuisiers et décorateurs.
La grande porte resta fermée ce jour-là, et comme on venait y frapper à chaque instant, il fit apposer un écriteau portant cette inscription:
On est prié de repasser avant le jugement dernier des fermiers généraux.
Tout était en mouvement dans l'intérieur de l'hôtel ; on changeait complétement la décoration des appartements, et le bruit des marteaux se mêlait au cliquetis des casseroles et des tourne-broches.
Grimod de la Reynière présidait à tout ce remue-ménage; il avait pris pour aide et pour conseil un petit homme à la mine éveillée, à la parole joviale, à la voix grasseyante : c'était Dugazon, un des bons acteurs de la ComédieFrançaise.
L'ordonnateur de la fête avait l'air grave et presque solennel; il ne se déridait pas même en goûtant les sauces avec la conscience d'un expert juré.
A neuf heures sonnant, les convives arrivèrent coup sur coup, la plupart à pied, quelques-uns en voiture, tous en habit de gala.
Le suisse, en grand uniforme, la hallebarde au poing, se tenait à la porte d'honneur.
— Où allez-vous, monsieur? disait-il à chaque arrivant : Chez l'Oppresseur du peuple ou chez le Défenseur du peuple?
La question, posée ainsi à brûle-pourpoint, ne laissait pas que d'embarrasser ceux à qui elle s'adressait. Toutefois, on ne pouvait confondre l'avocat avec le fermier général, et chacun se rappelait que de tous temps un avocat avait passé pour le défenseur de la veuve et de l'orphelin.
On entrait donc résolûment chez le Défenseur du peuple, quand le suisse avait corné le billet d'invitation.
Mais la surprise était grande pour les invités, de se trouver d'abord dans une espèce de salle d'armes dont les murailles n'avaient pas d'autre tapisserie que des épées, des sabres, des poignards, des pistolets et des carabines, accrochés et agencés avec beaucoup de régularité et de symétrie.
Au milieu de cet arsenal, on voyait dix hérauts d'armes, casqués, cuirassés, équipés à la façon du xve siècle, debout et immobiles, la trompette à la main.
Ils étaient chargés, à tour de rôle, d'introduire les convives dans la première chambre du Gueuleton.
Cette chambre, tendue en drap rouge, n'était éclairée que par des feux de Bengale, que vomissaient deux monstres fantastiques, en bronze, dont le corps difforme renfermait un appareil pyrotechnique.
Là, un personnage inconnu, armé de pied en cap, la visière baissée et l'épée nue à la main, s'avançait d'un pas menaçant sur les nouveaux venus et leur demandait, d'une voix de stentor, s'ils étaient bien résolus à tenter l'aventure.
Sur la réponse affirmative de l'initié, qui présentait son billet, on le faisait passer dans la seconde chambre du Gueuleton.
Cette seconde chambre ressemblait à une étude de procureur; on avait peint sur les murs une multitude de sacs et de dossiers d'avocat ; elle était éclairée par un lustre en forme de balance.
Une inscription, sur un transparent lumineux, annonçait que les philosophes et les gens d'esprit devaient être à leur aise chez l'ennemi des fermiers généraux, des nobles et des sots.
Un homme d'un âge respectable, portant robe noire, perruque à marteau et bonnet carré, était assis devant une table couverte de registres et de paperasses. Il adressait la parole aux invités; il demandait lentement, froidement, tristement, à chacun, son nom, sa demeure, sa profession, ses qualités : il prenait note de tout, et il avait l'air d'un juge dressant son réquisitoire.
Après quoi, il terminait l'interrogatoire par quelque question saugrenue ou comique, à laquelle on était forcé de répondre, et cette réponse embarrassait souvent celui qui devait la faire.
On sut plus tard que le rôle du commissaire enquêteur était rempli par un bon bourgeois nommé Aze, maître fondeur, ciseleur, graveur et argenteur, demeurant à Paris, rue de la Vieille-Monnaie.
