viernes, 31 de octubre de 2014

Ambrose Vollmer, l´Empereur du Pacifique



"Son côté le plus grand, qui faisait face à la porte, était creusé de niches larges d'un mètre et hautes du double. Dans chaque niche, un être humain était maintenu, suspendu, retenu... Un être humain ? Ou bien un monstre, le produit de quelque cauchemar ?

M. Bour-Lollay, livide, se sentit flageoler.
Dans la première niche, sur sa gauche, un homme emmailloté de linges sanglants était debout. De sa face, l'on ne voyait que la bouche et les yeux, qui étaient fermés. L'homme dormait d'un sommeil hypnotique, qui le faisait ressembler à un mort, ou à un masque de cire. Au-dessus de lui, groupés sur une tablette de verre vert, toutes sortes de bobines, de transformateurs, d'instruments bizarres, se distinguaient. Ils étaient reliés par des fils de cuivre soigneusement isolés, avec les différentes parties du corps du dormeur.
 
La deuxième était "habitée" par un autre martyr.
Celui-là, l'on ne voyait rien de lui, sinon une vague forme humaine, comme le corps d'un mort à travers son suaire. Lui aussi était environné, enveloppé comme dans un filet, par un réseau de fils électriques qui s'enfonçaient dans les bandages qui le recouvraient.
Plus loin, la troisième niche contenait quelqu'un dont on ne voyait rien, sinon un énorme casque de cuivre cylindrique, auquel étaient fixés des petits cadrans et des minuscules ampoules électriques.
M. Bour-Lollay vit que la quatrième et cinquième niche renfermaient, elles aussi, des paquets de pansements lardés de fils électriques, et qui affectaient vaguement la forme d'un corps humain.
Au-dessus de chaque niche, entre sa partie supérieure et la tablette de verre supportant les différents appareils, une fiche était accrochée à un clou.
M. Bour-Lollay y lut des signes bizarres, se rapportant à des mesures radio-électriques, du moins, il le supposa.
Scournec était sans doute parmi les occupants des niches ? Et Christian Nordard aussi ?  Mais où ? Dans lesquelles ?
Qu'importait, d'ailleurs ? Où qu'ils fussent, personne, en ce monde, ne pouvait rien pour eux.
Titubant, comme ivre d'épouvante, d'horreur, M. Bour-Lollay longea lentement la muraille.
Un choc à la tête le fit sursauter violemment. Il avait heurté un crochet de fer placé à l'extrémité d'une chaîne pendant d'un petit chariot suspendu au plafond, parallèlement à la rangée de niches.
M. Bour-Lollay comprit : ce chariot devait servir, sans doute, à hisser les infortunés, lorsqu'on les plaçait dans les sépulcres où ils allaient souffrir les tortures imaginées par Ambrose Vollmer.
Machinalement, M. Bour-Lollay tâta son pistolet automatique. Il contenait encore trois balles. Largement de quoi tuer !
M. Bour-Lollay revint sur ses pas et s'arrêta. Il était tellement imbibé d'horreur qu'il en avait presque oublié pourquoi il était là.
Il eut un violent frisson, et, brusquement, s'approcha du premier individu de la rangée, celui dont on voyait les yeux et la bouche.
Il dormait. M. Bour-Lollay étendit la main vers lui, eut une courte hésitation, et, doucement, le secoua.
L'homme ne se réveilla pas. M. Bour-Lollay renouvela sa tentative, avec plus de force.  Il vit les yeux de l'inconnu s'ouvrir et darder un regard épouvanté, cependant que, de sa bouche, sortait un gémissement de souffrance.
– Grâce ! hoqueta-t-il d'une voix rauque. Gr...âââce ! ... Tuez-moi ! ... Ne me faites plus souffrir ! ...Pitié ! ...
– Je suis un ami ! ... rassurez-vous ! articula avec lenteur M. Bour-Lollay, dont l'émotion était tellement intense qu'il pouvait à peine former ses mots.
Mais l'homme ne comprit pas et ne s'arrêta pas de gémir ;
M. Bour-Lollay dut renouveler encore deux fois son explication. Finalement, l'infortuné cessa d'implorer, mais continua de lancer à la ronde des regards de terreur.
– Je suis un ami ! reprit M. Bour-Lollay. Une victime, comme vous, du docteur Vollmer ! ...
L'homme ne répondit pas, mais M. Bour-Lollay entendit ses dents qui s'entre-choquaient.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il doucement.
L'homme demeura muet, mais M. Bour-Lollay, en suivant la direction de son regard, vit qu'il fixait le pistolet qu'il tenait à la main.
– Si... vous avez... encore un peu de pitié dans le cœur, parla enfin l'inconnu, achevez-moi ! ... Par ce que vous avez de plus sacré ! ... Achevez-moi ! ... une balle dans la tête ! ... Oh ! ...oh ! oh ! oh ! oh ! ... Ah ! ...
– Mais je peux vous sauver ! s'écria M. Bour-Lollay. Essayer de vous enlever d'ici, de...
– Je n'ai plus de pieds, ni de mains, sir ! ... J'ai la plupart des nerfs à vif, avec des fils de haute et basse fréquence fixés à leur extrémité... et le sort des autres est pire !
"Le troisième... le Français ! Il est au dernier degré de l'expérience ! ...
