jueves, 8 de marzo de 2012

Le Dieu Beefsteak



LE DIEU BEEFSTEACK

L'anémie est à la mode comme la névrose. Elle nous empoigne les plus jolies et couvre lentement d'une blancheur de mort l'éclat frais de leurs joues. Toutes anémiques aujourd'hui, avec des faiblesses dans les genoux, et, comme me le disait si rudement un interne, avec le visage à la sauce pâle.

C'est pour celles-là qu'on a inondé Paris d'affiches énormes qui portent en capitales ces mots d'aspect étrange : Bains de sang. On croit d'abord à quelque titre à sensation, on lit et l'on comprend alors que sur ces feuilles enluminées, collées aux murs, c'est notre époque tout entière résumée dans ses pauvretés et ses besoins pressants...

Déjà le fer est usé, il n'est plus dans le ton; pendant des années on a fait de lui comme un petit remède très high-life; on l'a mis en pastilles dans des bonbonnières exquises, en liqueur dans des flacons de cristal ciselé. Il fallait les entendre s'écrier, les pauvrettes, mollement, gentiment souffrantes, avec un soupir d'àme qui s'envole : Je prends du fer!

Ce « je prends du fer » était tout un délicieux poème, attendrissant comme une plainte vague, rempli d'un charme mondain et discret. Maintenant, c'est au sang même qu'on s'adresse brutalement; c'est lui qui doit donner la vie nouvelle; on le boit à pleine jarre et l'on s'y plonge à plein corps.

Parfois, le matin, rue de Flandres, devant les abattoirs en éventail, c'est une longue file d'équipages : les portières armoriées s'ouvrent sous la main du larbin irréprochable, et des jeunes filles toutes frêks descendent de coupés capitonnés de satin bleu, laissant dans l'intérieur l'amour de petit chien blanc, frisé et bichonné.

C'est l'heure où l'on tue; le sang tiède, — le sang de Jouvence — va couler à flots. Recouverts de la serpillière, la boutique garnie des six couteaux au côté, les garçons circulent; de lourdes pièces éventrées voyagent sur les épaules des porteurs, les voitures numérotées attendent leurs cargaisons; c'est un va-et-vient fiévreux, on travaille dur pour le ventre de Paris; partout où flâne le regard, c'est l'immense boucherie organisée avec art. Par les avenues qui séparent les bâtiments, on se heurte à des viandes pittoresques, à des quartiers monstres qui laissent derrière eux un cordon sanguinolent.

Parfois, parti on ne sait d'où, un cri plaintif, un gémissement désespéré — l'àme de quelque bonne et douce bête qui meurt sous le coup...

Tandis qu'à pas menus, retroussant ses jupes un peu, pénètre dans cette tuerie impitoyable la jeune fille diaphane qui joue Chopin avec sentiment.

On a amené le bœuf, on l'attache à un anneau fiché dans le sol, on lui noue les cornes avec une grosse corde, on lui incline fortement la tète...

Le boucher prend un merlin, donne un coup sec entre les cornes, — le bœuf tombe comme une masse, soufflant, épais; souvent il essaie de se relever, — un nouveau coup sur le frontal l'achève, le voilà inerte sur le flanc, énorme, avec ses yeux — ses yeux si tendres hors de l'orbite...

Alors on lui coupe la gorge, le sang fait irruption de toutes parts, ardent, bouillant; autour dela pauvre bête assommée, on installe un cercle de larges baquets, — des roues qui reçoivent le sang pir cascades et fusées...

A quelques pas de là, la jeune fille attend ; sans le voirelle devine ce spectacle de mort; enfin un garçon arrive en courant, malgré ses sabots, les manches de sa chemise retroussées sur ses gros bras bossués de muscles, une tasse dans sa main vigoureuse; sans hésiter, il présente à la jeune fille cette tasse, où s'agite un sang bouillonnant...

D'un trait, comme habituée déjà, elle la vide, la rejette et se sauve en essuyant avec un fin mouchoir ses lèvres rougies — pour un instant.

A l'hôtel, vite!

Les chevaux repartent au galop,'la jeune fille s'enfonce dans un coin de la voiture, — et chaque fois, quand elle s'en retourne ainsi, lui revient obstinément un vieux souvenir classique, l'histoire de cette Sombreuil, qui l'effrayait tant en pension et à laquelle elle se trouve maintenant bien supérieure!

Avec les bains de sang, la scène devient plus caractéristique.

Le bain de madame la baronne est prêt; dans la baignoire qui brille, c'est une large tache rouge, mouvante; une chaleur monte de cette mare vermeille faite de tout le sang d'une bête jeune.

Mignonne, craintive, la baronne approche: une vision de crime lui traverse l'esprit et l'épouvante; elle se regarde dans sa petite glace à main, elle est plus pâle encore, jamais elle n'osera se plonger làdedans, —. et pourtant elle s'y plonge avec un grand cri, les yeux clos.

Elle ne veut pas voir, une odeur acre lui saisit la gorge... Mais en même temps il lui semble qu'une force vivifiante l'anime, elle s'enhardit, s'allonge et se laisse pénétrer par tous les pores...

Tandis que debout auprès d'elle, la soubrette robuste, saine et comme fraîche encore du bon air de sa campagne, se croit en un cauchemar et murmure: « Est-ce possible!»

Puis, après trois minutes, délivrée, la baronne qui sort du bain s'enroule dans un peignoir de batiste qui moule ses chairs délicates où le sang dégoutte, ruisselle et se fige en perles de corail.

Le matin, la baronne, la Tendresse, comme il est écrit tout le long des carnets mondains, se baigne bravement dans le sang, ce qui ne l'empêche pas de s'évanouir pour une piqûre d'épingle!

Du sang, du sang, c'était le cri de Macbeth après le crime — c'est aujourd'hui le cri du boulevard après l'épuisement des nuits blanches.

Pour peu que l'anémie sévisse longtemps encore, on dira désormais: « Je fais une saison aux abattoirs », comme on disait : « Je fais une cure à Vichy. » Ce sera le comble du chic, par ce tempsoù la maladie est un dandysme.

Un simple beefsteack, cependant, ferait mieux l'affaire : le dieu Beefsteack. est plus sûr que tous les bains du monde. A lui seul, saignant de beaux filets d'un rouge de sang, il est la providence.

Le dieu beefsteack, mais servi et adoré pour luimême, sans que Bordeaux ou Bercy n'aient rien à y voir, le dieu nature, et sur le gril.

Lui seulest de taille à refouler l'anémie qui monte, et il tient dans ses flancs de quoi rendre la fraîcheur rose aux plus fanées; la Villette et les bains miraculeux ne prévaudront pas contre lui.

Le dieu beefsteack, c'est l'avenir, en ce siècle ruiné de sang.

A quoi bon chercher autre chose, pourquoi faire de l'originalité — inutile, avec du sang en tasse ou en baignoire, quand on peut s'offrir, pour un rien, chez soi, au milieu de sa table, sur la belle assiette à fleurs, le dieu beefsteack... sauveur du monde!


Paris Patraque
Alexandre Hepp

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