Il avait connu Grimod de la Reynière dans la loge maçonnique, où celui-ci s'était fait recevoir franc-maçon, et ils se lièrent ensemble sous les auspices de la franc-maçonnerie, qui favorisait leur goût prononcé pour la mystification.
Après toutes ces formalités, les invités étaient admis dans la salle d'assemblée, dont un huissier ouvrait la porte, en les annonçant par leurs noms, titres et qualités.
Avant qu'ils eussent le temps de se reconnaître, deux enfants de chœur grotesques les encensaient et les enveloppaient d'un nuage de fumée odorante.
Ensuite, deux joueurs de mandoline exécutaient sur leur instrument différents airs mélancoliques, en chantant des vers que Grimod de la Reynière avait composés à l'occasion de celte fête de carnaval, et qui roulaient sur le mépris des vanités humaines, sur les joies du système d'Épicure et sur le calme du vrai philosophe en face de la mort.'
La salle d'assemblée, où l'amphitryon attendait ses vingt-deux convives et les recevait avec une majesté silencieuse, c'était le grand salon du fermier général. On n'avait fait aucune innovation dans l'ameublement. Tout resplendissait de velours, de satin, de brocart, de dorure, que reflétaient les glaces des cheminées et des trumeaux; mais les lustres et les girandoles n'avaient point été allumés.
Cette vaste pièce n'était éclairée que par quatre bougies de cire verte, qu'on avait placées dans des têtes de mort, en guise de lanternes, ce qui produisait une demi-clarté sépulcrale.
Rien n'était plus étrange que ces têtes de mortlumineuses, au milieu des emblèmes riants de l'amour, de la volupté et de la richesse.
Qui le croirait? Grimod de la Reynière avait imaginé ce souper philosophique, moins pour jouir de l'étonnement de ses hôtes que pour célébrer d'une manière exceptionnelle son heureuse initiation au bonheur d'aimer.
Il fallait être Grimod de la Reynière, pour associer des idées, des impressions et des sentiments ainsi incompatibles!
Or, il était devenu amoureux d'une fdle d'Opéra, et il avait voulu prouver à vingt-deux hommes d'esprit, que, malgré toutes les folies que l'amour pourrait lui faire faire, il n'en restait pas moins philosophe.
La déesse de la fête était présente, sous des habits d'homme, avec une de ses compagnes. Grimod de la Reynière la présenta tour à tour à chacun des invités, en les priant de se souvenir que les yeux et les oreilles des femmes étaient plus faciles à s'effaroucher qu'à se fermer : il leur rappelait donc qu'ils allaient pénétrer dans le temple de la Vestale.
Ces préliminaires assez lugubres avaient mal disposé l'appétit des convives, quand on entendit sonner le glas des morts dans une salle voisine ; c'était le signal du souper.
Le maître du logis prit la main des deux femmes et ouvrit la marche, suivi des vingtdeux convives, qui s'engagèrent, à sa suite, dans un corridor entièrement obscur, non sans éprouver une vive émotion de curiosité et d'inquiétude.
La cloche tintait toujours. Les portes du salon s'étaient refermées derrière eux et ils se pressaient les uns contre les autres dans les ténèbres.
Tout à coup une toile de théâtre se lève, et l'on aperçoit la table dressée dans la salle du festin.
Cette salle, complétement tendue de noir, comme pour des funérailles, était éclairée par des lampes antiques et des candélabres gigantesques chargés de bougies; on eût dit une chapelle ardente.
De toutes parts, les attributs de la mort opposés à ceux de l'amour; des os et des têtes de mort peints ou brodés sur les tentures; des arcs et des carquois, des cœurs enflammés et des couronnes de roses.