"Il ne voit plus, il n'entend plus, il ne sent plus, il ne parle plus ! ... Plus d'yeux, ni de langue, ni de tympan ! A la place des bobines d'induction... des modulateurs... Le docteur veut le transformer en récepteur de T.S.F. vivant ! ... Le plus sensible qu'il soit !
"Son système nerveux est "accordé". Chaque fois que l'on touche aux condensateurs qui sont sur son casque, il souffre affreusement... Il faut qu'il souffre ! Le docteur dit qu'il a pu augmenter sa sensibilité à la souffrance ! ... Le docteur dit qu'il est presque au point ! ...
"Il est nourri artificiellement... et il vit... et il réagit ! ... Il vit juste pour souffrir ! ...
"Et nous, nous nous acheminons vers ce sort... par étapes...
"Le docteur procède avec méthode...
"Moi, je vois et j'entends encore... je peux parler et me nourrir... mais mes voisins sont déjà aveugles et muets... et, lorsque les expériences qu'ils subissent seront finies, mon tour viendra !
"Maintenant que vous savez, n'allez-vous pas faire cesser mes souffrances ? Si vous n'êtes pas un bourreau et un monstre comme le docteur, vous le ferez ! ...
L'infortuné, qui avait parlé vite, tout d'une traite, d'une voix sifflante, se tut, à bout de forces, mais ses yeux restèrent fixés sur M. Bour-Lollay, sur son browning.
Un silence suivit, pendant lequel seul s'entendit la respiration précipitée du martyr.
M. Bour-Lollay avait la bouche sèche, la gorge serrée.
– Il n'y avait qu'un Français ici ? demanda-t-il.
– Oui...
– Il y a longtemps qu'il est ici ?
– Plusieurs mois, sir ! ... Tuez-moi ! Tuez-moi !
Plusieurs mois ! ... Alors, c'était Nordard qui vivait, sous le casque de cuivre.
– Et vous, il y a longtemps que... vous êtes ici ? insista le baron Mektoub.
L'homme, qui espérait par sa docilité obtenir la fin de ses souffrances, répondit sans hésiter :
– Quatre mois... ou à peu près, sir ! ... J'étais commissaire à bord d'un paquebot britannique, le Magdalena, où j'ai seul survécu après les gaz asphyxiants et aveuglants... et l'on m'a transporté ici.
– Alors, on ne peut plus communiquer avec le Français ? questionna brusquement M. Bour-Lollay. Il ne voit plus, il n'entend plus... Comment est-ce que le docteur communique avec lui alors ?
– Par un système de télégraphe... comme le morse ! ... il frappe sur le casque ! ... Les vibrations se transmettent au diaphragme du... du patient... qui répond en soufflant dans un sifflet extrêmement sensible... Je sais cela pour l'avoir entendu expliquer par le docteur à un autre homme...
– Et si... le Français ne voulait pas répondre ?
– Il subirait sa punition... des décharges électriques très douloureuses. Car il peut encore raisonner ! Son cerveau est intact. Le docteur Vollmer le soigne particulièrement ! ...
"Sir ! Au nom de votre mère, si vous avez un peu de pitié, tuez-moi ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Tuez-moi ! ... ;
" Vous devriez nous achever tous ! Les autres... ils ne peuvent pas parler, ils ne peuvent rien faire pour communiquer avec vous, mais, s'ils pouvaient... O Dieu !
La voix de l'infortuné chavira. Ses yeux se fermèrent. Entre les paupières, M. Bour-Lollay vit couler de petites larmes qui roulèrent sur la peau et disparurent dans les pansements qui recouvraient presque entièrement le visage du misérable.
La main du baron se crispa sur son pistolet. Mais il n'acheva pas le geste commencé. Il hésitait. Il ne savait plus que faire ! Achever ainsi un homme, si grandes que fussent ses souffrances, lui apparaissait comme un assassinat.
– Un instant ! dit-il.
L'ancien commissaire ne lui répondit pas. Il rouvrit les yeux et le regarda avec une expression d'atroce détresse.
M. Bour-Lollay marcha en titubant vers l'homme au casque...
Il frappa contre la carapace de cuivre. Appelant à lui ses souvenirs, car il avait été télégraphiste lors de son service militaire, il composa cette phrase en télégraphe morse, des coups légers formant les points et des coups plus appuyés les traits :
– Je suis Bour-Lollay, de Paris ! ... Etes-vous Christian Nordard ?
Sa phrase terminée, M. Bour-Lollay attendit.
Tout d'abord, il n'entendit rien et se demanda si son signal avait été compris, avec l'espoir que ce n'était pas Nordard qui était dans la niche.
Mais une série de sifflements irréguliers qu'il traduisit instinctivement au fur et à mesure qu'ils étaient émis, arriva à son oreille :
– Oui... je suis Christian Nordard ! Vous êtes prisonnier ?
– Non ! ... Je suis seul ici... m'étant évadé...
– Alors, tuez-moi ! ... Tournez le premier et le quatrième commutateurs qui sont au-dessus de moi ! Tournez-les vers la gauche, et je serai foudroyé ! ... Je vous demande cette dernière preuve d'amitié, Bour-Lollay ! ... et ne dites pas à mon frère comment je suis mort.
 
