viernes, 27 de noviembre de 2020

Les Diables ont des corps

 


Lettre XVIII, Astaroth au sage Cabaliste Abukibak

Il y a quelque temps, sage et savant Abukibak, que je n´ai pu t´écrire et m´acquitter des ordres que tu m´avais donnés, ayant été obligé de faire un voyage à Paris, où pendant près de deux mois j´ai eu bien de l´occupation. Tu sais que depuis que le grand Agrippa a révelé aux hommes le secret de nous obliger à quitter les Enfers, lorsqu´ils nous appellent dans le monde, nous sommes souvent forcés d´abandonner nos demeures pour satisfaire leurs désirs.
Il y a quelque temps qu´un Poète, dont les affaires se trouvaient dans un pitoyable état, se servit des leçons d´Agrippa et fit les conjurations requises dans les formes. Belzébuth les entendit et me chargea d´aller savoir que ce souhaitait le nourrisson des Muses. Je le trouvai logé dans un grenier, meublé d´une mauvaise table, de deux chaises de paille et d´un misérable châlit. Je m´offris à lui sous la figure d´un Maltotier [agent du fisc]. "Que veux-tu, lui dis-je. Je suis le Diable que tu viens d´invoquer. Parles, me voilà prêt à t´accorder tout ce qui dépendra de moi". Il faut répondit le Poète, après s´être un peu remis de sa première surprise, il faut que tu sois un diable bien trompeur et bien fripon puisque tu es au nombre des gens d´affaires infernaux. A juger de leur méchanceté et de leur mauvaise foi par la scélératesse de ceux de ce Monde, je ne crois pas que je doive t´accorder aucune confiance. Retournes dans les ténébreuses demeures, je ne serais pas assez crédule pour ajouter foi aux promesses d´un diable maltotier"
"Tu juges mal  à propos, répliquai-je au Poète, de mes qualités, ma figure doit moins te scandaliser. comme nous faisons dans les Enfers tout le contraire de ce qu´on fait dans le Monde, nous chargeons toujours les plus honnêtes diables du soin des finances et lorsqu´un homme de lettres, et surtout un poète, a recours à nous, nous lui envoyons toujours quelque diable maltotier ou financier, parce que nous savons que la faim et la soif sont les premiers maux dont nous serons obligés de le garantir". "Cela étant, dit le Poète, je change de sentiment mais exécutez le plutôt qu´il vous sera possible, les moyens dont vous vous servez pour apaiser la faim"
(...) Vous allez être content, reparti-je à l´affamé nourrisson des Muses. Aussitôt il vit paraître dans sa chambre une table fort bien garnie. "Mangeons un morceau, lui dis-je, après quoi, nous parlerons de vos affaires". Il obéit volontiers à mes ordres et fit son devoir en homme qui avait gardé un jeûne forcé. J´avais aussi moi même assez d´appétit, le voyage des Enfers à la Terre ne laisse pas que d´être fatiguant, quoiqu´il ne soit guère long, eu égard à ceux que nous nous faisons tous les jours dans des Mondes et des Planètes bien plus éloignées.
Le Poète, étonne de me voir manger, ayant enfin rompu le silence, lorsque son estomac commença d´être rempli: "Seigneur Diable, me dit-il, d´où vient faites-vous semblant de vous rassasier de ces mets, tandis que n´étant qu´un pur esprit, vous ne sauriez prendre aucune nourriture?"
Je ne pus m´empêcher de rire, sage et savant Abukibak, de la naïveté du Poète. Je vis bien que le bon homme était un parfait ignorant dans la Science de la Cabale et qu´il n´en connaissait que les évocations des Esprits qu´il avait lues dans Agrippa. "Écoutez, lui dis-je. Les Diables ont un corps et une âme ainsi que les hommes, non seulement les diables, mais les Silphes, les Salamandres et qui plus est, les Anges. Comment est-ce que nous pourrions agir sur la Matière et la Matière agir sur nous, si nous n´avions point de corps?" "L´Église, repartit le Poète, a décidé le contraire". "Vous vous trompez, répondis-je, car tout ce qu´il y a eu d´anciens Pères ont reconnu que nous avions des corps, aussi bien que les Anges. Origène, Ambroise, Basile, Justin ont pensé très sensément sur ce point. Le grand Augustin a décidé pleinement cette difficulté et si les hommes ne se plaisaient point à forger des chimères ils s´en seraient tenus à la décision de ce célèbre Docteur, qui leur a appris que les Démons avaient des corps, composés d´air épais, grossier et humide. Or, lorsque nous venons sur la Terre, nous sommes obligés de manger et de boire beaucoup, pour empêcher que l´humidité de la terre n´augmente trop celle de notre essence. Nous n´avons pas la même chose à craindre dans les Enfers, où la chaleur est si violente, que si notre humide radical n´était point aussi abondant, il serait bientôt séché et consumé entièrement. Nous mangeons donc, le plus qu´il nous est possible, sur la terre pour conserver notre santé".
"Hé quoi! répliqua le Poète surpris. Est-ce que les Diables sont quelquefois malades? "Comment, sils le sont? repartis-je, tout comme les hommes. Puisqu´ils   ont un corps matériel et organisé, il n´y a rien de si naturel que de voir qu´il doit s´y faire de temps en temps quelque changeante et y arriver qu´accident, aussi avons-nous des Médecins dans l´Enfer". "Apprenez-moi, je vous prie, dit le Poète, tuent-il les diables, comme ceux de ce pays-ci tuent les hommes?" "Non, répondis-je, parce que les Diables peuvent bien être malades, mais ne doivent mourir qu´après la fin du Monde. A cela près, les Médecins infernaux sont les mêmes que ceux de Paris. Ils guérissent très souvent par hasard, disent trois mots Grecs à leurs malades, font des expériences sur les pauvres Diables, donnent peu de remèdes à ceux qui les payent bien, laissent agir la nature et s´attribuent habilement les merveilleux effets qu´elle produit".

J. B. Boyer Argens, Lettres cabalistiques, 1754 

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