La table représentait un immense catafalque, sur lequel brillaient aux feux des bougies les plus belles pièces d'argenterie et d'orfèvrerie. Le couvert des convives avait été préparé en vue de cette bizarre orgie : les verres de cristal étaient taillés en façon de vases lacrymatoires et de coupes funéraires; les assiettes de porcelaine peinte et dorée offraient pour sujets un ingénieux mélange d'attributs galants et funèbres, avec des devises qui tenaient aussi des deux genres.
Une couronne de cyprès et de roses était déposée sous la serviette de chaque invité, qui dut la placer sur sa tête, bon gré mal gré, pour obéir à l'injonction du Roi du festin.
On s'était mis à table, mais on ne se sentait pas trop d'humeur à boire ni à manger, en présence de cet appareil mortuaire. On mangeait du bout des lèvres, on buvait en silence, jusqu'à ce qu'on se fût familiarisé avec la physionomie assez peu réjouissante de la salle.
Mais le souper était splendide, les mets étaient succulents, les vins exquis. On ne tarda pas à oublier la forme des verres et les peintures des assiettes : on mangea bientôt à belles dents, on but à longs traits ; un aimable laisser-aller gagna l'assemblée, qui devint gaie et rieuse.
— Ce festin est l'image de la vie, dit sententieusement Grimod de la Reynière : on est heureux^ on aime, et la mort est là.
Cette réflexion philosophique faillit rembrunir les fronts et les esprits ; mais la gaieté reparut presque aussitôt, quand on vit apporter un nouveau service.
C'était le cinquième. Celui-ci n'était composé que de chair de porc accommodé de toutes les manières. On y fit largement honneur.
— Que vous semble de ce service? demanda Grimod de la Reynière en s'adressant à tous ses convives.
— Excellent! divin! admirable! parfait! sublime! telles furent les exclamations qui répondirent avec un enthousiasme flatteur à la question délicate du Lucullus goguenard.
— Messieurs, reprit-il d'un ton grave et doctoral, cette cochonaille est de la façon du charcutier Grlraod, demeurant rue Montmartre , à l'enseigne du Veau d'or, mon cousin et le cousin de mon père.
On se regarda en s'efforçant de ne pas rire, et l'on recommença de plus belle à jouer de la fourchette.
Un sixième service fut mis sur la table : il n'était formé que de salades de vingt espèces différentes.
— Avez-vous remarqué l'huile de ces salades? demanda l'amphitryon; en êtes-vous content?
— On n'en a pas de meilleure chez le roi, répondit un des dégustateurs, en se faisant l'interprète de tous.
— Eh bien, reprit d'un air glorieux Grimod de la Reynière, cette huile m'a été fournie par l'épicier Laurent, demeurant rue des Lombards, à l'enseigne de l'Olivier, mon cousin et le cousin de mon père. Je vous le recommande , ainsi que notre cousin le charcutier Grimod.
On rit cette fois à gorge déployée, et l'amphitryon, se tournant vers un scribe qui rédigeait le procès-verbal de la séance gastronomique, lui dit d'un ton solennel:
— Ne manquez pas de mettre en grosses lettres : « cousin de monsieur mon père. »
Le septième service était composé exclusivement de sucreries et de pâtes confites. On ne les ménagea pas plus que le reste, et les soupeurs donnèrent quelque répit à leur estomac fatigué, en croquant des douceurs.
Grimod de la Reynière attendit qu'ils eussent goûté à tous les bonbons, pour leur faire sa question sacramentelle: « Êtes-vous content du confiseur? »
— Oui! oui! s'écrièrent à la fois tous les assistants qui avaient encore la bouche pleine.
— J'en suis très-flatté pour lui et pour moi, dit le plaisant amphitryon, car ce confiseur, qui se nomme Genin, et qui excelle dans l'art des devises de bonbons, est le petit-cousin de ma mère. Je vous le recommaude surtout pour les dragées de baptême.
