miércoles, 20 de julio de 2011

Folies d´Amour



Folie par amour.

Nous désignons par ces mots l’influence totale exercée par un amour contrarié sur les facultés intellectuelles. Il n’est pas rare d’observer dans cette exaltation maladive des sentiments religieux poussés jusqu’aux pratiques les plus austères. Comme l’a très-justement fait remarquer M. Morel, la folie par amour est rare dans les classes inférieures de la société : les habitudes immorales, en effet, les unions précoces et illicites des deux sexes, ne font plus guère rechercher dans l’amour qu’une satisfaction des sens qui amène l’abrutissement de l’esprit, une triste et dégradante indifférence à propos d’une position perdue sans retour, et qui, dans un trop grand nombre des circonstances, ne laisse en perspective aux jeunes filles que la misère, la prostitution et les maladies honteuses.

Afin de bien préciser les faits, citons quelques observations concluantes :

Une demoiselle de Lyon devint amoureuse d’un de ses parents à qui elle était promise en mariage. Les circonstances s’opposèrent à l’accomplissement des promesses données aux deux amants ; le père exigeait l’éloignement du jeune homme. Or, à peine fut-il parti que cette jeune fille tomba dans une profonde tristesse, ne parla plus, resta couchée, refusa toute nourriture. Les sécrétions se supprimèrent ; mademoiselle X… repoussa tous les conseils, toutes les prières, toutes les consolations de ses parents, de ses amis. Après cinq jours employés à vaincre sa résolution, on se décida à rappeler son amant ; il n’était plus temps, elle succombe et mourut dans ses bras le sixième jour : « J’ai été frappé, dit Esquirol, de la rapidité de la marche de la maladie chez une femme qui mourut si promptement, après avoir acquis la conviction de l’indifférence de son amant. »

Une jeune fille de haute naissance, dit Pescuret, fit à son père le sacrifice de son amour pour un roturier, mais ce sacrifice était au-dessus de ses forces, une fièvre lente la mine et la consume et elle meurt avec tous les symptômes de la consomption pulmonaire.

Une jeune fille de dix-sept ans, rapporte M. Morel, devint aliénée après avoir vu manquer un mariage qu’elle ambitionnait avec ardeur. Elle guérit de ce premier accès de folie, mais depuis elle est restée singulièrement impressionnable, et il a suffi qu’elle ait appris le mariage d’une de ses amies de pension pour être en proie à une jalousie qui amena une rechute.

Un officier de cavalerie du caractère le plus doux, devint fou à la suite d’un amour contrarié : il croyait avoir reçu du ciel la mission de convertir les hommes, voulait les tuer pour l’expiation de leurs crimes, promettant de les ressusciter aussitôt et d’assurer ainsi leur bonheur. Ce malheureux avait le sentiment de son état ; il est mort après quelques mois de maladie.

Marc a connu, dans une maison de santé, un pauvre employé aux appointements de 900 francs, appelé L… Il était devenu éperdument amoureux d’une actrice de Paris connue par son talent, sa beauté et la sévérité de ses moeurs ; cette dame était d’ailleurs épouse d’un artiste des plus distingués. L… partageait la soupente d’un portier, ne se nourrissait, le plus souvent, que de pain et d’eau, s’imposait, en un mot, les privations les plus dures, afin de pouvoir acheter un billet d’avant-scène toutes les fois que madame X… remplissait un rôle. Un jour ses manifestations d’amour, pendant que madame X… paraissait devant le public, devinrent si vives, qu’on fut obligé de le mettre à la porte. Peu de temps après, il suivit madame X… dans toutes les promenades qu’elle faisait avec son mari, qu’il ne voulut jamais reconnaître pour tel, disant que madame X… n’était pas mariée, qu’elle n’épouserait que lui, et continuant de la nommer par son nom de demoiselle. Enfin, malgré une vigoureuse correction qu’il avait déjà reçue du mari, il se permit un jour, dans un lieu public, envers madame X…, des actes tellement répréhensibles, qu’on fût obligé de le renfermer. La passion qui le dominait a duré jusqu’à sa mort.

Simulation de la folie par amour. — L’exagération est l’écueil naturel que ne savent point éviter les simulateurs ; aussi, les reconnaît-on assez facilement, grâce à leurs extravagances et à leurs vaines menaces de suicide. En présence de circonstances analogues, il y a d’abord lieu de rechercher si le trouble de la raison résulte d’un calcul ou d’un amour vraiment capable de produire de semblables effets. Le véritable érotomane est timide, réservé, et il ne fait qu’à un ami bien intime l’aveu de sa tristesse, de sa passion. Le faux érotomane parle à tout le monde de l’objet de sa tendresse, et, par ses exubérantes confidences, il cherche à exciter l’intérêt et la compassion.

L’un garde malgré lui l’empreinte de la rêverie mélancolique ; l’autre, par un facile oubli, laisse s’enfuir son chagrin au milieu des plaisirs. Le premier a très-fréquemment les traits pâles, amaigris, altérés, et il perd insensiblement l’appétit et le sommeil ; touche-t-on son pouls, sa circulation s’accélère dès qu’on lui parle de l’objet aimé. Le second jouit de sa physionomie ordinaire et conserve, quoi qu’il fasse ou dise, les apparences normales de la santé.

Henri Legrand du Saulle,
La Folie devant les tribunaux, (Chapitre XIII : « L’Érotisme »), 1884

miércoles, 13 de julio de 2011

The Adventure and Romance Agency



Mr P. G. Northover advanced in the centre of the room, thoughtfully, and with a great deal of unconscious dignity. On closer consideration, there were apparent about him other things beside a screwed moustache, especially a lean, sallow face, hawk-like, and not without a careworn intelligence. Then he looked up abruptly.

"Do you know where you are, Major?" he said.

"God knows I don't," said the warrior, with fervour.

"You are standing," replied Northover, "in the office of the Adventure and Romance Agency, Limited."

"And what's that?" blankly inquired Brown.

The man of business leaned over the back of the chair, and fixed his dark eyes on the other's face.

"Major," said he, "did you ever, as you walked along the empty street upon some idle afternoon, feel the utter hunger for something to happen—something, in the splendid words of Walt Whitman: 'Something pernicious and dread; something far removed from a puny and pious life; something unproved; something in a trance; something loosed from its anchorage, and driving free.' Did you ever feel that?"

"Certainly not," said the Major shortly.

"Then I must explain with more elaboration," said Mr Northover, with a sigh. "The Adventure and Romance Agency has been started to meet a great modern desire. On every side, in conversation and in literature, we hear of the desire for a larger theatre of events for something to waylay us and lead us splendidly astray. Now the man who feels this desire for a varied life pays a yearly or a quarterly sum to the Adventure and Romance Agency; in return, the Adventure and Romance Agency undertakes to surround him with startling and weird events. As a man is leaving his front door, an excited sweep approaches him and assures him of a plot against his life; he gets into a cab, and is driven to an opium den; he receives a mysterious telegram or a dramatic visit, and is immediately in a vortex of incidents. A very picturesque and moving story is first written by one of the staff of distinguished novelists who are at present hard at work in the adjoining room. Yours, Major Brown (designed by our Mr Grigsby), I consider peculiarly forcible and pointed; it is almost a pity you did not see the end of it. I need scarcely explain further the monstrous mistake. Your predecessor in your present house, Mr Gurney-Brown, was a subscriber to our agency, and our foolish clerks, ignoring alike the dignity of the hyphen and the glory of military rank, positively imagined that Major Brown and Mr Gurney-Brown were the same person. Thus you were suddenly hurled into the middle of another man's story."

