domingo, 24 de marzo de 2019

Le Gros Orteil de Georges Bataille





"Le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain, en ce sens qu´aucun autre élément de ce corps n´est aussi différencié de l´élément correspondant du singe anthropoïde (chimpanzé, gorille, orang-outang ou gibbon). Ceci tient au fait que le singe est arboricole, alors que l'homme se déplace sur le sol sans s'accrocher à des branchages, étant devenu lui-même un arbre, c'est-à-dire s'élevant droit dans l'air ainsi qu'un arbre, et d'autant plus beau que son érection est correcte. Aussi la fonction du pied humain consiste-t-elle à donner une assise ferme à cette érection dont l'homme est si fier (le gros orteil, cessant de servir à la préhension éventuelle des branches, s'applique au sol sur le même plan que les autres doigts).
Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue.

Bien qu'à l'intérieur du corps le sang ruisselle en égale quantité de haut en bas et de bas en haut, le parti est pris pour ce qui s'élève et la vie humaine est erronément regardée comme une élévation. La division de l'univers en enfer souterrain et en ciel parfaitement pur est une conception indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme la lumière et l'espace céleste sont les principes du bien : les pieds dans la boue mais la tête à peu près dans la lumière, les hommes imaginent obstinément un flux qui les élèverait sans retour dans l'espace pur. La vie humaine comporte en fait la rage de voir qu'il s'agit d'un mouvement de va-et-vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure, rage qu'il est facile de passer sur un organe aussi bas qu'un pied.
Le pied humain est communément soumis à des supplices grotesques qui le rendent difforme et rachitique. Il est imbécilement voué aux cors, aux durillons et aux oignons; et si l'on tient compte d'usages qui sont seulement en voie de disparition, à la saleté la plus écoeurante : l'expression paysanne « elle a les mains sales comme on a les pieds » qui n'est plus valable aujourd'hui pour toute la collectivité humaine l'était au XVIIe, siècle. La secrète épouvante causée à l'homme par son pied est une des explications de la tendance à dissimuler autant que possible sa longueur et sa forme. Les talons plus ou moins hauts suivant le sexe enlèvent au pied une partie de son caractère bas et plat. En outre cette inquiétude se confond fréquemment avec l'inquiétude sexuelle, ce qui est frappant en particulier chez les Chinois qui, après avoir atrophié les pieds des femmes, les situent au point le plus excédent de leurs écarts. Le mari lui-même ne doit pas voir les pieds nus de sa femme et, en général, il est incorrect et immoral de regarder les pieds des femmes. Les confesseurs catholiques, s'adaptant à cette aberration, demandent à leurs pénitents chinois « s'ils n'ont pas regardé les pieds des femmes ». La même aberration se retrouve chez les Turques (Turques du Volga, Turques de l'Asie centrale) qui considèrent comme immoral de montrer leurs pieds nus et se couchent même avec des bas. Rien de semblable ne peut être cité pour l'antiquité classique (à part l'usage curieux des très hautes semelles dans les tragédies). Les matrones romaines les plus pudiques laissaient voir constamment leurs orteils nus. Par contre, la pudeur du pied s'est développée excessivement au cours des temps modernes et n'a guère disparu qu'au XIXe siècle. M. Salomon Reinach a longuement exposé ce développement dans l´article intitulé Pieds pudiques, insistant sur le rôle de l´Espagne, , où les pieds des femmes ont été l’objet de l’inquiétude la plus angoissée et ainsi la cause de crimes. Le simple fait de laisser voir le pied chaussé dépassant la jupe était regardé comme indécent. En aucun cas, il n’était possible de toucher le pied d’une femme, cette privauté étant, à une exception près, plus grave qu’aucune autre. Bien entendu, le pied de la reine était l’objet de la prohibition la plus terrifiée. Ainsi, d’après Mme d’Aulnoy, le comte de Villamediana étant amoureux de la reine Élisabeth imagina d’allumer un incendie pour avoir le plaisir de l’emporter dans ses bras : « Toute la maison qui valait cent mille écus fut presque brûlée, mais il s’en trouva consolé lorsque profitant d’une occasion si favorable il prit la souveraine dans ses bras, et l’emporta dans un petit escalier. Il lui déroba là quelques faveurs et ce qu’on remarqua beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page vit cela, rapporta la chose au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d’un coup de pistolet. »
Il est possible de voir dans ces obsessions, comme l’a fait M. Salomon Reinach, un raffinement progressif de pudeur qui a pu gagner peu à peu le mollet, la cheville et le pied. Cette explication étant en partie fondée, n’est cependant pas suffisante si l’on veut rendre compte de l’hilarité provoquée communément par la simple imagination, des orteils. Le jeu des lubies et des effrois, des nécessités et des égarements humains est en effet tel que les doigts des mains signifient les actions habiles et les caractères fermes, les doigts des pieds l’hébétude et la basse idiotie. Les vicissitudes des organes, le pullulement des estomacs, des larynx, des cervelles traversant les espèces animales et les individus innombrables, entraînent l’imagination dans des flux et des reflux qu’elle ne suit pas volontiers, par haine d’une frénésie encore sensible, mais péniblement, dans les palpitations sanglantes des corps. L’homme s’imagine volontiers semblable au dieu Neptune, imposant le silence à ses propres flots, avec majesté : et cependant les flots bruyants des viscères se gonflent et se bouleversent à peu près incessamment, mettant brusquement fin à sa dignité. Aveugle, tranquille cependant et méprisant étrangement son obscure bassesse, un personnage quelconque prêt à évoquer en son esprit les grandeurs de l’histoire humaine, par exemple quand son regard se porte sur un monument témoignant de la grandeur de son pays, est arrêté dans son élan par une, douleur à l’orteil parce que, le plus noble des animaux, il a cependant des cors aux pieds, c’est-à-dire qu’il a des pieds et que ces pieds mènent, indépendamment de lui, une existence ignoble.
Les cors aux pieds diffèrent des maux de tête et des maux de dents par la bassesse, et ils ne sont risibles qu’en raison d’une ignominie, explicable par la boue où les pieds sont situés. Comme, par son attitude physique, l’espèce humaine s’éloigne autant qu’elle peut de la boue terrestre, mais que d’autre part un rire spasmodique porte sa joie à son comble chaque fois que son élan le plus pur aboutit à faire étaler dans la boue sa propre arrogance, on conçoit qu’un orteil, toujours plus ou moins taré et humiliant soit analogue, psychologiquement, à la chute brutale d’un homme, ce qui revient à dire à la mort. L’aspect hideusement cadavérique et en même temps criard et orgueilleux du gros orteil correspond à cette dérision et donne une expression suraiguë au désordre du corps humain, œuvre d’une discorde violente des organes.