Il y eut encore un huitième et un neuvième service, mais Grimod de la Reynière avait épuisé la liste de ses parents roturiers et marchands; il ne nomma pas le pâtissier et le fruitier qui avaient fourni les fruits et les pâtisseries; il se contenta de porter deux santés, l'une à l'Amour et l'autre à la Mort.
En ce moment, une galerie supérieure qui régnait autour de la salle à manger se remplissait de spectateurs, auxquels l'amphitryon avait permis de jeter un coup d'œil sur le souper.
Trois cents billets avaient été distribués à cet effet, et les porteurs de ces billets furent introduits à deux heures du matin.
A peine étaient-ils entrés, qu'un orchestre caché exécuta un Requievi à la sourdine, tandis que des choristes chantaient, sur un mode vif et joyeux, des airs à boire et des ariettes d'opéra-comique.
Ce mélange de gai et de triste, de religieux et de profane, n'était pas fait pour favoriser la digestion des convives. Ils firent la grimace et s'arrêtèrent sur les dernières limites de leur appétit.
Ce n'est pas tout : les chanteurs entonnèrent le De profundis, et l'orchestre se mit à jouer des valses et des contredanses. Mais l'auditoire n'avait pas envie de danser, en écoutant les lamentables mélodies du psaume des morts.
Pendant qu'un silence glacial se répandait autour de la table où l'on ne voyait plus qu'une représentation funèbre, le service qui avait été fait jusque-là par des filles assez jolies, en costume de nymphes et de bacchantes, changea de personnel": de véritables croque-morts, tout de noir habillés, avec de longs crêpes flottants, apportèrent le café et les liqueurs.
— En vérité, mon cher ami, dit tout haut un jeune avocat, nommé M. de Bonnières, que l'amphitryon avait placé à sa droite, cela passe la plaisanterie : on va nous mettre aux PetitesMaisons, en sortant d'ici.
Il y avait des murmures et des cris désapprobateurs dans la galerie haute, où ce spectacle lugubre trompait désagréablement l'attente des curieux.
Grimod de la Reynière ordonna de faire évacuer la galerie, mais il refusa obstinément de rendre la liberté aux vingt-deux victimes de son Gueuleton sépulcral.
On commençait à se fâcher contre lui et on allait quitter la table, de gré ou de force, quand les lumières s'éteignirent à la fois et la salle fut plongée dans une obscurité complète.
Alors un coup de tam-tam donna le signal des apparitions fantasmagoriques, qui se dessinèrent en traits de feu sur les murailles et sur le plafond, au cliquetis des chaînes de fer qu'on agitait, au son des porte-voix qu'on embouchait, au fracas du tonnerre qu'on imitait.
L'art de la fantasmagorie était encore peu connu à cette époque, où il faisait pourtant de merveilleux progrès, sans sortir des cabinets de physique. On l'employait presque exclusivement aux initiations de la franc-maçonnerie, à laquelle Grimod de la Reynière l'avait emprunté perfidement, pour soumettre à une épreuve décisive les cerveaux et les estomacs de ses convives.
La moitié d'entre eux, il faut l'avouer, n'avaient pas résisté à l'épreuve, et le souper menaçait de se terminer par une indigestion générale, lorsque la fantasmagorie laissa respirer son monde.
Les lumières reparurent comme par enchan^ tement, mais il ne restait rien de la décoration funéraire qui formait tout à l'heure un contraste si pénible avec l'objet de la réunion épulatoire. Tentures noires, catafalques, devises et emblèmes de mort, tout s'était évanoui avec les ténèbres.
La salle du souper n'était plus qu'une admirable serre-chaude, remplie de plantes rares et odoriférantes, avec des jets d'eau, des bassins peuplés de poissons rouges et des volières remplies d'oiseaux du Brésil.
A cet aspect réjouissant, la mauvaise humeur des convives n'eut pas le courage d'éclater. Mais, quoiqu'une troupe de bergers et de bergères, dans le style Watteau, distribuât des glaces et des sorbets, la plupart des invités demandèrent à se retirer.