"How on earth does the thing work?" asked Rupert Grant, with bright and fascinated eyes.

"We believe that we are doing a noble work," said Northover warmly. "It has continually struck us that there is no element in modern life that is more lamentable than the fact that the modern man has to seek all artistic existence in a sedentary state. If he wishes to float into fairyland, he reads a book; if he wishes to dash into the thick of battle, he reads a book; if he wishes to soar into heaven, he reads a book; if he wishes to slide down the banisters, he reads a book. We give him these visions, but we give him exercise at the same time, the necessity of leaping from wall to wall, of fighting strange gentlemen, of running down long streets from pursuers—all healthy and pleasant exercises. We give him a glimpse of that great morning world of Robin Hood or the Knights Errant, when one great game was played under the splendid sky. We give him back his childhood, that godlike time when we can act stories, be our own heroes, and at the same instant dance and dream."

Basil gazed at him curiously. The most singular psychological discovery had been reserved to the end, for as the little business man ceased speaking he had the blazing eyes of a fanatic.

Major Brown received the explanation with complete simplicity and good humour.

"Of course; awfully dense, sir," he said. "No doubt at all, the scheme excellent. But I don't think—" He paused a moment, and looked dreamily out of the window. "I don't think you will find me in it. Somehow, when one's seen—seen the thing itself, you know—blood and men screaming, one feels about having a little house and a little hobby; in the Bible, you know, 'There remaineth a rest'."

Northover bowed. Then after a pause he said:

"Gentlemen, may I offer you my card. If any of the rest of you desire, at any time, to communicate with me, despite Major Brown's view of the matter—"

"I should be obliged for your card, sir," said the Major, in his abrupt but courteous voice. "Pay for chair."

The agent of Romance and Adventure handed his card, laughing.

It ran, "P. G. Northover, B.A., C.Q.T., Adventure and Romance Agency, 14 Tanner's Court, Fleet Street."

"What on earth is 'C.QT.'?" asked Rupert Grant, looking over the Major's shoulder.

"Don't you know?" returned Northover. "Haven't you ever heard of the Club of Queer Trades?"

"There seems to be a confounded lot of funny things we haven't heard of," said the little Major reflectively. "What's this one?"

"The Club of Queer Trades is a society consisting exclusively of people who have invented some new and curious way of making money. I was one of the earliest members."

"You deserve to be," said Basil, taking up his great white hat, with a smile, and speaking for the last time that evening.

When they had passed out the Adventure and Romance agent wore a queer smile, as he trod down the fire and locked up his desk. "A fine chap, that Major; when one hasn't a touch of the poet one stands some chance of being a poem. But to think of such a clockwork little creature of all people getting into the nets of one of Grigsby's tales," and he laughed out aloud in the silence.

Just as the laugh echoed away, there came a sharp knock at the door. An owlish head, with dark moustaches, was thrust in, with deprecating and somewhat absurd inquiry.

"What! back again, Major?" cried Northover in surprise. "What can I do for you?"

The Major shuffled feverishly into the room.

"It's horribly absurd," he said. "Something must have got started in me that I never knew before. But upon my soul I feel the most desperate desire to know the end of it all."

"The end of it all?"

"Yes," said the Major. "'Jackals', and the title-deeds, and 'Death to Major Brown'."

The agent's face grew grave, but his eyes were amused.

"I am terribly sorry, Major," said he, "but what you ask is impossible. I don't know any one I would sooner oblige than you; but the rules of the agency are strict. The Adventures are confidential; you are an outsider; I am not allowed to let you know an inch more than I can help. I do hope you understand—"

"There is no one," said Brown, "who understands discipline better than I do. Thank you very much. Good night."

And the little man withdrew for the last time.

He married Miss Jameson, the lady with the red hair and the green garments. She was an actress, employed (with many others) by the Romance Agency; and her marriage with the prim old veteran caused some stir in her languid and intellectualized set. She always replied very quietly that she had met scores of men who acted splendidly in the charades provided for them by Northover, but that she had only met one man who went down into a coal-cellar when he really thought it contained a murderer.

The Major and she are living as happily as birds, in an absurd villa, and the former has taken to smoking. Otherwise he is unchanged—except, perhaps, there are moments when, alert and full of feminine unselfishness as the Major is by nature, he falls into a trance of abstraction. Then his wife recognizes with a concealed smile, by the blind look in his blue eyes, that he is wondering what were the title-deeds, and why he was not allowed to mention jackals. But, like so many old soldiers, Brown is religious, and believes that he will realize the rest of those purple adventures in a better world.



Chesterton
The Club of Queer Trades

And then Hemingway broke my nose





I first came to Chicago in the twenties, and that was to see a fight. Ernest Hemingway was with me and we both stayed at Jack Dempsey's training camp. Hemingway had just finished two short stories about prize fighting, and while Gertrude Stein and I both thought they were decent, we agreed they still needed much work. I kidded Hemingway about his forthcoming novel and we laughed a lot and had fun and then we put on some boxing gloves and he broke my nose.



That winter, Alice Toklas, Picasso, and myself took a villa in the south of France. I was then working on what I felt was a major American novel but the print was too small and I couldn't get through it. In the afternoons, Gertrude Stein and I used to go antique hunting in the local shops, and I remember once asking her if she thought I should become a writer. In the typically cryptic way we were all so enchanted with, she said, "No." I took that to mean yes and sailed for Italy the next day.



Italy reminded me a great deal of Chicago, particularly Venice, because both cities have canals and the streets abound with statues and cathedrals by the greatest sculptors of the Renaissance. That month we went to Picasso's studio in Aries, which was then called Rouen or Zurich, until the French renamed it in 1589 under Louis the Vague. (Louis was a sixteenth-century bastard king who was just mean to everybody.)



Picasso was then beginning on what was later to be known as his "blue period," but Gertrude Stein and I had coffee with him, and so he began it ten minutes later. It lasted four years, so the ten minutes did not really mean much.

Picasso was a short man who had a funny way of walking by putting one foot in front of the other until he would take what he called "steps." We laughed at his delightful notions, but toward the late 1930s, with fascism on the rise, there was very little to laugh about.


Both Gertrude Stein and I examined Picasso's newest works very carefully, and Gertrude Stein was of the opinion that "art, all art, is merely an expression of something." Picasso disagreed and said, "Leave me alone. I was eating." My own feelings were that Picasso was right. He had been eating.

Picasso's studio was so unlike Matisse's, in that, while Picasso's was sloppy, Matisse kept everything in perfect order. Oddly enough, just the reverse was true. In September of that year, Matisse was commissioned to paint an allegory, but with his wife's illness, it remained unpainted and was finally wallpapered instead. I recall these events so perfectly because it was just before the winter that we all lived in that cheap flat in the north of Switzerland where it will occasionally rain and then just as suddenly stop.

Juan Gris, the Spanish cubist, had convinced Alice Toklas to pose for a still life and, with his typical abstract conception of objects, began to break her face and body down to its basic geometrical forms until the police came and pulled him off. Gris was provincially Spanish, and Gertrude Stein used to say that only a true Spaniard could behave as he did; that is, he would speak Spanish and sometimes return to his family in Spain. It was really quite marvellous to see.