M. Bour-Lollay tressaillit. Ainsi, Christian Nordard ne savait pas que son frère était mort! Mais qu'importait ! C'était bien loin, tout cela.
Comme il ne répondait pas, le sifflement reprit :
–... après, vous soulèverez la trappe qu'il y a au bout de la galerie ici... Elle donne dans les réserves d'explosifs  ; vous ferez tout sauter...
"Ma cervelle bout ! ... Faites vite ! ... Adieu !"
Machinalement, M. Bour-Lollay regarda le sol cimenté et aperçut, à quelques mètres de lui, la plaque de fer d'une trappe...
Christian Nordard avait raison ! ... Il fallait tout détruire !
Les appartements d'Ambrose Vollmer n'étaient pas loin, sans doute ; le médecin assassin serait anéanti en même temps que ses victimes ! ... Ce serait bien ainsi.
De nouveau le sifflement s'entendit :
– Achevez-moi ! ... Achevez-moi ! ... On peut venir ! ... Adieu !
– Adieu ! composa M. Bour-Lollay, sur le casque de cuivre."

 José Moselli, L´empereur du Pacifique



miércoles, 29 de octubre de 2014

Mortelle satyriasis



"Lorsque les ténèbres eurent envahi la chambre où il se trouvait avec Polidori, les douleurs aiguës de Jacques Ferrand cessèrent peu à peu.
– Pourquoi as-tu autant tardé à éteindre cette lampe ? dit Jacques Ferrand. Était-ce pour me faire endurer les tourments de l’enfer ? Oh ! que j’ai souffert… mon Dieu, que j’ai souffert !
– Maintenant, souffres-tu moins ?
– J’éprouve encore une irritation violente… mais ce n’est rien auprès de ce que je ressentais tout à l’heure.
– Je te l’avais dit : dès que le souvenir de cette femme excitera l’un de tes sens, presque à l’instant ce sens sera frappé par un de ces terribles phénomènes qui déconcertent la science, et que les croyants pourraient prendre pour une terrible punition de Dieu…
– Ne me parle pas de Dieu ! s’écria le monstre en grinçant des dents.
– Je t’en parlais… pour mémoire… Mais, puisque tu tiens à ta vie, si misérable qu’elle soit… songe bien, je te le répète, que tu seras emporté pendant une de ces crises furieuses, si tu les provoques encore…
– Je tiens à la vie… parce que le souvenir de Cecily est toute ma vie…
– Mais ce souvenir te tue, t’épuise, te consume !
– Je ne puis ni ne veux m’y soustraire… Je suis incarné à Cecily comme le sang l’est au corps… Cet homme m’a pris toute ma fortune, il n’a pu me ravir l’ardente et impérissable image de cette enchanteresse ; cette image est à moi ; à toute heure elle est là comme mon esclave… elle dit ce que je veux ; elle me regarde comme je veux… elle m’adore comme je veux ! s’écria le notaire dans un nouvel accès de passion frénétique.
– Jacques ! ne t’exalte pas ! souviens-toi de la crise de tout à l’heure !
Le notaire n’entendit pas son complice, qui prévit une nouvelle hallucination.
En effet, Jacques Ferrand reprit en poussant un éclat de rire convulsif et sardonique :
– M’enlever Cecily ! Mais ils ne savent donc pas qu’on arrive à l’impossible en concentrant la puissance de toutes ses facultés sur un objet ? Ainsi tout à l’heure… je… vais monter dans la chambre de Cecily, où je n’ai pas osé aller depuis son départ… Oh ! voir… toucher les vêtements qui lui ont appartenu… la glace devant laquelle elle s’habillait… ce sera la voir elle-même ! Oui, en attachant énergiquement mes yeux sur cette glace… bientôt j’y verrai apparaître Cecily, ce ne sera pas une illusion, un mirage, ce sera bien elle, je la trouverai là… comme le statuaire trouve la statue dans le bloc de marbre… Mais, par tous les feux de l’enfer, dont je brûle, ce ne sera pas une pâle et froide Galatée.
– Où vas-tu ? dit tout d’un coup Polidori en entendant Jacques Ferrand se lever, car l’obscurité la plus profonde régnait toujours dans cette pièce.
– Je vais trouver Cecily…
– Tu n’iras pas ! l’aspect de cette chambre te tuerait.
– Cecily m’attend là-haut.
– Tu n’iras pas, je te tiens, je ne te lâche pas, dit Polidori en saisissant le notaire par le bras.
Jacques Ferrand, arrivé au dernier degré de l’épuisement, ne pouvait lutter contre Polidori qui l’étreignait d’une main vigoureuse.
– Tu veux m’empêcher d’aller trouver Cecily ?
– Oui, et d’ailleurs il y a une lampe allumée dans la salle voisine ; tu sais quel effet la lumière a tout à l’heure produit sur ta vue.
– Cecily est en haut… elle m’attend… je traverserais une fournaise ardente pour aller la rejoindre… Laisse-moi… elle m’a dit que j’étais son vieux tigre… prends garde, mes griffes sont tranchantes.
– Tu ne sortiras pas ! je t’attacherai plutôt sur ton lit comme un fou furieux.
– Polidori, écoute, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, je sais bien que Cecily n’est pas matériellement là-haut… mais, pour moi, les fantômes de mon imagination valent des réalités…
– Silence ! s’écria tout à coup Polidori en prêtant l’oreille, tout à l’heure j’avais cru entendre une voiture s’arrêter à la porte ; je ne m’étais pas trompé ; j’entends maintenant un bruit de voix dans la cour.
– Tu veux me distraire de ma pensée ; le piège est grossier.
– J’entends parler, te dis-je, et je crois reconnaître…
– Tu veux m’abuser, dit Jacques Ferrand interrompant Polidori, je ne suis pas ta dupe…
– Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n’entends-tu pas ?
– Laisse-moi !… Cecily est là-haut, elle m’appelle ; ne me mets pas en fureur. À mon tour je te dis : Prends garde !… Entends-tu ? prends garde…
– Tu ne sortiras pas…
– Prends garde…
– Tu ne sortiras pas d’ici, mon intérêt veut que tu restes…
– Tu m’empêches d’aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu meures… Tiens donc ! dit le notaire d’une voix sourde.
Polidori poussa un cri.
– Scélérat ! tu m’as frappé au bras, mais ta main était mal affermie ; la blessure est légère, tu ne m’échapperas pas…
– Ta blessure est mortelle… c’est le stylet empoisonné de Cecily qui t’a frappé ; je le portais toujours sur moi ; attends l’effet du poison. Ah ! tu me lâches, enfin, tu vas mourir… Il ne fallait pas m’empêcher d’aller là-haut retrouver Cecily… ajouta Jacques Ferrand en cherchant à tâtons dans l’obscurité à ouvrir la porte.
– Oh !… murmura Polidori, mon bras s’engourdit… un froid mortel me saisit… mes genoux tremblent sous moi… mon sang se fige dans mes veines… un vertige me saisit !… Au secours !… cria le complice de Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri : Au secours !… je meurs !…
Et il s’affaissa sur lui-même.
Le fracas d’une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri d’angoisse de Polidori.
Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l’obscurité, ouvrit brusquement la porte de la pièce voisine et s’y précipita, son dangereux stylet à la main…
Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance, le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.
– Monstre ! s’écria Rodolphe en s’avançant vers Jacques Ferrand, c’est ma fille que tu as tuée ! tu vas…
Le prince n’acheva pas, il recula épouvanté…
On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.
Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable tomba la face contre terre en poussant un cri qui n’avait rien d’humain.
Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité profonde avait suspendu l’action, lorsque Jacques Ferrand entra dans cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d’éblouissements plus vertigineux, plus intolérables que s’il eût été jeté au milieu d’un torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.
