martes, 20 de octubre de 2009

Un dernier baiser


"Le long des quais, Marguerite et Raymond marchent en silence vers Notre-Dame, et pénètrent comme en une forêt dans l'ombre qui se fait à chaque pas un peu plus dense et les enveloppe. Sur le point de se quitter, ils sont déjà réellement loin l'un de l'autre.

Raymond, méthodique, classe en lui-même les impressions de la journée. Marguerite songe au mensonge qu'il lui faudra inventer pour expliquer l'heure tardive de son retour.

« Ce serait, pensait Raymond, une belle occasion de généraliser cette aventure : nous nous sommes rencontrés par hasard, donc nous étions destinés l'un à l'autre. Mais il n'y a pas de destinée et Marguerite,somme toute, n'est qu'une destinée d'occasion, éphémère sans doute. »

Ils s'étaient arrêtés. Déjà, Marguerite tendait ses lèvres à Rajmond,pour l'adieu; mais il la retint, et après quelque hésitation :

— Marguerite, dit-il, je voudrais être sûr de ne jamais vous perdre. J'ai peur, en vous abandonnant ainsi dans la nuit, de ne jamais plus vous retrouver. A la minute où je dois vous quitter, j'éprouve, chaque fois, une angoisse plus douloureuse.

Il exagérait ses sentiments, comme pour éprouver ceux de son amie. Il ajouta :

— Si j'allais devenir tout à fait amoureux?

— A quoi bon. je ne vous répondrais pas. Et puis, qu'est-ce que cela ajouterait à notre bonheur ? On m'aime déjà et cela ne m'amuse pas.

Le flot des passants les heurtait; ils semblaient un îlot jeté au milieu du courant et qui le faisait dévier. Marguerite continua :

— Pourquoi. d'ailleurs, se faire souffrir inutilement? Ce qui fait le charme de notre liaison, n'est-ce pas cette nécessité de nous quitter dans quelques mois? Vous oubliez que je ne suis pas libre. Je vais me marier, et jamais je n'accepterais le mensonge d'une double vie. C'est le meilleur de moi que je vous donne.

Raymond sentit ce que cette sagesse avait d'humiliant pour son amour-propre. Il voulait bien, à l'échéance convenue, quitter Marguerite, mais il ne voulait la laisser partir que définitivement blessée.

— Oui,je sais, dit-il avec un air de gravité, on arrive toujours trop tard, semblant ainsi regretter ce qui, en réalité, lui était une garantie de liberté. Mais, ajouta-t-il, si l'envie m'en prend, vous ne pourrez m'empêcher de vous aimer, Marguerite.

Après un silence, le visage sérieux :

— N'exagérons rien, mon ami, dit-elle. Songez seulement à ces quelques heures de tendresse que je vous ai données; et croyez-vous que ce ne soit rien, cette belle sympathie de ma chair pour vous ? Vous voulez mon âme aussi : elle ne mérite pas de vous attacher. Vous me faites un peu peur. Croire qu'il me serait possible d'être toute à vous me ferait paraître trop médiocre l'avenir qui m'est réservé. Ne me gâtez donc ni mon présent, qui est à vous, ni l'avenir. Allons, adieu,
mon ami, prends ma bouche : elle l'aime bien.

Raymond mit ses deux mains à la taille de Marguerite et appuya longuement sa bouche sur sa bouche. Mais il faisait ce geste sans se perdre de vue, et surtout pour que son amie s'anime et s'émeuve : « Que mon baiser, à cette minute de l'adieu, éveille en elle un désir, elle évoquera ma présence et ce sera le commencement de l'amour", pensait-il.

— Comme il est tard, Raymond! Laisse-moi partir. Georges, mon fiancé, sera là ce soir. J'aurai peut-être pour lui un peu de bienveillance, puisque je suis heureuse; je penserai au secret que je lui cache. Entre lui et moi, ily aura toi, toujours. Mais lui ne soupçonnera jamais rien; les hommes sont si sûrs d'eux- mêmes. Cependant, maintenant, j'ai une raison pour le faire attendre, puisque je t'ai.

Après un dernier baiser, qu'elle cueillit elle-même, en fermant les yeux, elle partit sans se retourner, et disparut.

Raymond alluma une cigarette. Il avait encore aux lèvres et aux mains le parfum de l'amour..."

R. de Gourmont

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