I remember one afternoon we were sitting at a gay bar in the south of France with our feet comfortably up on stools in the north of France, when Gertrude Stein said, "I'm nauseous." Picasso thought this to be very funny and Matisse and I took it as a cue to leave for Africa. Seven weeks later, in Kenya, we came upon Hemingway. Bronzed and bearded now, he was already beginning to develop that familiar flat prose style about the eyes and mouth. Here, in the unexplored dark continent, Hemingway had braved chapped lips a thousand times. "What's doing, Ernest?" I asked him. He waxed eloquent on death and adventure as only he could, and when I awoke he had pitched camp and sat around a great fire fixing us all fine derma appetizers. I kidded him about his new beard and we laughed and sipped cognac and then we put on some boxing gloves and he broke my nose. That year I went to Paris a second time to talk with a thin, nervous European composer with aquiline profile and remarkably quick eyes who would someday be Igor Stravinsky and then, later, his best friend. I stayed at the home of Man and Sting Ray and Salvador Dali joined us for dinner several tunes and Dali decided to have a one-man show which he did and it was a huge success, as one man showed up and it was a gay and fine French winter.



I remember one night Scott Fitzgerald and his wife returned home from their New Year's Eve party. It was April. They had consumed nothing but champagne for the past three months, and one previous week, in full evening dress, had driven their limousine off a ninety- foot cliff into the ocean on a dare. There was something real about the Fitzgeralds; their values were basic. They were such modest people, and when Grant Wood later convinced them to pose for his "American Gothic" I remember how flattered they were. All through their sittings, Zelda told me, Scott kept dropping the pitchfork.

I became increasingly friendly with Scott in the next few years, and most of our friends believed that he based the protagonist of his latest novel on me and that I had based my life on his previous novel and I finally wound up getting sued by a fictional character. Scott was having a big discipline problem and, while we all adored Zelda, we agreed that she had an adverse effect on his work, reducing his output from one novel a year to an occasional seafood recipe and a series of commas.



Finally, in 1929, we all went to Spain together, where Hemingway introduced me to Manolete who was sensitive almost to the point of being effeminate. He wore tight toreador pants or sometimes pedal pushers. Manolete was a great, great artist. Had he not become a bullfighter, his grace was such that he could have been a world- famous accountant. We had great fun in Spain that year and we travelled and wrote and Hemingway took me tuna fishing and I caught four cans and we laughed and Alice Toklas asked me if I was in love with Gertrude Stein because I had dedicated a book of poems to her even though they were T. S. Eliot's and I said, yes, I loved her, but it could never work because she was far too intelligent for me and Alice Toklas agreed and then we put on some boxing gloves and Gertrude Stein broke my nose.




WOODY ALLEN
A Twenties Memory

domingo, 10 de julio de 2011

La mort de Balzac



– Ce matin-là, poursuivit-il, j'étais venu de très bonne heure chez Mme de Balzac. Je la trouvai dans une sorte de grand peignoir rouge, les bras nus, et déjà toute coiffée. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Elle m'avoua qu'elle n'avait pas osé entrer dans la chambre du malade... que Nacquart y était en ce moment, qu'elle ne savait que faire, qu'elle était très malheureuse : « Il est si dur pour moi, gémit-elle... J'ai peur de le voir... » Elle semblait fort surexcitée et, en même temps, très abattue. Je lui conseillai de se montrer, ne fût-ce que quelques minutes, au chevet de son mari... Elle répliqua : «Il ne fait même pas attention à ma présence. Il m'humilie... Non ! non ! c'est trop affreux !... » Et brusquement, en larmes : « Vous n'allez pas encore me laisser seule, toute la journée, comme hier ?... J'ai failli devenir folle... » Doucement, je lui reprochai son obstination à ne vouloir recevoir personne, surtout les anciens familiers de Balzac. Je tâchai de lui faire sentir combien son attitude serait mal jugée: «On soupçonne vos dissentiments, mais on ne les sait pas si profonds... C'est maladroit, je vous assure... Croyez-vous que les amis ne jaseront pas ?... ne jasent pas déjà ?... Même pour les domestiques... » Elle s'irrita : « Ces gens m'agacent... Je n'ai besoin que de vous... je ne veux voir que vous !... Ah ! et puis, vous aussi, tenez, vous m'agacez... Je ne vous aime plus ! » Il était près de midi quand Nacquart, sortant de chez le moribond, la fit demander. Elle ne resta que quelques minutes avec lui et rentra très pâle, très vite, dans la chambre, où elle s'affala sur un fauteuil : « Il paraît que c'est pour aujourd'hui ! », fit-elle brièvement. Et, la tête un peu penchée, son beau front tout plissé, les yeux vagues, elle joua avec les effilés de son peignoir rouge : « Il s'est endormi, dit-elle encore... Tant mieux s'il ne souffre plus !... » Tout à coup, tapant sur les bras du fauteuil : « Ah ! ce Nacquart ! je le déteste... je le déteste... » J'étais horriblement gêné. Il ne me venait à l'esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites, comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien... Que nous avons peu d'imagination, dans ces moments-là, ou peu de sensibilité !... Est-ce curieux !... Faisant allusion à la couleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci : « Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge, aujourd'hui. » Étonnée, elle répliqua vivement: « Pourquoi? Il n'est pas encore mort !... » Elle fit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, je l'avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d'ailleurs exécrable... Nous parlions peu... Elle allait de son fauteuil à la fenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant ses ongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j'essayais de démêler la qualité de son émotion... Ce n'était pas de la douleur, pas même du chagrin, ni du remords, j'en suis sûr. C'était quelque chose comme de l'ennui... Ce qui la préoccupait le plus, c'était tout ce qu'elle aurait à faire après la mort... Elle ne cessait d'y penser et de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-je me tirer de tout cela ?... Je ne sais pas, moi !... Un homme pareil ! si illustre !... Ça va en être, des histoires et des cérémonies !... Ici, je suis toute dépaysée... Ah ! ces journées ! ces journées !... » Elle redoutait infiniment Victor Hugo. Elle l'avait vu cinq ou six fois. Sa politesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et son regard profond, qui pénétrait jusqu'à l'âme secrète, lui faisaient peur. Il serait là, sûrement... Il lui parlerait ! « Comment ferai-je ?... Non !... non !... je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie... Dans l'après-midi, nous apprîmes par la garde que Balzac était entré en agonie. Depuis qu'il s'était réveillé de son assoupissement, il n'avait plus sa connaissance. Ses yeux étaient grands ouverts, mais il ne voyait plus rien. Il râlait, d'un grand râle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faire éclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dans l'oreiller, sans le moindre mouvement... N'eussent été le bruit de sa gorge et le gargouillement de son nez, on l'eût cru déjà mort. Le drap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui lui ruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta : « Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte de sueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse... On dirait qu'il se vide, surtout par les doigts... C'est extraordinaire !... » Elle n'avait jamais vu ça. Elle dit : « Ah ! Madame fera bien de ne pas entrer... Vrai ! c'est pas engageant, pour une dame !... J'en ai veillé, vous pensez !... Mais des comme Monsieur !... Oh ! là ! là !... Et j'ai beau mettre du chlore !...» Elle dit aussi : « Il me faudra une paire de beaux draps, tout à l'heure, pour que je fasse la toilette. Le valet de chambre n'en a plus que de vieux... » Et comme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails, répétait : « La toilette ! mon Dieu ! c'est vrai ! la toilette !... », la garde la rassurait d'un affreux sourire : « Oh ! Madame n'a pas besoin d'être là... Que Madame ne se tourmente pas... Ce n'est rien, j'ai l'habitude, allez ! » La journée passa ainsi, lugubre et lente, éternelle. Il ne me fut pas permis de sortir, d'aller à mes affaires, à mon atelier, où j'avais donné un rendez-vous important... Chaque fois que j'en émettais le désir, elle s'accrochait à moi, poussait de petits cris : « Non ! Non !... Ne me laisse pas toute seule, ici... Ton atelier !... Reste avec moi, je t'en prie !... » Si la garde se présentait pour demander quelque chose qui lui manquait ou pour nous tenir au courant des progrès de l'agonie, elle se bouchait les oreilles, ne voulant rien entendre. Elle la pria même de ne revenir que « quand tout serait fini ». La sorte d'enfant tardif, d'animal hébété, que peut devenir une femme qui, comme Mme de Balzac, avait la réputation – exagérée, d'ailleurs – d'être une créature supérieure, énergique, brillante, je n'aurais jamais cru que cela fût possible à ce point ! Car j'ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que les événements et donnant aux hommes l'exemple du courage, de l'endurance, de la maîtrise de soi... Elle, elle n'était plus rien... plus rien... Ce n'était plus un être de raison, ce n'était pas même une folle, pas même une bête... Ah! quelle pitié... ce n'était rien... Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cette chambre fermée, elle consentit à s'étendre sur la chaise-longue, où elle sommeilla, d'un sommeil pénible, troublé, jusqu'à la nuit... J'avais pris un livre: Le Médecin de Campagne, je me souviens... un exemplaire décousu, déchiré, sali à force d'avoir été lu et relu... Mais, faut-il vous le dire ? j'étais totalement abruti, aussi incapable de lire n'importe quoi que de penser à quoi que ce soit. Je n'éprouvais qu'une sensation, l'ennui de ne savoir que faire, de ne savoir que dire, l'ennui d'être là... Surtout, je souffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer... Et, dans cette maison en plein Paris, où, plus délaissé qu'une bête malade au fond d'un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle, j'écoutais, sans être impressionné par l'atrocité de ce drame, j'écoutais l'immense, le lugubre silence que troublait seulement, de loin en loin, le bruit humain, l'unique bruit humain de deux immondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir...