Et ce fut un épouvantable spectacle que l’agonie de cet homme qui se tordait dans d’épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses ongles, comme s’il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.
Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé de conduire le prince jusqu’à la porte de cette pièce, restaient frappés d’horreur.
Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un canapé.
On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à l’action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment ; mais lorsqu’il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri…
Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.
Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa violence même.
Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort s’ensuivît, la douleur visuelle cessa… mais, suivant la marche normale de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette crise.
Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique ; ses paupières, jusqu’alors obstinément fermées, s’ouvrirent brusquement ; au lieu de fuir la lumière, ses yeux s’y attachèrent invinciblement ; ses prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires, semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique ; son corps et ses membres restèrent d’abord dans une immobilité complète ; ses traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements nerveux.
Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n’avait plus rien d’humain ; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant l’intelligence de l’homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable un caractère absolument bestial.
Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l’avait appelé son tigre ; peu à peu sa raison s’égara ; il s’imagina être un tigre.
Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son cerveau et l’étrange aberration qui s’en était emparée. Peu à peu ses membres, jusqu’alors roides et immobiles, se détendirent ; un brusque mouvement le fit choir du canapé ; il voulut se relever et marcher ; mais, les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile, tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux… allant, venant, deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.
Tapi dans l’un des angles de la chambre, comme un tigre dans son repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante ressemblance avec cette bête féroce.
– Tigre… tigre… tigre que je suis, disait-il d’une voix saccadée, en se ramassant sur lui-même, oui, tigre… Que de sang !… Dans ma caverne… cadavres déchirés ! La Goualeuse… le frère de cette veuve… un petit enfant… le fils de Louise… voilà des cadavres… ma tigresse Cecily prendra sa part… Puis, regardant ses doigts décharnés, dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il ajouta ces mots entrecoupés : Oh ! mes ongles tranchants… tranchants et aigus… Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi… On n’oserait pas me disputer ma tigresse Cecily… Ah ! elle appelle !… elle appelle ! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant l’oreille.
Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en disant :
– Non… j’avais cru l’entendre… elle n’est pas là… mais je la vois… Oh ! toujours, toujours !… Oh ! la voilà… Elle m’appelle, elle rugit, rugit là-bas… Me voilà… me voilà…
Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s’arrêtait, semblant écouter attentivement.
– Où est-elle ? où est-elle ? j’approche, elle s’éloigne… Ah !… là-bas… oh ! elle m’attend… va… va… mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs… Ah ! ses grands yeux féroces… ils deviennent languissants, ils implorent… Cecily, ton vieux tigre est à toi, s’écria-t-il.
Et d’un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser sur ses genoux.
Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans suite, et s’écriant d’une voix entrecoupée :
– Quelle morsure… au secours… nœuds glacés… mes bras brisés… je ne peux pas l’ôter… dents aiguës… Non, non, oh ! pas les yeux… au secours… un serpent noir… oh ! sa tête plate… ses prunelles de feu. Il me regarde… c’est le démon… Ah ! il me reconnaît… Jacques Ferrand… à l’église… saint homme… toujours à l’église… va-t’en… au signe de la croix… va-t’en…
Et le notaire se redressant un peu, s’appuyant d’une main sur le parquet, tâcha de l’autre de se signer.
Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à perdre de leur transparence ; ils devenaient ternes, glauques.
Tous les symptômes d’une mort prochaine se manifestaient.
Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et muets, comme s’ils eussent été sous l’obsession d’un rêve abominable.
– Ah !… reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et se soutenant d’une main, le démon… disparu… je vais à l’église… je suis un saint homme… je prie… Hein ? on ne le saura pas… tu crois ? non, non, tentateur… bien sûr ! Le secret ? Eh bien ! qu’elles viennent… ces femmes… Toutes… oui, toutes… si on ne sait pas.
Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put suivre les dernières convulsions de l’agonie sensuelle… Les deux pieds dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son fougueux délire, il évoquait encore des images d’une volupté mortelle.
– Ah !… reprit-il d’une voix haletante, ces femmes… ces femmes ! Mais le secret ! Je suis un saint homme ! Le secret ! Ah ! les voilà ! trois… Elles sont trois ! Que dit celle-ci ? Je suis Louise Morel… Ah ! oui… Louise Morel… je sais… Je ne suis qu’une fille du peuple… Vois, Jacques… quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules… Tu trouvais mon visage beau… Tiens… prends… garde-le… Que me donnera-t-elle ? Sa tête… coupée par le bourreau… Cette tête morte, elle me regarde… Cette tête morte… elle me parle… Ses lèvres violettes, elles remuent… Viens ! viens ! viens ! Comme Cecily… non… je ne veux pas… je ne veux pas… démon… laisse-moi… va-t’en… vas-t’en ! Et cette autre femme ! oh ! belle ! belle ! Jacques… je suis la duchesse… de Lucenay… Vois ma taille de déesse… mon sourire… mes yeux effrontés… Viens ! viens ! oui… je viens… mais attends ! Et celle-ci… qui retourne son visage ! Oh ! Cecily ! Cecily ! Oui… Jacques… je suis Cecily… Tu vois les trois Grâces… Louise… la duchesse et moi… choisis… Beauté du peuple… beauté patricienne… beauté sauvage des tropiques… L’enfer avec nous… Viens ! viens !… L’enfer avec vous !… Oui, s’écria Jacques Ferrand en se soulevant sur ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.
Ce dernier élan convulsif fut suivi d’une commotion mortelle.
Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient sortir de leur orbite ; d’atroces convulsions imprimaient à ses traits des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque arrache au visage des cadavres ; une écume sanglante inondait ses lèvres ; sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d’un hydrophobe, car, dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable… épouvantable punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.
La vie du monstre s’éteignit au milieu d’une dernière et horrible vision, car il balbutia ces mots :
– Nuit noire ! noire… spectre… squelettes d’airain rougi au feu… m’enlacent… leurs doigts brûlants… ma chair fume… ma moelle se calcine… spectre acharné… non ! non… Cecily ! le feu… Cecily !…
Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand…
Rodolphe sortit épouvanté."