Il était quatre heures du matin. La fête avait . coûté plus de dix mille livres. J
Le lendemain, Grimod de la Reynière fit distribuer aux pauvres les reliefs du souper, devant la porte de l'hôtel.
Il avait fait dresser minutieusement le procès-verbal de cette étrange farce de carnaval. Il en présenta une copie à son père, en le priant de payer les frais, qu'il ne pouvait payer, lui, sur sa pension annuelle de quinze mille livres.
Le fermier général lui demanda ce que signifiaient ces cérémonies funéraires mêlées aux joyeuses orgies d'un souper.
Grimod de la Reynière répondit qu'il avait donné ce souper en l'honneur de mademoiselle Quinault, comédienne du Théâtre-Français, qui venait de mourir et qui était fort liée avec sa mère; il ajouta qu'il avait voulu faire honte aux héritiers collatéraux de cette actrice célèbre , lesquels n'avaient pas envoyé de billet d'enterrement à ses amis, et s'étaient bornés à la faire enterrer presque en cachette.
— La meilleure manière d'honorer les morts, dit-il, c'est de faire acte de bon vivant en mémoire d'eux.
Le souper de l'hôtel de la Reynière fut l'entretien de tout Paris; on en racontait des particularités monstrueuses, qui ne reposaient pas même sur un fond de vraisemblance. Les gazettes recueillirent les échos confus de cette nuit de surprises et de mystifications, plus tristes que plaisantes.
Moufle d'Angerville, qui rédigeait la suite des Mémoires secrets de Bachaumont, hésita quelque temps sur le récit qu'il adopterait.
«Jusqu'à présent, écrivait-il à la date du 7 février, on n'a remarqué que de la singularité dans la conduite de M. Grimod de la Reynière, mais il vient de se permettre une farce de carnaval, qui, par certains traits de méchanceté, le fait assimiler au marquis de Brunoy, qu'on s'imagine voir revivre en lui. » Presque tous les convives du Gueuleton avaient été malades, les uns d'avoir trop bu et trop mangé, les autres d'avoir éprouvé des émotions trop vives; plusieurs, d'un esprit plus faible et plus timoré, eurent des hallucinations et des accès de délire. L'amphitryon était au comble de ses vœux : il occupait les cent voix de la Renommée et il devenait un personnage à la mode.
Il avait trop bien réussi dans cet essai de mystification gastronomico-philosophique, pour s'en tenir à son premier succès. Le public, d'ailleurs, qui avait recherché avidement les détails les plus insignifiants du souper des funérailles de mademoiselle Quinault, s'était émerveillé surtout de certains mystères francmaçonniques , que les convives eux-mêmes n'avaient pas remarqués.
Ainsi, la salle du festin était éclairée par trois cent trente-neuf bougies, divisées par groupes formant des problèmes astronomiques; chacun des neuf services se composait de treize plats, correspondant aussi à des symboles de la science; les mets et les vins se présentaient par nombres impairs, qui pouvaient donner lieu à de prodigieux résultats mathématiques, etc.
Tout cela était très-obscur et très-ridicule; mais Grimod de la Reynière, qui avait imaginé, peut-être après coup, ces allégories numérales , n'en passa pas moins pour un autre Cagliostro.
Il eut néanmoins le bon goût de ne pas renouveler son souper funéraire, comme l'espéraient beaucoup de ses amis, et il attendit au carnaval de l'année suivante, pour essayer d'une autre espèce de souper. »

Lacroix,
Histoire des mystificateurs et des mystifiés, I


sábado, 11 de junio de 2016

Saint-simonisme burlesque



BOUFFANTIN.
Mes frères et mes sœurs, sans vous parler latin,
Je vous dirai : Je suis le père Bouffantin,
Je viens vous enseigner le vrai Saint-Simonisme;
Sachez bien que le Globe est notre catéchisme.