Gigoux s'arrêta. Il semblait fatigué... Peut-être hésitait-il à en dire davantage. Ce vieil homme que j'avais connu toujours si sceptique dans la vie, si dépourvu de préjugés, sauf dans son art, qui faisait du cynisme une sorte de parure intellectuelle, et comme une loi morale de l'existence, était, devant moi, timide, incertain, pareil à un petit enfant pris en faute. Et maintenant, il détournait la tête, pour ne pas rencontrer mon regard... Je crus qu'il n'oserait plus, qu'il ne pourrait plus parler... Je lui sus gré de l'effort douloureux que, visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit... Enfin, il se décida :

– À dix heures et demie du soir, exactement, on frappa deux coups violents à la porte de la chambre : « Madame !... Madame !... » Je reconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde . « Madame !... Madame !... » , répéta la voix. Et quelques secondes après : « Venez, Madame ! venez !... Monsieur passe !... » Puis encore deux coups, si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que la garde entrait dans la chambre... Nous nous étions dressés sur le lit... Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nous regardions, sans une parole... Vivement, elle avait glissé une jambe hors des draps, comme pour se lever : « Attendez ! », fis-je, en la retenant par les poignets... Pourquoi attendre ? attendre quoi ?... J'avais murmuré cela, tout bas, machinalement, bêtement, sans que cela correspondît à aucune idée, à aucune intention de ma part... J'aurais pu aussi bien dire : « Dépêchez-vous !... » Mais la voix s'était tue. Il n'y avait plus personne derrière la porte. Et, déjà, j'entendais les deux savates s'éloigner, dans le couloir, en claquant... puis une porte, plus loin, s'ouvrir... une porte se refermer... puis le silence !... Ses cheveux, libres, couvraient son visage comme un voile de crêpe, roulaient en ondes noires sur ses épaules, d'où la chemise avait glissé... Elle chuchota enfin : « C'est stupide ! c'est stupide !... J'aurais dû répondre... que va-t-elle penser ?... Non, vraiment c'est trop bête !...» Mais elle ne bougeait toujours pas, la jambe toujours hors des draps... Et elle répétait, d'une voix à peine perceptible : « C'est stupide!... Pourquoi m'avez-vous empêchée, retenue? » Et moi, obstinément, je disais : « Attendez!... Elle reviendra !...» – « Non ! non !... elle vous sait ici... J'aurais dû répondre... Et maintenant...» – « Elle reviendra... Attendez !... » En effet, au bout de dix minutes, qui nous parurent des heures et des heures, et des siècles, la garde revint... Deux coups contre la porte, comme la première fois... Et : « Madame !... Madame !...» Puis : « Monsieur a passé !... Monsieur est mort !... »

Ici le vieux peintre s'interrompit, et, hochant la tête :

– Laissez-moi, dit-il, vous confesser une chose inouïe... une chose inexplicable... Ce n'est pas pour m'excuser, pour me défendre... C'est... Enfin, voilà !... Je vous assure que ce « Monsieur est mort !» n'évoqua en moi, tout d'abord, rien de précis, rien de formidable, surtout... Je n'y associai pas l'idée de Balzac... Je n'y vis pas se dresser, soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, la bouche close, refroidie à jamais... Non... J'étais tellement hors de moi-même, hors de toute conscience... de toute vérité... j'étais noyé en de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrière cette porte et dont le monde entier, demain, allait retenir, ne m'impressionna pas plus que si j'eusse appris qu'un homme quelconque... un homme inconnu était mort... Je ne me dis pas : « Balzac est mort !... » Je me demandai plutôt : « Qui donc est mort ?... » Mieux, je ne me demandai rien du tout... Par un exceptionnel phénomène d'amnésie, j'oubliais réellement que j'étais, à l'instant même où il mourait, dans la maison, dans le lit, avec la femme de Balzac !... Comprenez-vous ça ?...

Il eut un sourire amer, un geste presque comique, qui exprimait l'étonnement de « n'avoir pas compris ça» et il continua :