Eugène Sue, Les Mystères de Paris

sábado, 25 de octubre de 2014

La fabrique de crimes




« Voici déjà plusieurs années que les fabricants de crimes ne livrent rien. Depuis que l’on a inventé le naturalisme et le réalisme, le public honnête autant qu’intelligent crève de faim, car, au dire des marchands, la France compte un ou deux millions de consommateurs qui ne veulent plus rien manger, sinon du crime.
Or, le théâtre ne donne plus que la gaudriole et l’opérette, abandonnant le mélodrame.
Une réaction était inévitable. Le crime va reprendre la hausse et faire prime. Aussi va-t-on voir des plumes délicates et vraiment françaises fermer leur écritoire élégante pour s’imbiber un peu de sang. La jeune génération va voir refleurir, sous d’autres noms, des usines d’épouvantables forfaits !
(…)nous proclamons dès le début de cette oeuvre extraordinaire, qu’on n’ira pas plus loin désormais dans la voie du crime à bon marché.
Nous avons rigoureusement établi nos calculs : la concurrence est impossible.(…) En moyenne, chaque chapitre contiendra, soixante-treize assassinats, exécutés avec soin, les uns frais, les autres ayant eu le temps d’acquérir, par le séjour des victimes à la cave ou dans la saumure, un degré de montant plus propre encore à émoustiller la gaieté des familles.
Les personnes studieuses qui cherchent des procédés peu connus pour détruire ou seulement estropier leurs semblables, trouveront ici cet article en abondance. Sur un travail de centralisation bien entendu, nous avons rassemblé les moyens les plus nouveaux. Soit qu’il s’agisse d’éventrer les petits enfants, d’étouffer les jeunes vierges sans défense, d’empailler les vieilles dames ou de désosser MM. les militaires, nous opérons nous-mêmes.
En un mot, doubler, tripler, centupler la consommation d’assassinats, si nécessaire à la santé de cette fin de siècle décadent, tel est le but que nous nous proposons. Nous eussions bien voulu coller sur toutes les murailles de la capitale une affiche en rapport avec l’estime que nous faisons de nous-même ; mais notre peu d’aisance s’y oppose et nous en sommes réduits à glisser ici le texte de cette affiche, tel que nous l’avons mûrement rédigé :
Succès, inouï, prodigieux, stupide !
La fabrique de crimes
AFFREUX ROMAN
Par un assassin
L’Europe attend l’apparition de cette oeuvre extravagante où l’intérêt concentré au-delà des bornes de l’épilepsie, incommode et atrophie le lecteur !
Tropmann était un polisson auprès de l’auteur qui exécute des prestiges supérieurs à ceux de
LÉOTARD.
100
feuilletons, à soixante-treize assassinats donnent un total superbe de
7.300 victimes
qui appartiennent a la France, comme cela se doit dans un roman national. Afin de ne pas tromper les cinq parties du monde, on reprendra, avec une perte insignifiante, les chapitres qui ne contiendront pas la quantité voulue de Monstruosités coupables, au nombre desquelles, ne seront pas comptés les vols, viols, substitutions d’enfants, faux en écriture privée ou authentique, détournements de mineures, effractions, escalades, abus de confiance, bris de serrures, fraudes, escroqueries, captations, vente à faux poids, ni même les
ATTENTATS À LA PUDEUR,
ces différents crimes et délits se trouvant semés à pleines mains dans cette oeuvre sans précédent, saisissante, repoussante, renversante, étourdissante, incisive, convulsive, véritable, incroyable, effroyable, monumentale, sépulcrale, audacieuse, furieuse et monstrueuse,
en un mot,
CONTRE NATURE,
après laquelle, rien n’étant plus possible, pas même la
Putréfaction avancée,
il faudra
Tirer l’échelle ! ! !"