Et d'abord nous prenons dans l'intérêt commun
Le bien de tout le monde et le bien de chacun;
De la propriété l'abus est effroyable,
L'hérédité n'est pas chose plus raisonnable:
Nous brisons l'héritage et la propriété,
Et c'est par numéros et par capacité
Qu'on aura des maisons, des châteaux et des terres
Dont chacun doit jouir, hors les propriétaires.
Louis-bronze.
Ce culte est merveilleux pour les gens qui n'ont rien.
Coquetier.
Je suis gueux comme un rat, numérotez-moi bien.
MARIE.
Votre culte est un peu comme la loterie;
Que j'attrape un bon lot, vite je me marie!
BOUFFANTIN.
Du tout ; le mariage est un noeud immoral:
Nous le supprimons net. Hein! cela n'est pas mal? I
MARIE.
Bah! plus de mariage?
BOUFFANTIN.
Ainsi que les fortunes
Deviennent en commun, les femmes sont communes,
Et les enfans aussi ; car, grâces à nos lois,
On pourra divorcer tous les premiers du mois.
LOUIS-BRONZE.
C'est quelque chose encor!
BOUFFANTIN.
C'est une garantie
Contre le crime affreux de la polygamie.
Nous déclarons la femme en pleine liberté,
Et l'égale de l'homme en fait d'humanité.
LOUIS-BRONZE.
La femme aura le droit de porter les culottes?
BOUFFANTIN.
Même des pantalons, des gilets et des bottes;
Mais ce foyer d'amour qui doit nous arriver,
La femme vraiment libre est encore à trouver...
Et s'il est dans ces lieux d'honnêtes demoiselles
Qui veulent...
LOUIS-BRONZE.
Dans Paris, j'en sais des ribambelles.
BOUFFANTIN.
Nous n'y renonçons pas, cela viendra plus tard;
Nous en dénicherons sans doute quelque part.
Eu attendant, mes sœurs, venez, soyez des nôtres;
Nos actes valent bien les Actes des Apôtres.
"Vous, mes frères, soyez croyans et généreux,
Et cotisez-vous tous pour assister nos dieux;
Soyez de Saint-Simon les soutiens les plus fermes,
Prêtez-nous huit cents francs, le pape doit deux termes.
COQUETIER.
Et quand votre système aura partout le pas,
Serons-nous plus heureux?
BOUFFANTIN.
Frère, n'en doutez pas!
Oui, quand le monde entier, de Paris jusqu'en Chine,
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O divin Saint-Simon ! sera dans ta doctrine,
L'âge d'or doit renaître avec tout son éclat,
Les fleuves rouleront du thé, du chocolat;
Les moutons tout rôtis bondiront dans la plaine,
Et les brochets au bleu nageront dans la Seine;
Les épinards viendront au monde fricassés
Avec des croûtons frits tout autour concassés;
Les arbres produiront des pommes en compottes,
Et l'on moissonnera des carricks et des bottes;
Il neigera du vin, il pleuvra des poulets,
Et du ciel tomberont des canards aux navets...
Je reviendrai tantôt pour savoir, sans mystère,
Qui veut porter ses pas au fond du sanctuaire.
Mais je vous dois d'abord un avis important:
C'est qu'une fois entré on ne rend pas l'argent.
(Il sort avec dignité.)
LOUIS-BRONZE.
Si j'y comprends un mot, je veux que l'on me pende!
COQUETIER.
Mais c'est tout bonnement de l'argent qu'il demande.
Parbleu! rien n'est plus cher, en notre beau pays,
Que les dieux, les amours et les billets gratis.
LOUIS-BRONZE.
Vous raisonnez fort bien, pour un apothicaire;
Mais venez, j'ai besoin de votre ministère.
v. , . (Tout le monde sort,)
Langlé et Vanderburch : Louis-Bronze et le Saint-Simonien
(Théâtre du Palais Royal, 27 février 1832).