– Au cri de « Monsieur est mort ! » elle s'était levée, d'un bond, et s'était mise à courir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, ce qu'elle faisait, et où véritablement elle était... « Mon Dieu ! Mon Dieu! gémissait-elle... c'est de votre faute !... c'est de votre faute !...» Elle allait d'un fauteuil à l'autre, d'un meuble à l'autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait une chaise, se cognait à une table, où l'on n'avait pas enlevé la desserte du dîner... Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue... Les coups redoublèrent, plus sourds, la voix appelait plus glapissante : « Madame !... Madame !... Eh ! Madame !...» Je vis qu'elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité... Je criai: « Où allez-vous?... Habillez-vous un peu, au moins... Et puis, calmez-vous!...» Je me levai, l'obligeai à mettre ses bas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j'avais trouvé dans le cabinet de toilette... Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?... voyons !... arrange tes cheveux !...» Elle sanglotait, se lamentait : « Ah! pourquoi l'ai-je suivi ?... Je ne voulais pas... je ne voulais pas... C'est lui... tu le sais bien !... Et toi ?... pourquoi es-tu venu aujourd'hui ?... C'est de ta faute... Et cette vieille-là ?... Que va-t-elle croire ?... Mon Dieu! Mon Dieu!... Et ma fille ?... ma pauvre enfant !... C'est horrible !... Je ne pourrai jamais !...» Pourtant, elle ramena ses cheveux, les tordit, les fixa sur la nuque, en un gros paquet, d'où de longues mèches s'échappaient... « Non ! non !... je ne veux pas... je ne veux pas y aller... je ne veux pas le voir... Emmène-moi en Russie... tout de suite... tout de suite... emmène-moi, dis ?...» Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte, sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé, la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle se précipita, en criant : « Oui ! oui !... c'est moi !... je viens !... je viens !... » Je me recouchai. Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrail à l'air, les bras remontés et ramenés sous la nuque, sans songer à rien... sans l'émotion de ce qui venait de se passer, sans la terreur de ce voisinage de la mort, longtemps, je considérai mes orteils, à qui j'imprimais des mouvements désordonnés et des gestes de marionnettes... Le silence de la maison avait je ne sais quoi de si lourd, de si peu habité, qu'il ne me semblait pas réel... Avec cela, m'arrivaient aux narines des odeurs d'amour, d'écœurantes odeurs de nourriture aussi, et de boisson, que la chaleur aigrissait... Mes vêtements, des jupons traînaient sur les fauteuils, pendaient des meubles, jonchaient le tapis, en un désordre tel et si ignoble que, n'eût été la splendeur royale du lit, n'eussent été les cuivres étincelants de la psyché, je me serais cru échoué, après boire, au hasard d'une rencontre nocturne, chez une racoleuse d'amour... Pour compléter l'illusion, à ma gauche, par la porte du cabinet de toilette, j'apercevais une bouilloire qui chauffait sur une petite lampe... Je restai ainsi cinq heures, durant lesquelles, pour me prouver que tout n'était pas mort dans la maison, je cherchais à percevoir, çà et là, dans un demi-assoupissement, le bruit de chuchotements, d'allées et venues, le long du couloir. Cela n'était pas gai, certes ; cela n'était pas non plus très pénible... Au fond, je n'étais pas fâché d'être libre, je jouissais presque d'être seul. Quand Mme de Balzac rentra, j'avais donné un peu d'air à la chambre et m'étais rhabillé... Elle était extrêmement pâle, défaite. Ses paupières gonflées et très rouges montraient qu'elle avait dû beaucoup pleurer : « C'est fini, dit-elle... Il est mort... Il est bien mort !... » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, se couvrit la figure de ses mains, soupira : « C'est effrayant !... » Et, toute secouée par un long frisson, elle répéta : « C'est effrayant !... c'est effrayant ce qu'il sent mauvais !... » Elle ne me donna aucun détail. À toutes mes questions, elle ne répondit que par des plaintes... des plaintes brèves, agacées... Elle avait un pli amer, presque méchant, au coin de la bouche. Et la bouche, d'un dessin si joliment sensuel, prenait alors une expression vulgaire, basse, qui avait quelque chose de répugnant... Je lui demandai si elle avait fait prévenir la famille : « Demain... demain... dit-elle. À cette heure, comment voulez-vous ?...» Sa voix, toute changée, sans cet accent chantant qui me plaisait en elle, devenait agressive... En me regardant, en regardant le lit, le désordre de la chambre, elle eut comme un haut-le-cœur... Je crus qu'elle allait éclater en larmes, ou en fureur. Je l'aidai à s'étendre sur le lit : « Vous aurez, demain, une journée fatigante... beaucoup de monde... beaucoup à faire... Reposez-vous... tâchez de dormir... » – « Oui... oui, fit-elle, je suis brisée... » Il était quatre heures du matin; le petit jour allait paraître... Doucement, tendrement, je lui dis : « Vous ne m'en voudrez pas de vous quitter... Soyez gentille. Il le faut... Ce ne serait pas convenable qu'on me vît chez vous à pareille heure !...» Je m'attendais à une scène, à des larmes. Elle ne protesta pas, ne chercha pas à me retenir... « Oui, vous avez raison, approuva-t-elle sur un petit ton sec... c'est mieux ainsi... Allez-vous-en !... » Et comme je ne partais pas encore, cherchant je ne sais quoi dans la chambre : « Allez-vous-en !... Eh bien ? allez-vous-en !... », répéta-t-elle d'une voix plus dure, en se tournant du côté du mur, avec une affectation qui m'étonna... Elle refusa mon baiser : « C'est bien ! c'est bien !... laissez-moi, je vous en prie... » Était-ce la fatigue ? Était-ce le dégoût ? Ou bien quoi ?... Je dis : « Alors, à bientôt !... » – « Comme vous voudrez !», fit-elle. Je sortis... Personne dans le couloir. Aucun bruit dans la maison... Une lampe achevait de brûler sur une petite table. Sa lueur tremblante faisait mouvoir de grandes ombres sur les murs. En passant devant la chambre de Balzac, je faillis me heurter à une chaise sur laquelle la garde avait empilé des paquets de linge souillés, qui dégageaient une abominable odeur de pourriture. Je m'arrêtai pourtant... j'écoutai... Rien !... Un craquement de meuble... ce fut tout !... J'eus une secousse au cœur, et comme un étranglement dans la gorge... Un instant je songeai à entrer ; je n'osai pas... Je songeai aussi à aller chercher ma boîte de couleurs et à faire une rapide esquisse du grand homme, sur son lit de mort... Cette idée me parut impossible et folle... « Non ! non ! pas moi !... me dis-je, ce serait une trop sale blague !...» Alors, je descendis l'escalier lentement, sur la pointe des pieds... En bas, c'était la cuisine. Elle était entrouverte, éclairée. Des bruits de voix en venaient: la voix de la garde, la voix du vieux valet de chambre... Ils soupaient, gaiement, ma foi !... En m'approchant, j'eusse pu entendre ce qu'ils disaient. Je n'osai pas non plus, dans la crainte qu'ils ne parlassent de moi... de nous... Les autres domestiques étaient rentrés chez eux, sans doute, et dormaient... Là-haut, Balzac était seul, tout seul !... Une fois dans la rue je poussai un long soupir de délivrance, j'aspirai l'air frais du matin, avec délices, et j'allumai un cigare.

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dans l'atelier, la tête basse, les mains derrière le dos... marcha longtemps dans l'atelier... Et, s'arrêtant devant moi, il me dit :

– Et voilà comment Balzac est mort... Balzac !... vous entendez ?... Balzac !... Voilà comment il est mort !...

Puis il se mit à marcher... Après un court silence :

– C'est drôle, fit-il... Je ne suis pourtant pas un méchant homme, je ne suis pas une canaille, une crapule... Mon Dieu ! je suis comme tout le monde... Eh bien ! je n'ai vraiment compris que plus tard... beaucoup plus tard... Certes, cette journée-là, cette nuit-là, j'ai eu de la gêne, de l'embêtement... je ne sais pas... du dégoût... Je sentais que ce n'était pas bien... Oui, mais ça ?... ça ?... l'ignominie ?... Non !... Je vous donne ma parole d'honneur, ce n'est que plus tard... Qu'est-ce que vous voulez ?... On aime une femme, on se laisse aller... et c'est toujours, toujours, de la saleté !... Ah !... et puis, est-ce que vraiment je l'aimais ?...

Il écarta les bras, les ramena vivement le long de son corps, en faisant claquer ses mains sur ses cuisses :

– Ma foi !... je n'en sais plus rien !...

Haussant les épaules, il ajouta :

– L'homme est un sale cochon... voilà ce que je sais... un sale cochon !...

Il tourna quelque temps dans l'atelier, tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :

– Balzac !... Balzac !... Un Balzac !...

Puis il revint s'asseoir, brusquement, sur le fauteuil, en face de moi :

– Quant à Mme de Balzac...

Il appuya sur chaque mot, avec une ironie pesante, qui me choqua un peu...

– Quant à Mme de Balzac, répéta-t-il... le lendemain, elle s'était reprise... oh ! tout à fait... Elle fut très digne... très noble... très douloureuse... très littéraire... Épatante, mon cher... Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector... Elle m'émerveilla et toucha tout le monde par la correction tragique, par la beauté de son attitude... Quelle ligne!... Ah! quelle ligne pour un Prix de Rome!... On l'entoura, on la plaignit... vous pensez!... Le plus comique, c'est, je crois bien, qu'elle fut sincère dans sa comédie... La considération, les respects, les hommages lui redonnaient de la douleur et de l'amour. Je n'en revenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !... Ah ! ces obsèques !...