Paul Féval, La fabrique de crimes

Les suicidés érotomanes



"Tant que l’érotomanie n’entraîne que des larmes, de l’attendrissement, des extravagances ou du désespoir, la maladie reste silencieusement enfouie dans l’intérieur des familles ; mais lorsque des actes graves sont commis, ils viennent nécessairement retentir devant les tribunaux. Il n’est pas très-rare, par exemple, lorsque l’amour est mutuel et qu’il est menacé d’être invinciblement entravé, que l’un des amants tue l’autre et se suicide immédiatement après. Les catastrophes de cette nature sont considérées le plus souvent comme entachées d’égarement, comme involontaires, et celui qui, par hasards vient à survivre et passe en justice voit diminuer d’ordinaire de plusieurs degré l’échelle de la pénalité.
L’exemple suivant est certainement l’un des plus curieux qui aient été consignés dans les annales judiciaires :
François-Antoine Ferrand, commis drapier, âgé de dix-huit ans, tomba éperdument amoureux d’une jeune ouvrière connue sous le nom de Mariette. L’affection fut mutuelle, les intentions restèrent pures. Les familles s’opposèrent au mariage des jeunes gens et Mariette, menacée d’être conduite au couvent des dames Saint-Michel si elle ne rompait avec Ferrand et n’épousait un sieur Roux, déclara qu’elle ne consentirait pas à se séparer de l’homme qu’elle aimait et qu’elle préférait plutôt mourir.
Ferrand et Mariette, bien convaincus de l’opposition formelle de leurs parents, se donnèrent un dernier rendez-vous pour en finir. Après avoir froidement arrêté toutes les dispositions de leur fin tragique, ils se rendirent ensemble, à onze heures du soir, dans le bois de la Groue, prés Chars, et après des adieux touchants et des scènes émouvantes d’attendrissement, « Mariette me rappela, dit Ferrand, la promesse que je lui avais faite de ne rien lui refuser. Mariette voulait être frappée en dormant, mais elle ne put s’endormir. Elle m’a dit de lui tirer un coup de pistolet ; j’ai balancé longtemps. Mes deux pistolets étaient chargés : il y en avait un pour elle et l’autre pour moi. Je lui ai tiré un coup de pistolet dans la tête, qui n’a fait que l’étourdir ; elle m’a engagé à lui en tirer un second. Je ne voulais plus la frapper ; alors je lui dis : “Demain matin, à huit heures, je te remettrai dans la voiture.” Je voulais mourir seul… Mais elle a persisté, et je lui ai tiré un second coup de pistolet dans la tète ; je l’ai crue morte. Je l’ai prise sur mon épaule pour la descendre dans le bas du bois. Je me suis arrêté une fois, et je l’ai déposée à terre où elle est restée cinq minutes ; je l’ai chargée de nouveau sur mes épaules, et je l’ai portée à l’endroit où elle a été trouvée. C’est vers quatre heures du matin que cela est arrivé ; lorsqu’elle a été déposée à terre pour la seconde fois, je me suis aperçu qu’elle n’était pas morte. Elle paraissait beaucoup souffrir ; elle me disait : “Achève-moi, achève-moi !” »
Ferrand plongea alors un couteau-poignard dans le sein de Mariette, puis il se trouva mal, ne reprit connaissance qu’au grand jour et voulut se tuer. « Je suis remonté en haut du bois pour reprendre mes pistolets, qui y étaient restés. Je suis redescendu, j’ai accroché ma chemise â une branche du pommier, je m’y suis pendu par le cou et je me suis tiré un coup de pistolet dans la bouche. La détonation m’a fait tomber sur le bord du fossé sans connaissance. J’étais, lorsque je repris connaissance, à quarante pas de Mariette. Je voulus lui arracher le poignard pour m’en frapper, mais elle le serrait si fortement que je ne pus l’arracher de sa main. J’ai voulu faire usage des pistolets, mais le froid, la souffrance m’avaient saisi et il m’a été impossible de charger mes armes. Je connaissais dans le ruisseau qui était prés de la un endroit très-profond ; j’y allais, lorsque j’aperçus deux hommes ; je me détournai alors, et, après avoir ôté ma redingote, je mis mes deux mains dans les goussets de mon pantalon, je me précipitai dans le ruisseau, à l’endroit même où je me trouvais. »
Ferrand fut trouvé là sans connaissance et mis en état d’arrestation.
Devant la cour d’assises de Seine-et-Oise (mars 1858), le docteur Peyrou fut interroge sur l’état où se trouvait l’accusé, peu de temps après l’événement : « Ferrand, dit-il, semblait avoir perdu toute conscience de sa situation ; il écoutait sans entendre, il regardait sans voir ; ce ne fut qu’au moment où M. le juge de paix me demanda si la jeune fille n’était pais enceinte, qu’un indicible mouvement d’indignation illumina son regard. Puis il retomba dans l’abattement. Plus tard, il demanda par signe de l’eau pour laver ses plaies, puis quelques aliments qu’il ne put prendre. »
Les docteurs Peyron, Bastide, David et Deslions affirmèrent devant la cour que l’infortunée Mariette était morte avec tous les caractères révélateurs de la virginité.
Ferrand fut acquitté [4].
Les doubles suicides par asphyxie, dans la même chambre, sur le même lit, s’observent volontiers. Quelques lignes à l’adresse d’un ami ou de l’autorité tentent la justification de cette mort volontaire et en assignent l’unique cause au mauvais vouloir des deux familles ou seulement de l’une d’elles. Dans deux cas parfaitement authentiques, les deux jeunes gens étaient tout habillés, la main dans la main, et les investigations médico-légales ont démontré que la jeune fille avait été chastement respectés..."


Henri Legrand du Saulle,
L’Érotomanie
La folie devant les tribunaux (Chapitre XIII - § I)