La forme du gros orteil n’est cependant pas spécifiquement monstrueuse : en cela il est différent d’autres parties du corps, l’intérieur d’une bouche grande ouverte par exemple. Seules des déformations secondaires (mais communes) ont pu donner à son ignominie une valeur burlesque exceptionnelle. Or il est le plus souvent opportun de rendre compte des valeurs burlesques par une extrême séduction. Mais nous sommes amenés ici à distinguer catégoriquement deux séductions radicalement opposées (dont la confusion habituelle entraîne les plus absurdes malentendus de langage).
Qu’il y ait dans un gros orteil un élément séduisant, il est évident qu’il ne s’agit pas de satisfaire une aspiration élevée, par exemple le goût parfaitement indélébile qui, dans la plupart des cas, engage à préférer les formes élégantes et correctes. Au contraire, si l’on choisit par exemple le cas du comte de Villamediana, on peut affirmer que le plaisir qu’il eut de toucher le pied de la reine était en raison directe de la laideur et de l’infection représentées par la bassesse du pied, pratiquement par les pieds les plus difformes. Ainsi, à supposer que ce pied de la reine ait été parfaitement joli, c’est cependant aux pieds difformes et boueux qu’il empruntait son charme sacrilège. Une reine étant a priori un être plus idéal, plus éthéré qu’aucun autre, il était humain jusqu’au déchirement de toucher d’elle ce qui ne différait pas beaucoup du pied fumant d’un soudard. C’est là subir une séduction qui s’oppose radicalement à celle que causent la lumière et la beauté idéale : les deux ordres de séduction sont souvent confondus parce qu’on s’agite continuellement de l’un à l’autre et qu’étant donné ce mouvement de va-et-vient, qu’elle ait son terme dans un sens ou dans l’autre, la séduction est d’autant plus vive que le mouvement est plus brutal.
Dans le cas du gros orteil, le fétichisme classique du pied aboutissant au lèchement des doigts indique catégoriquement qu’il s’agit de basse séduction, ce qui rend compte d’une valeur burlesque qui s’attache toujours plus ou moins aux plaisirs réprouvés par ceux des hommes dont l’esprit est pur et superficiel.

Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil."

G.Bataille, "Le gros orteil", Documents n°6, novembre 1929
Photo: Jacques-André Boiffard


No hay comentarios:

Publicar un comentario