Il eut un sourire presque gai : – Mon cher, figurez-vous, le ministre Baroche, qui représentait le gouvernement et cheminait, dans le convoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ce M. de Balzac était, n'est-ce pas, un homme assez distingué ?...» Hugo regarda ce ministre – qui a une si belle presse dans Les Châtiments –, il le regarda, ahuri, scandalisé, et répondit : « C'était un génie, monsieur, le plus grand génie de ce temps... » Et il lui tourna le dos. Hugo a raconté cela quelque part... Rien n'est plus vrai. Je me trouvai à côté de lui quand cette petite énorme scène se passa... Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c'est que le ministre Baroche, s'adressant à son autre voisin qui avait, je me rappelle, de très beaux favoris, lui dit tout bas, à l'oreille : « Ce M. Hugo est encore plus fou qu'on ne pense... »

Et Gigoux se mit à rire franchement, d'un de ces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores.

Il ajouta :

– Aussi, plus tard, il en a pris pour son grade... Il ne l'a pas volé, hein ?...

Il dit encore :

– Ah ! savez-vous ce détail ?... Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler le visage de Balzac, ils furent obligés de s'en retourner... bredouilles, mon cher... La décomposition avait été si rapide que les chairs de la face étaient toutes rongées... Le nez avait entièrement coulé sur le drap...


Octave Mirbeau
La Mort de Balzac
in La 628 E-8

martes, 5 de julio de 2011

Du droit à l'oisiveté





Les anciens, avons-nous dit, considéraient le travail des mains comme une chose vile, et en faisaient, à ce titre, le lot exclusif de l'esclave.

Chez les Indous, notamment, le repos absolu du corps et même de l'esprit constituait le plus haut degré pos­sible de bonheur, et, qui plus est, de sanctification par contre, le travail manuel y était réputé la pire de toutes les conditions. Aussi le travail le plus continu et le plus rude y fut-il toujours subi comme l'antipode du bonheur, comme le comble de la dégradation. C'est pour cela que la domesticité était si fort prisée par les esclaves indous, les soudras . Le servage personnel, en effet, leur donnait moins à faire, et il jetait sur eux comme un reflet d'hon­neur et de distinction résultant de leur contact journa­lier avec les personnes de caste libre et oisive, auxquelles ils étaient attachés.

Ce sentiment profond de mépris et d'aversion pour tout labeur physique, pour tout travail corporel, surtout lorsqu'il s'appliquait à la production industrielle et aux métiers mécaniques, mépris reporté par l'opinion géné­rale sur les individus, sur les familles et sur les tribus que la fatalité de la naissance y avait condamnés, passa des superstitions de l'Orient dans les préjugés des di­verses nations occidentales qui occupèrent l'Europe pen­dant les derniers siècles de l'ère païenne.

Nomades et ne vivant que du produit de leurs trou­peaux ou de brigandages, les nations scythiques étaient à peu près étrangères à l'industrie, au commerce, à l'a­griculture. Simples et sauvages dans leurs mœurs, le peu de travail matériel dont elles avaient besoin était exé­cuté par les femmes et les esclaves.

Plus près de la civilisation, peut-être; quoique encore peu adonnés à la culture des terres, du temps de César, les Germains professaient pour le travail un profond mépris: « Ils tenaient pour honteux et lâche, dit Tacite, d'acquérir au prix de leurs sueurs ce qu'ils pouvaient avoir, au prix de leur sang ; ne trouvant que la gguerre qui fût digne d'occuper l'activité d'un homme libre; ils consacraient le temps de la paix à la chasse, aux loisirs, au sommeil, à de longs festins, chacun ayant alors d'autant plus de droit à l'oisiveté qu'il s'était montré plus brave à la guerre. Tous les travaux étaient abandonnés aux es ­ claves, sous la surveillance des femmes , des infirmes, des vieillards et d'un petit nombre d'affranchis.

Quoique plus civilisés que les Germains, les Gaulois regardaient aussi comme honteux toute espèce de tra­vaux, même l'agriculture.

En Espagne, les Tartessiens, qui formaient parmi les indigènes le peuple le plus éclairé, rapportaient à leur premier législateur, Habis, la loi qui parmi eux interdi­sait à tous les citoyens l'exercice d'une profession labo­rieuse, quelle qu'elle fût, les qualifiant toutes de serviles, c'est-à-dire uniquement faites pour des esclaves.

Demi-sauvages, les Lusitains et les Cantabres, placés à l'extrémité occidentale de l'Europe, comme les Scythes à son extrémité orientale, se faisant gloire, comme eux, de ne vivre que de brigandages, confiaient à leurs femmes et à leurs esclaves le peu de travaux auxquels ils avaient recours.

De sorte que l'on peut tenir pour vrai que, chez toutes ces nations, que les Grecs et les Romains confondaient avec mépris sous le titre de barbares, le travail; demeuré comme à son minimum et de puissance et de considéra­tion, était tout entier entre les mains ou des esclaves seuls ou d'eux et des femmes à peu près traitées en esclaves.

Placées au milieu de cette vaste enceinte de nations ennemies, la Grèce et l'Italie, plus intelligentes et plus riches qu'elles, avaient le même mépris qu'elles pour l'industrie et le travail.


A Sparte, en effet, le travail des mains était réputé contraire au dogme de la liberté et à la condition du citoyen. A Sparte, tout citoyen était soldat; la ville était un camp ; le peuple une armée. Eloigné du travail par la loi elle-même, le peuple de Lycurgue ne pouvait donc qu'avoir en dédain tout ce qui ressemblait non-seulement à un métier, mais à un art quelconque. Aussi méprisait-il le travail jusque dans le poète qui l'avait chanté. Il appelait dédaigneusement Hésiode le poète des ilotes, parce qu'Hésiode avait écrit sur l'agriculture et fait l'éloge des gens de labeur.

« A Sparte, dit Lantier, le travail déshonorait, on l'a­bandonnait aux ilotes ; les femmes mêmes eussent rougi de s'occuper des travaux de leur sexe.

Nulle industrie, d'ailleurs, n'était nécessaire à des gens qui vivaient de brouet noir, qui s'asseyaient sur des ma­driers mal équarris, qui marchaient le plus souvent nu-tête et sans chaussures!... Nous ne connaissons, dit le Spartiate Damonax, ni les arts, ni le commerce, ni tous ces autres moyens de multiplier les besoins et les malheurs d'un peuple. Que ferions-nous, après tout, des ri­chesses? Lycurgue nous les a rendues inutiles. Nous avons des cabanes, des vêtements et du pain - , nous avons du fer et des bras pour le service de la patrie, nous avons des âmes libres, vigoureuses, incapables de sup­porter la tyrannie des hommes et celle de nos passions : voilà nos trésors. »

Un Spartiate, à son retour d'Athènes, disait : « Je viens d'une ville où rien n'est déshonnête ». Il désignait spé­cialement par là les métiers et les trafics auxquels n'a­vaient pas honte de se livrer des citoyens.

A Athènes, les professions manuelles étaient aussi le partage des esclaves. Mais il y avait une certaine classe de citoyens appelés thètes, qui se les partageaient avec eux et les étrangers domiciliés appelés métèques. Cette classe de citoyens touchait aux degrés voisins de l'esclavage. C'étaient des mercenaires, hommes de peine, qui, poussés par la misère, étaient forcés de descendre, moyennant un prix de journée, jusqu'aux plus humbles professions. Plusieurs tombaient plus bas et étaient contraints d'aller partager, dans les fabriques et jusque dans les moulins, la condition des esclaves. Il y avait une place à Athènes où ils se louaient publiquement, pêle-mêle avec eux. Ils étaient aussi méprisés qu'eux, et que les métiers qu'ils exerçaient.