viernes, 24 de octubre de 2014

Beaumarchais, le Sherlock Holmes galant





GAITE FAITE A LONDRES
ADRESSEE A L'EDITEUR DE LA CHRONIQUE DU MATIN
6 mai 1776.
Monsieur l'Editeur,
Je suis un étranger, Français, plein d'honneur. Si ce n'est pas vous apprendre
absolument qui je suis, c'est au moins vous dire en plus d'un sens qui
je ne suis pas ; et, par le temps qui court, cela n'est pas tout à fait inutile à
Londres.
Avant-hier au Panthéon, après le concert et pendant qu'on dansait, j'ai
trouvé sous mes pieds un manteau de femme, de taffetas noir, doublé de
même et bordé de dentelle. J'ignore à qui ce manteau appartient ; je n'ai jamais
vu, pas même au Panthéon, la personne qui le portait, et toutes mes recherches
depuis n'ont pu rien m'apprendre qui fût relatif à elle.
Je vous prie donc, monsieur l'Editeur, d'annoncer dans votre feuille ce
manteau trouvé, pour qu'il soit rendu fidèlement à celle qui le réclamera.
Mais afin qu'il n'y ait point d'erreur à cet égard, j'ai l'honneur de vous
prévenir que la personne qui l'a perdu, était ce jour-là, coiffée en plumes couleur
de rose ; je crois même qu'elle avait des pendeloques de brillants aux
oreilles ; mais je n'en suis pas aussi certain que du reste. Elle est grande, bien
faite ; sa chevelure est d'un blond argenté ; son teint éclatant de blancheur ; elle
a le cou fin et dégagé ; la taille élancée, et le plus joli pied du monde. J'ai
même remarqué qu'elle est fort jeune, assez vive et distraite ; qu'elle marche légèrement,
et qu'elle a surtout un goût décidé pour la danse.
Si vous me demandez, monsieur l'Editeur, pourquoi, l'ayant si bien remarquée,
je ne lui ai pas remis sur-le-champ son manteau, j'aurai l'honneur de
vous répéter ce que j'ai dit plus haut : que je n'ai jamais vu cette personne ; que
je ne connais ni ses yeux, ni ses traits, ni son maintien, et ne sais ni qui elle est,
ni quelle figure elle porte.
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Mais si vous vous obstinez à vouloir apprendre comment, ne l'ayant
point vue, je puis vous la désigner aussi bien, à mon tour, je m'étonnerai qu'un
observateur aussi exact ne sache pas que l'examen seul d'un manteau de
femme suffit pour donner d'elle toutes les notions qui la font reconnaître.
Mais, sans me targuer ici d'un mérite, qui n'en est plus un depuis que feu
Zadig, de gentille mémoire, en a donné le procédé, supposez donc, monsieur
l'Editeur, qu'en examinant ce manteau, j'ai trouvé dans le coqueluchon quelques
cheveux d'un très-beau blond, attachés à l'étoffe, ainsi que de légers brins
de plumes roses échappés de la coiffure ; vous sentez qu'il n'a pas fallu un
grand effort de génie pour en conclure que le panache et la chevelure de cette
blonde doivent être en tout semblables aux échantillons qui s'en étaient détachés.
Vous sentez cela parfaitement.
Et comme une pareille chevelure ne germa jamais sur un front rembruni,
sur une peau équivoque en blancheur, l'analogie vous eût appris, comme à
moi, que cette belle aux cheveux argentés doit avoir le teint éblouissant, ce
qu'aucun observateur ne peut nous disputer sans déshonorer son jugement.
C'est ainsi qu'une légère éraflure au taffetas, dans les deux parties latérales
du coqueluchon intérieur (ce qui ne peut venir que du frottement répété de
deux petits corps durs en mouvement), m'a démontré, non qu'elle avait ce jourlà
des pendeloques aux oreilles, aussi ne l'ai-je pas assuré, mais qu'elle en porte
ordinairement, quoiqu'il soit peu probable, entre vous et moi, qu'elle eût négligé
cette parure un jour de conquête ou de grande assemblée, c'est tout un ; si
je raisonne mal, monsieur l'Editeur, ne m'épargnez pas, je vous prie : rigueur
n'est pas injustice.
Le reste va sans dire. On voit bien qu'il m'a suffi d'examiner le ruban qui
attache au cou ce manteau, et de nouer ce ruban juste à l'endroit déjà fripé par
l'usage ordinaire, pour reconnaître que l'espace embrassé par ce noeud étant
peu considérable, le cou enfermé journellement dans cet espace est très fin et
dégagé. Point de difficulté là-dessus.
Mesurant ensuite avec attention l'éloignement qui se trouve entre le haut
de ce manteau, par derrière, et les plis ou froissement horizontal formé vers le
bas de la taille par l'effort du manteau, quand la personne le serre à la française
pour animer sa stature, et qu'elle fait froncer toute la partie supérieure aux hanches,
pendant que l'inférieure, garnie de dentelle, tombe et flotte avec mollesse
sur une croupe arrondie et fortement prononcée, il n'y a pas un seul amateur
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qui n'eût décidé, comme je l'ai fait, que le buste étant très élancé, la personne
est grande et bien faite. Cela parle tout seul, on voit le nu sous la draperie.
Supposez encore, monsieur l'Editeur, qu'en examinant le corps du manteau,
vous eussiez trouvé sur le taffetas noir l'impression d'un très joli petit soulier,
marqué en gris de poussière, n'auriez-vous pas réfléchi que si quelque
autre femme eût marché sur le manteau depuis sa chute, elle m'eût certainement
privé du plaisir de le ramasser ? alors il ne vous eût plus été possible de
douter que cette impression ne vînt du joli soulier de la personne même qui
avait perdu le manteau. Donc, auriez-vous dit, si son soulier est très petit, son joli
pied l'est bien davantage. Il n'y a nul mérite à moi de l'avoir reconnu ; le
moindre observateur, un enfant trouverait ces choses-là.
Mais cette impression, faite en passant, et sans même avoir été sentie, annonce,
outre une extrême vivacité de marche, une forte préocccupation d'esprit,
dont les personnes graves, froides ou âgées sont peu susceptibles ; d'où j'ai
conclu très simplement que ma charmante blonde est dans la fleur de l'âge,
bien vive et distraite en proportion. N'eussiez-vous pas pensé de même, monsieur
l'Editeur ? je vous le demande, et ne veux point abonder dans mon sens.
Enfin, réfléchissant que la place où j'ai trouvé son manteau, conduisait à
l'endroit où la danse commençait à s'échauffer, j'ai jugé que cette personne aimait
beaucoup cet amusement, puisque cet attrait seul avait pu lui faire oublier
son manteau qu'elle foulait aux pieds. Il n'y avait pas moyen, je crois, de conclure
autrement ; et quoique Français, je m'en rapporte à tous les honnêtes gens
d'Angleterre.
Et quand je me suis rappelé le lendemain que, dans une place où il passait
autant de monde, j'avais ramasé librement ce manteau (ce qui prouve assez
qu'il tombait à l'instant même), sans que j'eusse pu découvrir celle qui venait de
le perdre (ce qui dénote aussi qu'elle était déjà bien loin), je me suis dit : Assurément
cette jeune personne est la plus alerte beauté d'Angleterre, d'Ecosse et
d'Irlande ; et si je n'y joins pas l'Amérique, c'est que depuis quelque temps on
est devenu diablement alerte dans ce pays-là.
En poussant plus loin mes recherches, peut-être aurais-je appris dans son
manteau quelle est sa noblesse et sa qualité ; mais quand on a reconnu d'une
femme qu'elle est jeune et belle, ne sait-on pas d'elle à peu près tout ce qu'on
veut en savoir ? Du moins en usait-on ainsi de mon temps dans quelques bonnes
villes de France, et même dans quelques villages, comme Marly, Versailles,
etc.
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Ne soyez donc plus surpris, monsieur l'Editeur, qu'un Français, qui toute
sa vie a fait une étude philosophique et particulière du beau sexe, ait découvert,
au seul aspect du manteau d'une dame, et sans l'avoir jamais vue, que la
belle blonde aux plumes roses qui l'a perdu, joint à tout l'éclat de Vénus le cou
dégagé des Nymphes, la taille des Grâces et la jeunesse d'Hébé ; qu'elle est
vive, distraite, et qu'elle aime à danser au point d'oublier tout pour y courir, sur
le petit pied de Cendrillon, avec toute la légèreté d'Atalante.
Et soyez encore moins étonné, si, rempli toute la nuit des sentimens que
tant de grâces n'ont pu manquer de m'inspirer, je lui ai fait à mon réveil ces petits
vers innocens auxquels son manteau, votre feuille et vos bontés, monsieur
l'Editeur, serviront de passeport.
O vous que je n'ai jamais vue,
Que je ne connais point du tout,
Mais que je crois, par avant-goût
D'attraits abondamment pourvue !
Hier, quand vous vous échappiez
Parmi tant de belles en armes,
Je sentis tomber à mes pieds
Le manteau qui couvrait vos charmes.
A l'instant cet espoir secret
Qui nous saisit et nous chatouille
Quand nous tenons un bel objet,
Me fit mieux sentir le regret
De n'en tenir que la dépouille.
Je voudrais vous la reporter ;
Mais examinons s'il est sage
A moi de m'en laisser tenter.
Si l'amour me guette au passage,
Le sort ne m'aura donc jeté
Dans un pays de liberté
Que pour y trouver l'esclavage ?
Peut-être aussi, pour mon malheur,
Un époux, un amant, que sais-je ?
A-t-il déjà le privilège
De sentir battre votre coeur ;
Et pour prix de ma fantaisie,
Loin que le charme de vous voir
Fît naître en moi le moindre espoir,
J'expirerais de jalousie.
Il vaut donc mieux, belle inconnue,
Ne pas chercher dans votre vue
Le hasard d'un tourment nouveau.
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A votre amant soyez fidèle ;
Mais plus son sort me paraît beau
Plus je vous crois sensible et belle,
Moins je veux garder le manteau.
En rendant ce manteau-là, permettez, monsieur l'Editeur, que je m'enveloppe dans le mien, et ne signe ici que
L'AMATEUR FRANÇAIS.