Quaqt aux citoyens des classes aisées, ils n'avaient d'autre profession que celle de ne rien faire ; les autres vivaient aux dépens du trésor public,

«A Athènes, dit M. Biot, les citoyens étaient de véritables nobles qui ne devaient s ! occuper que de la défense et de l'administration de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour veiller, par leur force in­tellectuelle et corporelle, aux intérêts de la république, ils chargeaient les esclaves de tout le travail. De même, à Lacédémone, les femmes mêmes ne devaient ni filer, ni tisser, pour ne pas déroger à leur noblesse ».

Toutefois, les temps héroïques de l'ancienne Grèce n'étaient pas aussi antipathiques au travail que le devinrent les siècles postérieurs.

Dans ces temps de primitive simplicité, les métiers industriels n'avaient rien de dégradant ; plusieurs même assuraient aux hommes libres qui s'y livraient la con­sidération qu'obtiennent, de nos jours, les artistes distin­gués. C'étaient principalement les arts de construction et ceux qui, par le travail, soit du bois, soit des métaux, donnaient aux palais leurs ornements, aux guerriers leurs armes les plus précieuses. Homère vante l'ouvrier habile qui fit l'arc de Pandarus ; il nomme celui qui for­gea le bouclier d'Ajax, et, dans vingt autres passages, des forgerons, des tourneurs, des architectes. L'archi­tecte ou charpentier est compris, avec les médecins, les devins et les chantres inspirés des muses, parmi ceux qu'on peut admettre aux honneurs d'une hospitalité royale. Entre les classes des artisans et des guerriers, il n'y avait pas de séparation absolue ; le fils de l'ouvrier qui avait construit le vaisseau de Paris combat parmi les Troyens, et meurt, chanté par le poète à l'égal d'un héros. D'un autre, les héros, les dieux mêmes, ne désignaient point la pratique de certaines industries. Le roi d'Ithaque n'avait-il point taillé, de sa main, dans l'olivier sauvage et revêtu d'or et d'ivoire, ce lit qui sert à le faire reconnaître de son épouse ? Et Vulcain ne fut-il pas trouvé, dans ses forges, tenant lui-même ses tenailles, et couvert de sueur ?

Solon voulut faire sortir, de ce sentiment des temps héroïques en faveur du travail, une institution pour son pays. Ce grand législateur conçut, en effet, et exécuta le premier la pensée d'appliquer les citoyens de l'Attique à la pratique du commerce, des arts et des profes­sions manuelles, dans la vue d'améliorer le sort de la basse classe, et d'enrichir l'Etat par l'industrie. Pour cela, il édicta plusieurs lois contre l'oisiveté, imprimant à la pa­resse le stigmate de l'infamie; punissant les vagabonds et les fainéants, comme inutiles ou dangereux à la société ; imposant à chacun l'obligation de faire connaître ses moyens d'existence, et accordant au plus habile ouvrier dans chaque profession le privilège d'un repas gratuit au Prytanée et celui d'une place d'honneur dans les assem­blées publiques. Mais cette assimilation du rien faire au malfaire, de l'oisiveté au délit, parut une idée si révolutionnaire, si hardie, si subversive de l'opinion dominante, que le conservateur Plutarque prend le soin d'en justifier son auteur, et que les mœurs athéniennes ne s'en montrèrent que plus antipathiques à l'exercice par les citoyens des états industriels, lesquels continuèrent à rester l'œuvre exclusive des thètes, des métèques et des esclaves.

Vainement Socrate tenta de réagir contre le préjugé qui frappait le travail, en demandant comment il pouvait être honorable pour des personnes libres d'être plus inutiles que des esclaves, et pourquoi il serait moins digne et moins juste de travailler des mains que de rêver, les bras croisés, aux moyens de vivre, le préjugé do­minait l'opinion, et la philosophie contribuait à le pro­pager et à le fortifier, loin de le combattre et de l'é­teindre.

Socrate lui-même n'appliquait qu'aux femmes l'éloge qu'il faisait du travail manuel, prouvant, par la fable du chien et des brebis, que l'homme a assez, dans ce monde, de son rôle de protecteur et de gardien.

C'est à ce titre et sous la même figure que Platon; tra­çant son utopie sociale, sa république modèle, revendi­que pour ses guerriers et ses gouvernants le privilège de vivre aux frais des classes ouvrières, et déclare coupa­ble de lèse-liberté tout citoyen qui aurait déshonoré ses mains en touchant un outil.

« La nature, dit Platon, n'a fait ni cordonniers ni for­gerons, de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom, qui sont exclus, par leur état même, des droits politi­ques. Quant aux marchands, accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le com­merce de boutique sera poursuivi pour ce délit . S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La pu­nition sera doublée à chaque récidive. »

Ce mépris pour le travail était partagé par Xénophon. « Les gens, dit-il, qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver, un feu continuel, ne peuvent man­quer d'avoir les doigts altérés, et il est bien difficile que l'esprit ne s'en ressente.»

La même opinion se trouvé développée plus explici­tement dans la Politique d'Aristote. Les guerriers et les gouvernants font seuls, pour lui, l'Etat politique et c'est avec répugnance qu'il associe à leur vie civile, mais non à leurs droits, les laboureurs, les artisans, les mercenaires. Les laboureurs, il les voudrait esclaves, les artisans, il les exclut du nombre des citoyens. « Jadis, dit-il, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers, et, dans la plupart des Etats, il en est encore de même mais une bonne Constitution n'admettra ja­mais l'artisan parmi les citoyens. C'est en vain qu'on donne à l'artisan le nom de citoyen. La qualité de citoyen appartient, non pas à tous, les hommes libres, par cela seul qu'ils sont libres ; elle n'appartient qu'à ceux qui n'ont point à travailler nécessairement pour vivre, c'est-à-dire à ceux qui ne se livrent à aucune occupation d'ar­tisans. On appelle occupations d'artisans, celles qui sont inutiles, à former le corps, l'âme ou l'esprit d'un homme libre aux actes et à la pratique de la vertu. On donne aussi le même nom à tous les métiers qui peuvent dé­former le corps, et à tous les labeurs dont un salaire est le prix. » Aristote rappelle ailleurs la Constitution de Phaléas, qui asservit tous les mercenaires et défend l'apprentissage des métiers aux jeunes citoyens.

Ainsi, le travail manuel est chose servile ; ceux qui s'y livrent ont une existence dégradée, et, esclaves qu'ils sont par l'âme s'ils vivent libres, ce n'est que parce que l'Etat n'est pas assez riche pour les remplacer par des esclaves, pas assez fort pour les contraindre à le de­venir .

C'est d 'après ces principes qu'à Thèhes on n'admettait aux privilèges de citoyen l'homme qui avait exercé une profession laborieuse, que dix ans après qu'il s'en était relevé en ne faisant rien, et qu'au sein de la démocra­tique Athènes l'orateur Diophante osa proposer un jour de déclarer esclaves publics, tous les hommes libres qui s'étaient abaissés jusqu'à se faire artisans.

A Rome, le mépris pour le travail des mains n'était pas moindre qu'à Athène et à Lacédémone.

Romulus, au dire de Denis d'Halicarnasse (1) , n'avait permis que deux sortes de professions aux gens libres, l'agriculture et les armes. Toutes les autres professions manuelles étaient des arts sordides, sordidae artes, et ne convenaient qu'à des esclaves (2).