domingo, 19 de octubre de 2014

Le secret de Sade



"Après vous avoir un peu sermonnée, je vais maintenant, ma belle amie, vous indiquer le plus joli secret pour découvrir quelle est l’espèce de crime qui doit le mieux amuser votre tempérament ; car, pour la chose, il vous la faudra toujours. Vous êtes de tournure à ce que le crime doive vous échauffer sans cesse ; avant que de vous divulguer mon secret, je vais vous expliquer pourquoi je conçois ainsi votre tempérament.

L’excès de votre sensibilité est extrême ; mais vous en avez dirigé les effets de manière qu’elle ne peut plus vous porter maintenant qu’au vice. Tous les objets extérieurs qui ont quelque genre de singularité mettent dans une irritation prodigieuse les particules électriques de votre fluide nerveux, et l’ébranlement, reçu sur la masse des nerfs, se communique à l’instant sur ceux qui avoisinent le siège de la volupté. Vous y sentez aussitôt des chatouillements ; cette sensation vous plaît, vous la flattez, vous la renouvelez ; la force de votre imagination vous y fait concevoir des augmentations, des détails… l’irritation devient plus vive, et vous multiplieriez ainsi, si vous vouliez, vos jouissances à l’infini. L’objet essentiel est donc, pour vous, d’étendre, d’aggraver… Je vais vous dire quelque chose de bien plus fort : mais ayant franchi toutes barrières comme vous l’avez fait, n’étant plus retenue par quoi que ce soit, il faut que vous alliez loin. Ce ne sera donc plus qu’à l’excès le plus fort, le plus exécrable, le plus contraire aux lois divines et humaines, que s’enflammera désormais votre imagination. Ainsi, ménagez-vous, car malheureusement les crimes ne s’offrent pas à nous en raison du besoin que nous avons de les commettre, et la nature, en nous créant des âmes de feu, devait au moins nous fournir un peu plus d’aliment. N’est-il pas vrai, ma belle amie, que vous avez déjà trouvé vos désirs bien supérieurs à vos moyens ?

— Oh ! oui, oui, répondit en soupirant la belle comtesse.

— Je connais cet état affreux, il fait le malheur de mes jours ; quoi qu’il en soit, voici mon secret4. Soyez quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses ; mais jusqu’au quinzième ne laissez pas même d’accès aux idées libertines. Cette époque venue, couchez-vous seule, dans le calme, dans le silence et dans l’obscurité la plus profonde ; rappelez-vous là tout ce que vous avez banni depuis cet intervalle, et livrez-vous mollement et avec nonchalance à cette pollution légère par laquelle personne ne sait s’irriter ou irriter les autres comme vous. Donnez ensuite à votre imagination la liberté de vous présenter, par gradation, différentes sortes d’égarements ; parcourez-les toutes en détail ; passez-les successivement en revue ; persuadez-vous bien que toute la terre est à vous… que vous avez le droit de changer, mutiler, détruire, bouleverser tous les êtres que bon vous semblera. Vous n’avez rien à craindre là : choisissez ce qui vous fait plaisir, mais plus d’exception, ne supprimez rien ; nul égard pour qui que ce soit ; qu’aucun lien ne vous captive ; qu’aucun frein ne vous retienne ; laissez à votre imagination tous les frais de l’épreuve, et surtout ne précipitez pas vos mouvements ; que votre main soit aux ordres de votre tête et non de votre tempérament. 

Sans vous en apercevoir, des tableaux variés que vous aurez fait passer devant vous, un viendra vous fixer plus énergiquement que les autres, et avec une telle force, que vous ne pourrez plus l’écarter ni le remplacer. L’idée, acquise par le moyen que je vous indique, vous dominera, vous captivera ; le délire s’emparera de vos sens, et vous croyant déjà à l’œuvre, vous déchargerez comme une Messaline. Dès que cela sera fait, rallumez vos bougies, et transcrivez sur vos tablettes l’espèce d’égarement qui vient de vous enflammer, sans oublier aucune des circonstances qui peuvent en avoir aggravé les détails ; endormez-vous sur cela, relisez vos notes le lendemain, et en recommençant votre opération, ajoutez tout ce que votre imagination, un peu blasée sur une idée qui vous a déjà coûté du foutre, pourra vous suggérer de capable d’en augmenter l’irritation. Formez maintenant un corps de cette idée, et, en la mettant au net, ajoutez-y de nouveau tous les épisodes que vous conseillera votre tête. Commettez ensuite, et vous éprouverez que tel est l’écart qui vous convient le mieux, et que vous exécuterez avec le plus de délices. Mon secret, je le sens, est un peu scélérat, mais il est sûr, et je ne vous le conseillerais pas si je n’en avais éprouvé le succès..."

Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, IV partie