Parmi les motifs que Brutus allègue pour exciter le peuple à la révolte contre Tarquin, ce qu 'il reproche, sur­tout au tyran, c'est d'avoir changé des hommes de guerre, en artisans et en maçons.

Ce mépris des professions, laborieuses fut un préjugé national, préjugé qui dura aussi longtemps que Rome vécut ; préjugé tel, que les esprits les plus éclairés ne purent s'en affranchir. Cicéron lui-même le partagea : « Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique ? s'é­criait cet orateur philosophe ; et qu'est-ce que le com­merce peut produire d'honnête ? Tous les ouvriers, de quelque métier que ce puisse être, forment une classe abjecte, et tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme. Pour ce qui est du commerce, quand il est exercé en grand, et pour l'approvisionnement du pays, c'est tout au plus un métier tolérable ; exercé en petit, ce ne peut être qu'un trafic sordide, les petits marchands ne pouvant gagner sans mentir ; et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car qui­conque donne son travail pour de l'argent, se vend lui-même et se met au rang des esclaves (1) »

Je ne connais qu'une cité antique, Carthage, qui fût fondée sur un principe différent. A Carthage, en effet, tout au contraire de Rome, c'était la guerre qui était laissée aux classes serviles, et le commerce et l'industrie professionnelle qui étaient réservés aux citoyens. « Car­thage, dit M. Biot, était la fille du commerce. Ses ci­toyens, uniquement consacrés aux affaires, ne combat­taient les ennemis que par les bras des mercenaires ; à la différence de Rome, qui n'avait pour soldats que ses citoyens, et pour ouvriers que ses esclaves (2). »

Donc, à part cette seule exception, en quelque temps et en quelque lieu que se produise le travail des mains dans l'antiquité, il est couvert du mépris public et relé­gué au rang des fonctions serviles.

Par contre, le rien faire, le loisir, le passe-temps sans labeur est exalté par les philosophes anciens, à l'égal de la noblesse et de la vertu.

Aussi voyons-nous l'oisiveté citoyenne, passant de la doctrine des sages dans les pratiques populaires, devenir partout le privilège de quiconque, pauvre comme riche, portait le noble titre de citoyen.

Nous avons vu que, dans les idées religieuses de l'Indoustan, le repos absolu du corps et même de l'esprit constituait le plus haut degré possible de bonheur et de sanctification.

Platon ne comprenait pas autrement le bonheur des citoyens de sa république, et, comme lui, Aristote vou­lait, que les citoyens de la sienne vécussent dans le plus grand loisir.

La raison principale qui portait Xénophon à répudier tout travail manuel comme indigne d'un citoyen, c'était que « le travail emportait tout le temps, et qu'avec lui on n'avait nul loisir pour la république et les amis. »

Ce que Plutarque loue le plus dans la Constitution de Lycurgue c'est le grand loisir qu'il avait fait avoir à ses concitoyens en ne permettant pas qu'ils se pussent appli­quer à un métier quelconque.

Le mot loisir, appliqué ici à l' abstention de l'exercice d'un métier quelconque, explique suffisamment ce que j'entends par oisiveté et surtout par oisiveté citoyenne, la seule qui pût constituer un droit. C'est dans ce sens que je comprends M. Biot, quand il dit : « Dans leurs projets de constitution, Xénophon et Platon introduisent des esclaves pour faire exécuter le travail parce qu'il fallait que leur citoyen eût tout son temps libre pour discuter les lois de l'Etat et veiller à sa défense. Tout en s'étonnant de la nécessité des esclaves ; Aristote avouait cette néces­sité comme le seul moyen d'assurer la nourriture du ci­toyen libre pendant que celui-ci veillait aux intérêts de l'Etat, le travail manuel lui semblant indigne de la di­gnité de citoyen : ce préjugé dominait sa raison. » Comment, d'ailleurs, s'en étonner lorsqu'on voit encore un préjugé semblable subsister dans une grande partie de l'Europe orientale?

Un jour, un Spartiate qui se trouvait à Athènes, ap­prit qu'un citoyen de cette ville venait d'être condamné à l'emprisonnement pour délit d'oisiveté. Cela lui parut si extraordinaire qu'il voulut se convaincre de la chose par ses yeux. Il demanda donc à voir dans la prison, et regarda comme une curiosité ce citoyen libre qu'on punissait dans une république pour s'être volontairement affranchi de la servitude du travail.

C'était en vertu d'une des lois de Solon que cette condamnation avait été prononcée. Ce fut peut-être la seule car les lois de Solon sur le travail tombèrent pour ainsi dire, en désuétude avant d'avoir été exécutées et l'oisiveté citoyenne demeura depuis, comme avant, la sou­veraine dispensatrice du temps à Athènes.

L'oisiveté citoyenne exerçait le même empire à Rome.

A Rome comme à Athènes, c'était autant la constitution que le préjugé qui éloignait le citoyen du travail. Avec le suffrage universel, tel qu'il était organisé dans ces deux républiques, comment les citoyens eussent-ils pu être laborieux? La politique prenait tout leur temps. Quand ils n'étaient plus en guerre avec l'étranger, ils bataillaient entre eux dans les comices, et le Champ de Mars paci­fique les occupait autant que le Champ de Mars armé. « Presque toujours en guerre ou en fêtes, dit un magistrat publiciste, les populations libres avaient, en outre à s'occuper des affaires de la cité, à discuter et à voter sur la place publique, à siéger dans les tribunaux. Pour consacrer ainsi leur temps aux affaires de l'État ou à sa défense, il fallait que les citoyens ne fussent point assu­jettis à des travaux qui réclamaient de leur part une as­siduité continue. Ils ne pouvaient, dés lors, être manouvriers, c'est-à-dire réduits à attendre du travail de chaque jour leur pain de chaque jour. La dépendance ou le salaire place celui qui le reçoit à l'égard de celui qui le paye blessait d'ailleurs trop profondément les idées d'égalité sur lesquelles reposait l'organisation de ces deux républiques, pour que le mercenaire ; celui qui ven­dait, comme dit Cicéron, son travail et non son art, pût être jugé digne des privilèges du citoyen .

L'oisiveté citoyenne était donc plus qu'un fait, dans les habitudes de Rome et d'Athènes; c'était un droit dans leurs institutions.

C'était un droit; car, dans toute république organisée, quiconque ne peut travailler pour vivre, doit pouvoir vivre sans travailler.

Or, le citoyen de Rome et d'Athènes ne pouvait tra­vailler pour vivre, alors même qu'il était pauvre, puisqu'il y avait incompatibilité entre tout travail manuel et la qualité de citoyen ; incompatibilité prononcée tant par le préjugé national qui faisait du travail manuel un tra­vail d'esclaves, que par la Constitution qui le rendait impossible.

Donc le droit à l'oisiveté était réellement un droit ;— droit civique résultant de ce que, loin d'être obligatoire pour tous, le travail manuel était interdit à tout citoyen, avant le deuxième siècle de l'ère chrétienne ;—droit constitutionnel résultant de ce que la législation républicaine et la législation impériale consacrèrent successivement le droit légal à l'assistance et aux fêtes publiques, droit ouvert, sur le trésor de l'Etat, à tous les citoyens pauvres que le noble orgueil de leur origine empêchait de descendre à se faire artisans.

Maintenant, quels ont été, pour le bien-être des classes populaires, les effets de ce mépris légal des anciens pour le travail manuel, mépris qui substitua, chez les citoyens, à la science pratique des métiers utiles, la philosophie pratique d'une orgueilleuse et stérile oisiveté? C'est ce que je vais examiner dans le chapitre suivant.